Nacer Chadli: le Prince de Liège
Parti au beau milieu de l’adolescence de sa Principauté natale, Nacer Chadli revient quinze ans plus tard en héros dans la Cité ardente, qui l’élève au rang de citoyen d’honneur, l’été dernier. Itinéraire d’un Anderlechtois de couleur, mais Liégeois de coeur.
Il y a quelque chose de Snatch dans ce terrain vague. Le » campement de manouches « , ce » sac d’embrouilles « , déserté par les caravanes et un seul promeneur pour signe d’une vie qui vient de déguerpir sous les pattes de son animal de compagnie. Cette fois, pas de police à la recherche de criminels loufoques, mais un ersatz de Tommy, aussi fidèle qu’étourdi serviteur de Brad Pitt, alias Mickey one punch.
Nacer n’a jamais oublié d’où il vient. Je l’ai encore recroisé récemment à un tournoi de mini-foot, à Milmort. Il est venu me saluer. » Lis Van Lis, secrétaire de la JS Thier-à-Liège
L’homme, isolé parmi les mauvaises herbes, sort son chien mais n’a probablement pas la moindre idée de la terre qu’il foule. Vingt-quatre ans plus tôt, une jeune pousse frappe ses premiers ballons, là où son clébard choisit d’offrir une seconde existence à ses croquettes favorites.
» Il a commencé ici « , pointe Samira Chadli, soeur du gamin, Nacer, mais que ses potes préfèrent appeler Nass, façon rap américain. » On a déménagé dans le quartier quand il avait six ans, donc c’était parfait pour lui. Il a vu le terrain à côté de la maison et il a tout de suite dit que c’était là qu’il voulait jouer. »
Au FC Thier, soit à quelques centaines de mètres de la Jeunesse Sportive, entité qui englobera bientôt son voisin des hauteurs de Liège. Depuis, Nacer Chadli a battu des sentiers mais se ressource dès que possible près du grand rectangle de ses débuts, désormais à l’abandon. Au bout des pavés, il se balade, tranquille, avec son carlin et son husky.
» Dès qu’il a l’occasion, même si c’est pour une journée, il essaye de revenir « , assure Samira, travailleuse sociale qui taquine sur la notoriété de la famille. Lui dans le ballon, elle dans le » sans-abrisme « . Chacun son truc, avec une faculté commune à prendre sur soi. La signature du frangin à Anderlecht fait baver, jusque sur les réseaux de la fratrie.
» On a reçu des messages de fous furieux qui parlent de trahison et qui ne comprennent pas son transfert… » Une situation d’entre-deux cultivée par l’ex-Monégasque, qui porte d’abord le maillot du Maroc avant de virer au noir-jaune-rouge, forgé par son éviction prématurée de l’Académie du Standard, club qu’il n’hésite pas à aller voir.
» C’est normal que j’hésitais « , dit le principal intéressé à l’aube du Mondial brésilien, à propos de sa courte aventure chez les Lions de l’Atlas. » J’ai du sang marocain, ma famille est originaire d’Oujda et je n’ai pas une tête à m’appeler Albert. » Et si ses orteils sévissent actuellement dans la capitale, son coeur bat bien pour la Cité ardente.
Foot et vélo
Une bâtisse quelconque, une rue sans histoire et un quartier paisible. En ce temps de midi, Samira laisse son imposant 4×4 noir le long du trottoir pour faire le tour du propriétaire. Les joies du but de Nacer contre le Japon remontent déjà à plusieurs mois, mais les voisins ne lâchent pas l’affaire. Au balcon, un drapeau de la Belgique, gratifié d’un Diable qui semble préparer un mauvais coup, démontre que tout le monde n’est pas encore redescendu de son nuage russe.
» Ils y tiennent à celui-là « , sourit la grande soeur, dont les yeux retranscrivent l’empathie. De là-haut, la vue doit être imprenable sur le petit terrain situé juste en face. Le grillage, probablement refait à neuf, a dû subir les balles vindicatives des minots du coin, décidés à transpercer les filets inexistants des buts de handball, barrés de rouge et de blanc.
Parmi eux, des anonymes juvéniles qui défient la seconde moitié des nineties pour mieux percer l’an 2000. La génération 89 d’ Axel Witsel et Nacer Chadli, et celle de 87, représentée par Jonathan Legear et Kevin Mirallas.
