L’Union Saint-Gilloise en déplacement à Anfield, le stade mythique de Liverpool: « Là-bas, tu peux te sentir minuscule »
En déplacement à Liverpool, les joueurs de l’Union fouleront la pelouse de l’un des stades les plus mythiques au monde. Peut-être le plus mystique.
La mission a tout d’un baroud d’honneur. Une charge désespérée, que les Reds de Liverpool devront mener sans deux de leurs généraux. L’attaquant Roberto Firmino et, surtout, la star Mohamed Salah manquent à l’appel pour recevoir le Barça de Lionel Messi, déterminant lors de la manche aller de cette demi-finale de Ligue des champions avec un triplé ponctué d’un coup franc exceptionnel. Les tours précédents, jalonnés de plantureux succès contre Lyon puis Manchester United, n’ont pas posé de grands problèmes aux Blaugranas, désormais favoris dans leur quête d’une quatrième coupe aux grandes oreilles en dix ans, après une demi-finale aller maîtrisée et avant une finale qui s’annonce bien moins ardue face au vainqueur du duel entre les surprenants Ajax et Tottenham. Le numéro 10 argentin, injouable quelques jours plus tôt au Camp Nou, pense déjà à garnir sa copieuse armoire à trophées d’une cinquième version de la reine des coupes d’Europe.
Tu ne peux pas avoir la meilleure ambiance du monde et jouer d’une autre façon.
Battus 3-0 en Catalogne et privés de deux des trois membres de leur spectaculaire trident offensif – seul le Sénégalais Sadio Mané est présent au coup d’envoi – les Anglais n’ont, de leur côté, que leur cœur pour rêver. «Never Give Up», affiche le tee-shirt de Mohamed Salah, semeur d’espoir à défaut de pouvoir le récolter sur la pelouse. Après tout, la plus prestigieuse des compétitions européennes n’est-elle pas devenue coutumière des folles remontées depuis le 6-1 infligé par le FC Barcelone au PSG en réponse à un 4-0 inaugural au Parc des Princes? Le 7 mai 2019, Liverpool cherche en tout cas, dans tous les recoins, des raisons d’y croire.
Ce soir-là, il y a d’abord le sourire de Jürgen Klopp, l’entraîneur qui a réveillé Anfield Road. Dès sa première conférence de presse, débarqué dans un club où les rêves de victoire se vivaient surtout avec nostalgie, l’Allemand avait insisté sur l’importance du stade dans les succès des Reds. Klopp parle alors d’une équipe qui jouera «un football d’émotions», et précise: «C’est important à Anfield. On ne peux pas avoir la meilleure ambiance du monde et jouer d’une autre façon.»
Chant iconique des tribunes rouges, le «You’ll Never Walk Alone» entonné par tout le stade plante le décor d’une rencontre prête à passer à la postérité. Le meilleur joueur de la planète face à la meilleure ambiance du monde. Le but précoce du Belge Divock Origi anime la première période, mais le score reste trop timide pour les rêveurs. Jusqu’à ce que Georginio Wijnaldum agite les filets pour la deuxième fois, peu avant l’heure de jeu. Le grand tableau d’affichage d’Anfield Road n’annonce alors que 2-0, mais le dénouement final est presque devenu une certitude.
Pour raconter Anfield, le stade qu’il a eu le plus de mal à dompter dans sa carrière, Pep Guardiola évoque «quelque chose que vous ne trouverez dans aucun autre stade au monde». Dans la presse catalane, le coach de Manchester City jure que «leur slogan “This is Anfield” n’est pas un truc de marketing. A un moment, ils te mettent un but et tu as l’impression que tu pourrais en encaisser quatre de plus dans les cinq minutes qui suivent. Là-bas, tu peux te sentir minuscule.»
En cette soirée printanière, un Barça sonné encaisse le troisième but dans la foulée du deuxième, comme si le récit de Guardiola se déroulait de façon inéluctable. Wijnaldum fait encore monter l’ambiance d’un cran, et Divock Origi se charge de compléter la remontée fantastique en reprenant victorieusement un corner joué rapidement et à la surprise générale par Trent Alexander-Arnold. Le délire est total. Le «You’ll Never Walk Alone» entonné par le stade face à des joueurs enlacés au pied du célèbre Kop, la tribune la plus connue d’Anfield, fait frissonner même de l’autre côté des écrans. «This is Anfield.»
