Les Ultras montent au créneau contre la loi football: « On ne peut pas se débarrasser de nous aussi facilement… »
Les Ultras de Belgique montent aux barricades. En temps normal, ils se détestent mais ici, ils font front contre une loi qu’ils considèrent répressive. Leur collectif se compose d’une vingtaine de représentants de groupes de D1A, D1B et des séries amateurs.
Dans la vie quotidienne, Pierre (35 ans), Nico (35 ans) et Sébastien (41 ans) sont des intellectuels qui ont un boulot, mais après 17 heures et le week-end, ils retirent leur costume pour encadrer la Mauves Army (Anderlecht), les Ultras Inferno (Standard) et les Storm Ultras (Charleroi). Un ministre a dit un jour qu’ils étaient les hooligans de demain. Eux se considèrent comme les membres d’une sous-culture qui peut élever les tifos et autres créations visuelles au rang d’art. Bien qu’ils assurent le spectacle depuis deux décennies, certains continuent à les mépriser. « Un politicien bruxellois a osé dire que pour résoudre le problème dans les stades, il fallait lâcher les chiens dans les tribunes », dit Sébastien, plus connu sous le pseudonyme de Skull. « Comme si les chiens faisaient la différence entre un supporter normal et un Ultra. »
On peut tomber amoureux d’une autre femme, pas d’un autre club.
Sébastien
À leur façon, les Ultras se sont fait une telle place dans le monde du football qu’ils sont capables de faire bouger les choses. Dans un passé récent, ils sont intervenus avec succès lorsque Eleven Sports projetait de planifier des matches le lundi. Cette fois, ils se mobilisent contre un avant-projet de loi qui doit déboucher sur un changement de la loi-football. Dans un nouveau cadre juridique, on infligerait des amendes plus salées et des interdictions de stade plus longues pour l’usage d’objets pyrotechniques. Selon eux, une lettre ouverte à la Ministre de l’intérieur Annelies Verlinden serait restée lettre morte. Ils font donc appel aux médias pour mettre un coup de pression. « En comparaison avec nos pays limitrophes et la Scandinavie, c’est un pas en arrière », dit Nico, des Ultras Inferno. « Les années précédentes ont démontré les limites d’une politique répressive. Au début des années 2000, il y avait cinq groupes d’Ultras en Belgique. Maintenant, malgré la répression, chaque club a le sien. On ne pourra pas nous étouffer comme ça. »
Le 6 août, via Facebook, le collectif a écrit une lettre ouverte au Ministère de l’Intérieur. Elle a trait à une nouvelle loi-football. Vous mettez surtout en exergue le manque de concertation et le durcissement des sanctions.
SÉBASTIEN: Il y a quinze ans, seuls deux fous parmi nous voulaient engager le dialogue avec les politiciens, mais aujourd’hui, nous sommes prêts à discuter librement. Or, on nous considère comme des enfants, ce qui engendre un certain comportement. Nous ne menaçons pas, mais notre message aux autorités est clair: asseyez-vous à table avec nous avant que nous ne bloquions tout. Ce ne serait pas la première fois que des Ultras interrompent un match, ferment une tribune ou manifestent contre leur président… Les autorités ont une belle occasion d’entamer le dialogue avec un partenaire fiable et bien organisé. Nous pouvons mettre sur pied un projet pilote avec une ligne de conduite, des directives sur ce qui est autorisé ou pas, ainsi que des rapports intermédiaires.
PIERRE: Nous avons envoyé un communiqué, nous accordons des interviews et à l’avenir, nous interpellerons peut-être les parlementaires. Nous sommes prêts à faire des concessions et à céder un peu de notre liberté. Nous sommes capables de vivre notre passion dans un cadre strict, mais notre patience a des limites.
SÉBASTIEN: Nous ne comprenons pas le timing ni pourquoi on resserre soudain la vis.
En cas d’infraction, les sanctions seraient doublées…
SÉBASTIEN: C’est ça. Est-il normal de devoir payer une amende de mille euros et d’être interdit de stade pour deux ans au moins après avoir craqué un fumigène dans un stade. Un ivrogne au volant qui a deux pour mille dans le sang s’en tire mieux.
NICO: Les moyens pyrotechniques ont toujours été la cible de la loi-football. On en est arrivés au point où on doit allumer des torches dans un coin du stade avec une cagoule sur la tête. Et là, le risque d’accident est bien plus élevé.
« Un club plein de pognon et avec un coté élitiste, ça ne marche qu’un temps »
Au cabinet de la Ministre Verlinden, on affirme vouloir démontrer qu’ambiance ne rime pas avec moyens pyrotechniques puisque c’est autour de cela que s’articule vos protestations. Est-ce vraiment impossible? N’y a-t-il pas d’autres sujets de société dans le football qui mériteraient davantage d’attention?
SÉBASTIEN: Il y a plusieurs années, nous avons déposé plus de 150 plaintes auprès de la Direction générale de l’Inspection économique parce que nous estimions qu’il n’était pas normal que les supporters locaux payent dix euros pour une place debout tandis que les visiteurs payaient plus de vingt euros pour les mêmes places. Et nous avons obtenu gain de cause. Maintenant, nous plaidons pour le maintien des moyens pyrotechniques dans nos blocs respectifs. Je ne dis pas que nous voulons supprimer la loi-football, mais elle doit être adaptée à l’époque à laquelle nous vivons.