» Nacer jouait ici tous les jours avec ses amis du quartier. C’étaient des garçons assez calmes, plutôt sages, toujours avec le ballon au pied. Nous, les filles, on les observait de notre banc mettre des raclées. En été, des adultes venaient parfois les affronter, mais ils se faisaient ramasser « , rigole encore Samira, postée sur le sentier Matraîfosse qui longe le pré, protégé par les bois, à deux pas du cimetière de Sainte-Walburge.
» On était une bande de quatre ou cinq. Nos après-midis se résumaient à ça : du foot et du vélo, parce qu’on n’avait pas de voiture. Et quand on était en classe, on jouait aux cartes « , rembobine un ami d’enfance, Anthony Savoca.
» On jouait comme des forcenés « , embraye un autre, Jonathan Robaye. » On ne sentait pas la fatigue : le foot, c’était partout et tout le temps. Ça nous arrivait même de passer la balle au-dessus des voitures. » Le long de l’autoroute, un peu plus loin à Vottem, le fief d’Axel Witsel, les joyeux drilles tapent la gonfle des heures durant. Mehdi Carcela, du même âge, monte de Droixhe, pour l’occasion.
Semelles à Vottem
» J’ai la technique des quartiers : des semelles et des prises de balle que l’on apprend en jouant dans les agoras […] de la région. Avec mes amis de la cité de Vottem, où j’ai grandi, on allait défier les gars d’Ans ou de Droixhe. On faisait des cinq contre cinq et l’équipe qui perdait quittait le terrain. Avec Jonathan et Nacer, mes deux meilleurs amis, je peux vous assurer qu’on le quittait rarement « , atteste Witsel fils, début 2009, qui n’enchante pas le paternel, Thierry, en descendant parfois au FC Lidl, célèbre pour avoir recueilli d’autres tricoteurs de cuir qui répondent aux noms de Christian Benteke ou Zakaria Bakkali.
Aujourd’hui délabrée et délaissée aussi bien par le supermarché à l’origine de son pseudonyme, détruit depuis, que par les jeunes de Bressoux-Droixhe, qui portent les maillots de leurs idoles mais préfèrent une enceinte flambant neuve au milieu des immeubles aux étages interminables, l’arène voit alors les talents défiler. La majorité attire les regards des recruteurs rouches, enclins à mettre le grapin sur des diamants bruts, formés à l’art de la rue.
Louis Van Lis se charge de l’accueil, en bon délégué des U13 du Standard. Tous répondent à l’appel. Axel, Mehdi et Nacer. » C’était un gentil garçon. Il n’a jamais posé de problème. C’est quelqu’un de tellement discret, poli et tout « , se sent obligé de justifier le secrétaire de la JS du Thier-à-Liège. » À l’époque, je faisais les trajets avec son papa. Nacer n’a jamais oublié d’où il vient, il a donné un coup d’envoi alors qu’il évoluait à Tottenham et je l’ai encore recroisé récemment à un tournoi de mini-foot, à Milmort. Il est venu me saluer. »
Maintenant qu’elle a englouti son Football Club de voisin, la Jeunesse Sportive du Thier, qui forme également le jeune Legear, bénéficie d’infrastructures à faire jalouser ses opposants du dernier niveau des séries provinciales liégeoises. À une centaine de mètres du domaine familial des Chadli, le terrain de l’équipe qui arbore les couleurs de la Roumanie se situe à la frontière de la Cité ardente. » Ici, on est à Liège, et juste de l’autre côté de la route, les lotissements que vous voyez, c’est Vottem « , s’amuse un membre du club, installé dans la buvette qui donne sur la pelouse.
Sabots d’Hélène
Trop peu pour éloigner Witsel de Chadli. Au Sart-Tilman, le premier se place récupérateur, derrière le second, numéro 10, qui deviendra plus tard son témoin de mariage. Aux Sabots d’Hélène, quand il s’agit de reprendre des forces et de casser la croûte, ils s’assoient évidemment à la même table.