Un stade avant un club
Si le Liverpool Football Club est aussi intimement lié à son stade, c’est probablement parce que l’enceinte est son berceau. Normalement, ce sont les stades qui naissent d’un club. Ici, c’est le club qui est né du stade. Au milieu des années 1880, c’est effectivement pour le club d’Everton, également basé à Liverpool, que les premières pierres sont posées sur Anfield Road. Un loyer trop onéreux éloigne cependant les «Toffees» de l’enceinte et les amène à déménager quelques centaines de mètres plus loin pour élire domicile à Goodison Park. A la tête d’un stade mais orphelin d’équipe, le propriétaire des lieux décide alors de lancer un club pour fouler sa nouvelle pelouse, et donne naissance au Liverpool FC. Sans Anfield, pas de Reds.
Le lien est particulièrement fort, et croît au fil des années jusqu’à dépasser les soixante mille spectateurs lors des grands soirs de la star locale, Kenny Dalglish. Plus tard, quand l’enceinte ne comprend plus que des places assises, elle se limite à 54 000 sièges. Trop peu, pour les rêves de grandeur des nouveaux patrons américains qui prennent possession du club des rives de la Mersey au début du millénaire. Sur le site de Stanley Park, les propriétaires «made in USA» envisagent un stade de plus de septante mille places et se heurtent à la colère des fans, mais surtout à la crise économique de 2008. Plus de nouvel écrin au programme, mais une modernisation de l’actuel, pour le plus grand plaisir des pensionnaires historiques du Kop.
C’est donc toujours depuis leur tribune favorite que les plus fervents supporters des «Scousers» entonnent le «You’ll Never Walk Alone». Chanté dans de nombreux stades à travers l’Europe, du Celtic Glasgow à Bruges, l’hymne est devenu une référence locale quand un groupe de Liverpool, nommé Gerry and The Pacemakers, l’a repris pour en faire un tube. Depuis, chaque montée sur le terrain des joueurs est précédé par les baffles qui crachent les premières notes, rapidement étouffées par les gorges déployées comme les écharpes aux quatre coins du stade. «Toute ma famille ou mes amis venus me rendre visite disent que lorsqu’ils entendent ce chant, ça leur donne la chair de poule», racontait Simon Mignolet, quelques mois après sa signature chez les Reds. Avant de relativiser dans la foulée: «Les joueurs n’ont pas le même ressenti. Quand l’hymne retentit, soit tu es concentré sur ton match, soit tu es occupé à parler avec le coach ou un coéquipier. Tu ne l’entends donc pas vraiment.»
La paralysie d’Anfield
«Cette ambiance te porte. Elle te pousse à faire les efforts pendant nonante minutes», nuance le Français Bruno Cheyrou dans les colonnes du Parisien. Plus que sur les joueurs locaux, c’est sur les visiteurs qu’Anfield semble avoir un effet particulier. Pep Guardiola, roi incontesté de la tactique et des matchs maîtrisés dès leur préparation sur l’échiquier, a souvent vu le stade des «Scousers» balancer ses plans à la poubelle. En huit visites au pied des gradins rouges, le coach catalan n’a connu qu’une seule victoire contre bien des désillusions, dont une déconvenue rapide et historique en quarts de finale de la Ligue des champions 2018. Trois buts encaissés en trente minutes, des joueurs aux yeux hagards, perdus au milieu des cris d’un public en délire: même l’équipe la mieux organisée de la planète peut égarer sa boussole quand Anfield Road est sa destination.