» Je me souviens de notre première rencontre. C’était il y a plus de dix ans. Nacer était assez réservé et il avait bien sûr été ramené chez nous par Axel, avec qui j’ai créé un vin, ce qui n’est un secret pour personne. Depuis, on a gardé cette idée de partager un moment ensemble, dès qu’ils reviennent dans le coin, que ce soit avec leur club ou l’équipe nationale « , raconte Marc Carnevale, visage d’un restaurant renommé en Principauté et au-delà, pour une clientèle qui relève du gratin le plus fin, des footballeurs aux » vedettes du show-biz « , telles que Laurent Gerra. C’est dire.
Au coeur du monde de la nuit liégeois, au détour des pavés mouillés du Carré, l’enseigne reçoit régulièrement les Chadli, avec simplicité et distinction. » C’est une charbonnade, Monsieur « , tient à préciser le patron des lieux. » Nacer, c’est mon pote. Dès qu’il peut venir chez moi, il le fait. C’est un Liégeois, qui est né là et qui a ses habitudes. Même s’il vit désormais à cent kilomètres d’ici, c’est déjà la maison pour lui. Il sait que s’il veut une salade spéciale, sans sauce, il sera vite servi, comme il aime. J’ai vu passer beaucoup de célébrités et Nacer, lui, n’a pas changé. Il est toujours resté le même. »
Au point d’offrir une valise entière de maillots des Spurs dédicacés aux Restos du Coeur, selon le » chef des stars « . Un mec qui n’a pas le melon, donc, et qui met également en jeu une énième liquette blanche des Londoniens pour le compte d’une tombola organisée par l’ASBL de sa grande soeur, Samira. Ironie du sort, la » vareuse » de celui qui prête une attention toute particulière à sa ligne a terminé, aux dernières nouvelles, dans les mains maladroites d’un amateur d’andalouse…
Prêt-à-porter
Il y a des taches qui ne partent pas au lavage. Les deux trajectoires d’Axel Witsel et Nacer Chadli se séparent, elles, à l’adolescence. Le gosse a seize ans quand le Standard lui montre la porte, en 2005. Un an plus tard, son ami d’enfance remplace Steven Defour et réalise leur rêve. Lui, traverse quotidiennement la Meuse pour rallier le MVV Maastricht. Le début des galères : » Monsieur Dessy ( le directeur de l’Académie RLD à l’époque, ndlr) a annoncé à mon entraîneur que je n’avais pas le niveau pour passer en Juniors. Je m’y attendais un peu car j’avais été écarté à la Noël et demandé ses raisons. Il m’a expliqué que j’étais habile techniquement mais que je n’avais pas la mentalité pour devenir pro « .
On a reçu des messages de fous furieux qui parlent de trahison et ne comprennent pas son transfert. » Samira Chadli, sa soeur
Dans sa maison du Thier-à-Liège, il fait part de son hésitation à raccrocher les crampons. » On était à table, en train de souper « , décrit Samira. » Il a pris la parole : Je crois que je vais arrêter le foot. On lui tous répondu Non, en coeur. Non pas parce qu’on avait des vues sur une future carrière professionnelle mais parce que pour lui, tout tournait autour du foot. Il a dit ça sur un coup de tête, comme on peut le faire quand on a un coup de mou. Je crois d’ailleurs que c’est l’un des seuls de sa vie. Il a un mental d’acier, un vrai. Il est parti vivre seul, du jour au lendemain, aux Pays-Bas. La seule exigence qu’on avait, c’était qu’il décroche son diplôme du secondaire. »
À Sainte-Véronique, collège à quelques encablures du jardin botanique qui valide les inscriptions en sport-études de quatre Diables du voyage en Russie (Meunier, Fellaini, Witsel et Chadli), il se fait une promesse avec son gars sûr, Anthony Savoca. » Depuis l’école, on voulait monter un truc ensemble. À la base, on voulait que ce soit une boîte de nuit, mais c’était un délire de jeunesse. On s’est finalement décidé à lancer notre propre magasin de vêtements. »
» Shaza » naît à Neupré, une commune plus huppée, à la hauteur de la gamme souhaitée par les deux entrepreneurs, bercée par la Route du Condroz et ses conducteurs de grosses cylindrées un poil pressés.
Un été 2016 difficile
Là, l’ailier de Twente croise un crack en devenir. Casquette vissée de travers, tee-shirt rose avec inscription en anglais – If your girlfriend says she loves you, check it out, Nacer Chadli s’adresse le plus simplement du monde à un Edmilson Junior intimidé : » Il faut beaucoup travailler et tu vas voir, tu vas progresser. Ton niveau va augmenter « .
La scène, filmée par les caméras ertébéennes de Tout ça ne nous rendra pas le Congo, qui suivent leur agent de l’époque, Daniel Evrard, marque à jamais le Belgo-Brésilien, animé par la même histoire, la même envie que son grand frère de coeur, à qui il rend hommage en portant le même numéro 22, à Sclessin.
Les visiteurs de prestige défilent. Axel Witsel, bien sûr, mais aussi son coéquipier d’Apeldoorn, Dries Mertens, ou le buteur bruxellois des Rouches, Michy Batshuayi. Puis, Shaza déménage en plein centre, dans les galeries à l’ombre de l’Opéra Royal de Wallonie, immaculé de blanc. Cette fois, Nacer déchante, laisse gagner la concurrence et glisse la clé sous le paillasson, en août 2016.
Un été difficile, qui le prive aussi d’EURO, mais qui ne le distance certainement pas de ses bases. » Malheureusement, ça n’a pas marché, mais ce n’est pas impossible qu’on le refasse « , reprend Savoca. » Nacer a à coeur de s’investir chez lui, dans sa ville. «
Tous propos recueillis par Nicolas Taiana, sauf ceux de Nacer Chadli, Axel Witsel et Jonathan Robaye, issus de magazines déjà publiés.
Citoyen d’honneur
Une contre-attaque éclair et une explosion de joie à faire grimper l’échelle de Richter. Le 2 juin 2018, en huitièmes du Mondial, Nacer Chadli offre une victoire inespérée aux Diables Rouges, tombeurs sur le gong de Japonais joueurs. Le genre de moment de magie où chacun se rappelle où il l’a vécu.
Forcément, le clan Chadli le fête à Liège. Si Samira, la grande soeur, ne se rend pas compte de suite que le buteur prodigue n’est autre que son frère, Anthony Savoca se souvient d’un instant » magnifique, presque irréel » : » Quand il a marqué, c’était un truc de fou, encore plus parce que c’est mon gars, mon pote. Tout le monde ne lui parlait que de ce but, comme s’il n’y avait eu que ça et que l’élimination contre la France n’avait jamais existé « .
Le paradis, en somme. Samira : » Au-delà de son but, je pense que c’est le seul moment où tout le monde s’est senti belge, avant tout. Il n’y avait pas de Flandre, pas de Wallonie « . Pour ses services rendus, et ses qualités insoupçonnées de fédérateur, Nacer Chadli est fait dans la foulée citoyen d’honneur de la ville de Liège par son bourgmestre, Willy Demeyer (PS).
Celui qui a dû quitter son fief natal pour rallier Maastricht, puis Apeldoorn au deuxième niveau néerlandais, contre la modique somme de 7.600 euros (payables en deux fois), récolte les fruits d’un travail de longue haleine. Un parcours tracé à la sueur, notamment grâce à son coach personnel Rubinelson, globetrotter passé par le Standard, l’Antwerp ou le RWDM qui travaille alors pour Daniel Evrard et transforme sa » carcasse de poulet » en distributeur de » chocolats « .
Avec, une première récompense, celle de participer au Mondial brésilien, qualification qu’il fête avec Steven Defour et Axel Witsel au Fiesta Club de Boncelles, tandis le reste des Diables se pavane dans le branché Havana Club de la capitale. Logique. L’été dernier, il pénètre dans l’antre de l’Hôtel de Ville liégeois, lunettes sur le nez, chemise blanche de rigueur et coiffure » sac poubelle « , comme l’appelle sa soeur, pour avancer quelques mots, gêné, mais fier.
» Pour moi, c’est un immense honneur de recevoir cette distinction, ainsi que d’avoir ma famille à mes côtés « , confesse-t-il à l’assemblée, réunie en nombre pour célébrer l’un de ses fils prodigues. » Il n’avait rien préparé, et c’est quand même quelqu’un de timide « , poursuit Samira. » Il l’a fait au feeling, il n’a dit que quelques phrases, mais il était super content. On a toujours besoin de reconnaissance, même si ce n’est pas nécessairement le type de consécration que recherchent les footballeurs. Pour qui que ce soit, un petit merci fait toujours du bien. »
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