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Ce soir-là, sur le banc de Manchester City, Mikel Arteta est aux premières loges. Devenu manager d’Arsenal, l’ancien adjoint des Cityzens n’est donc pas serein lorsqu’il débarque sur les bords de la Mersey, en novembre 2021, avec ses «Gunners», pourtant à la tête d’une belle série de huit matchs sans défaite en Premier League, dont un succès autoritaire dans le derby londonien face à Tottenham ou une victoire lors du périlleux déplacement à Leicester. Anfield, c’est encore autre chose, et Arteta le sait. Durant la semaine, il a préparé ses joueurs autant que possible, en installant de grands baffles au bord du terrain pour y diffuser le «You’ll Never Walk Alone» lors des séances d’entraînement. «Le plus important, à Anfield, c’est d’être en top condition sur le plan émotionnel pour être compétitif sur le terrain. Pour faire ça, vous devez savoir ce qu’est Anfield, justifie-t-il auprès de ses joueurs avant de leur en mettre plein les oreilles. Croyez-moi, c’est une expérience différente de tous les terrains sur lesquels vous avez joué en Premier League.»
Devant les caméras d’Amazon Prime, qui suit cette saison d’Arsenal dans le cadre de sa série All or Nothing, Arteta détaille ce sentiment particulier qui peut vous gagner sur la pelouse des Reds quand leur rouleau compresseur footballistique et sonore se met en route: «Quand leur public est dans cet état, il joue chaque ballon du match avec son équipe, et tu peux le sentir. Un jour, à Anfield, en plein match, je voyais juste des maillots rouges voler autour de moi. Je les entendais bourdonner, et j’étais sans réaction. J’étais comme bloqué physiquement et émotionnellement. Je n’ai ressenti ça qu’une fois dans ma carrière, c’était à Anfield.»
Leur slogan This is Anfield n’est pas un truc de marketing. Là-bas, tu peux te sentir minuscule.
Liverpool: le réveil à l’allemande
Au fil des années passées loin du haut du tableau, l’enceinte des Reds avait pourtant fini par redevenir un stade comme un autre. Apôtre d’un football spectaculaire et vertical, à l’origine de la renaissance des flamboyantes tribunes jaunes de Dortmund, Jürgen Klopp était le personnage idéal pour refaire de l’Anfield des grands soirs le stade le plus impressionnant du monde. Après les flatteries habituelles de la conférence de presse inaugurale, l’Allemand avait d’ailleurs rapidement souligné l’importance de cette symbiose perdue.
Dès son quatrième match sur le banc d’Anfield, conclu par une première défaite face aux Londoniens de Crystal Palace, le manager avait tiqué à la suite de la réaction de nombreux supporters après le 1-2 marqué par les «Eagles» à huit minutes de la fin du temps réglementaire: «Nous devons faire en sorte que personne ne quitte le stade une minute avant le coup de sifflet final, parce que tout peut encore arriver. C’est ce qu’on doit montrer au public.» Trois ans et demi plus tard, personne n’avait déserté l’enceinte malgré le plantureux avantage conquis par le Barça lors de cette fameuse demi-finale aller. Le réveil du stade est certainement l’œuvre de cet entraîneur à l’énergie contagieuse, capable d’embraser une enceinte endormie depuis le départ de l’icône Steven Gerrard, probablement le seul joueur capable de réveiller «son» Anfield lors de ses meilleurs jours. Dans l’une de ses déclarations passées à la postérité, l’ancien capitaine des Reds – aujourd’hui entraîneur d’Al-Ettifaq en Arabie saoudite – avait insisté: «Au moment de ma mort, ne m’amenez pas à l’hôpital, amenez-moi à Anfield. Je suis né à Anfield et j’y mourrai.»
Jürgen Klopp, lui, n’est pas né sur les bords de la Mersey, et ne cesse de ressusciter ses Reds. Au cœur de l’hiver 2021, subissant sans doute le contrecoup de son premier titre de champion d’Angleterre en trois décennies, son Liverpool enchaîne une longue série de huit matchs sans victoire devant ses supporters, dont un cuisant 1-4 face au nouveau grand rival Manchester City et un humiliant 0-2 dans le derby contre Everton. Officiellement, la série (la plus longue du club depuis 1954) prend fin lors d’un huitième de finale de Ligue des champions contre Leipzig, mais le retour du Covid avait délocalisé la rencontre en Hongrie, forçant les Reds à disputer ce match à «domicile» à la Puskàs Aréna de Budapest. Dans les faits, c’est le 10 avril qu’un but de Trent Alexander-Arnold, dans les arrêts de jeu contre Aston Villa, met un terme à cette sécheresse devant un Anfield qui sonne creux à cause du huis clos sanitaire. Depuis, le public est revenu, et Liverpool n’a presque plus perdu chez lui. Trois fois, seulement, lors de ses 63 dernières apparitions au pied du Kop, dont deux en Ligue des champions.
La Belgique entre tourisme et exploit
C’est justement la scène européenne qui amène l’Union Saint-Gilloise de l’autre côté de la Manche. Les Bruxellois seront seulement le cinquième club belge à connaître le privilège de fouler la mythique pelouse d’Anfield. Ni Anderlecht, ni Bruges, ni le Standard, ni Genk ne sont revenus d’un voyage sur la rive rouge de la Mersey avec une victoire dans les valises. Les Rouches de László Bölöni n’étaient pas passés loin, emmenant même les Reds jusqu’aux prolongations avant d’être piégés par un but tardif du Batave Dirk Kuyt, en 2008. Ce soir-là, malgré les 44 000 supporters présents dans les tribunes pour pousser l’équipe locale vers la Ligue des champions, les visiteurs liégeois avaient fait entendre leur voix entre le «You’ll Never Walk Alone» et les «Liverpool», confirmant le témoignage de l’ancien manager des «Scousers» Gérard Houllier sur les soirs de Ligue des champions à Anfield: «Pour les soirées européennes, les billets sont plus chers et les fans viennent d’un peu partout, pas seulement de Liverpool. C’est un public international, un peu plus spectateur. Les joueurs le ressentent un peu. Pour les fans locaux, le moment fort de l’année reste toujours le match contre Manchester United et, à un degré moindre, le derby face à Everton.»
Pour les visiteurs, par contre, chaque visite dans la ville des Beatles reste un moment à part. Dernier club belge à avoir passé une soirée continentale dans l’enceinte des Reds, un Genk alors coaché par Felice Mazzù avait alors rejoint Liverpool avec son groupe de joueurs au complet, malgré l’impossibilité de tous les inscrire sur la feuille de match. En difficulté en championnat, balayé par Salzbourg puis les Reds sur la scène européenne, le Racing avait saisi l’occasion pour «profiter de ce voyage», pour reprendre les termes de l’entraîneur hennuyer. S’il précise que ses hommes ne sont «pas venus en touristes», et que les Limbourgeois le prouvent en accrochant longtemps les locaux au marquoir (2-1, score final), le voyage vers Anfield garde des airs de pèlerinage.
Restés sur leur faim de grandeur malgré une dernière campagne très aboutie en Europa League, conclue en quarts de finale au bout d’une saison de voyages entre Glasgow, Berlin, Braga, Malmö et Leverkusen, les Saint-Gillois ont ainsi exulté dans l’avion du retour de Suisse après la qualification face à Lugano, quand ils ont appris que Liverpool ferait partie de leurs adversaires en phase de poules.
Il leur reste désormais à tenter d’apprivoiser un antre qui s’annonce bien loin de l’ambiance des grands soirs. Habitués aux soirées de Ligue des champions depuis six saisons, les fans des Reds ne devraient pas se bousculer pour assister à cette première soirée d’Europa League fixée à Anfield depuis 2016. Le 5 mai de cette année-là, en demi-finale retour de la compétition, Liverpool n’avait laissé aucune chance à Villarreal, retournant rapidement la courte défaite de l’aller (1-0 en Espagne) avec un succès autoritaire. Dortmund, Manchester United et Augsbourg étaient également tombés dans le chaudron rouge lors des tours précédents, à chaque fois devant plus de quarante mille spectateurs reconquis par les premiers mois de Jürgen Klopp à la tête de l’équipe. Un peu plus tôt, ils n’étaient «que» 37 000 pour accueillir les Suisses de Sion, premiers adversaires de la campagne continentale. Il faut dire que contrairement à Barcelone, l’Union ne débarque pas à Anfield avec le meilleur joueur du monde. Tout en espérant certainement retraverser la Manche avec plus de bons souvenirs que de buts encaissés.
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