PIERRE: Personne n’est venu nous demander pourquoi nous tenions tellement à cela. Pourquoi nous accompagnons les joueurs à l’entraînement et avant les matches importants en déplacement avec des feux de Bengale. Ça fait partie de notre culture et pour la comprendre, il faut étudier le sujet de manière approfondie. Nous pensons que la Pro League ne veut qu’un certain type de spectateurs dans les stades. Ils veulent des gens sagement assis sur leur siège, avec un sachet de pop-corn et un coca en main, qui consomment. Ils tentent de monter les fans les uns contre les autres en nous faisant passer pour des types dangereux.
NICO: Voyez ce qu’il s’est passé au PSG. À force de répression, on a démantelé la tribune Auteuil, mais le club a dû faire marche arrière. Ils ont compris qu’un club plein de pognon et avec un coté élitiste, ça ne marche qu’un temps. À terme, ce n’est pas tenable. Les clubs constatent de plus en plus qu’il vaut mieux avoir de l’ambiance qu’un stade qui ressemble à une salle de cinéma.
Dans certains clubs de supporters, on pense qu’à terme, l’objectif est de bannir les supporters visiteurs, ce qui coûterait moins cher aux clubs et aux autorités…
SÉBASTIEN: ( Il approuve) Tout est mis en place pour exécuter ce plan. Il faut savoir que les responsables de la sécurité et les services de police frémissent à l’idée de maintenir l’ordre face à 400 fous de n’importe quel club. Les clubs, eux, ne devraient plus dépenser d’argent pour le maintien de l’ordre ou pour défrayer les stewards. De plus, ils gagneraient de la place pour leurs supporters. Dans cent ans, on froncera les sourcils: « Vous alliez vraiment supporter votre équipe en déplacement? » ( Il rit). Quelle est la prochaine étape? Nous ne pouvons plus fumer, emmener de drapeaux… Dans certains stades, les tambours sont interdits. Les autorités doivent cesser d’utiliser les stades comme des labos à ciel ouvert pour faire des expériences sociales.
Dans ce débat, les clubs ne se sont pas encore prononcé. Aucun d’entre eux ne vous a soutenus.
PIERRE: La saison dernière, après la victoire au Standard, nous avons attendu le bus des joueurs avec des feux de Bengale et aucun dirigeant ne nous l’a reproché. Je ne souviens pas qu’un de nos clubs aient dit que nos actions posaient problème et mettait les chauffeurs du car en danger.
NICO: Tous les joueurs vous diront que quand le stade est en feu, ça les motive.
SÉBASTIEN: De façon officieuse, on nous dit qu’on apprécie notre folklore, mais qu’ils sont liés à la loi. Bientôt, les clubs devront se positionner: ou ils nous soutiennent, ou ils soutiennent la loi-football et ils sont contre nous.
NICO: Les clubs ne peuvent pas s’opposer à la loi, mais ils sont demandeurs d’un encadrement lors de l’utilisation d’engins pyrotechniques. Et ils savent surtout qu’ils ne peuvent pas se débarrasser de nous aussi facilement…
« Un Ultra vit dans sa tribune, c’est l’endroit où il se sent le mieux »
Au propre comme au figuré, les Ultras prennent de la place dans un stade. On vous craint et on vous respecte? N’est-ce pas paradoxal?
PIERRE: On nous apprécie, mais les gens qui ne viennent jamais au stade ne nous comprennent pas. Après les attentats de Charlie Hebdo, les politiciens ne parlaient que de liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, nos collègues du Standard déroulaient le fameux tifo avec la décapitation de Steven Defour et les mêmes politiciens trouvaient qu’ils étaient allés trop loin. N’est-ce pas contradictoire?
NICO: Nous avons dû nous expliquer à l’hôtel de ville de Liège. Ces gens pensaient rencontrer une bande d’alcooliques et de drogués, mais ils ont été surpris d’avoir affaire à des gens avec du contenu. On voit que les Ultras sont encore méconnus.
Peut-on dire que les Ultras sont le dernier barrage contre le foot-business? Vous incarnez le caractère populaire du football. Que serait le football sans les Ultras?
SÉBASTIEN: Il serait arrogant de prétendre que sans nous, il n’y aurait plus de football. Le football existait avant les Ultras et il n’est pas près de disparaître. La question est: « Est-ce que chacun se retrouve dans le football actuel? » Pendant un an et demi, on a pu voir ce que le football serait sans spectateurs et sans Ultras. C’était un monde dans lequel on entendait chaque touche de balle des joueurs…
NICO: Ce que le retour au stade signifie pour nous? Un Ultra vit dans sa tribune, c’est l’endroit où il se sent le mieux. Nous ne voulions revenir que lorsque le stade serait plein, afin que la fête puisse être totale. Les autres supporters attendent également notre retour. Je ne dirais pas que le football ne peut se passer des Ultras, mais on n’en est pas loin.
Rebelles, idéalistes et fanatiques
Beaucoup de gens ont une mauvaise image des Ultras. Quelles sont les valeurs fondamentales de votre mouvement?
SÉBASTIEN: Littéralement, Ultra signifie se dépasser, aller plus loin. Nous ne sommes pas parfaits, mais nous voulons nous dépasser par amour pour l’équipe et le club. Nous sommes à la fois rebelles, idéalistes et fanatiques. Nous sommes des enthousiastes portés par la passion et la liberté. Nous voulons qu’il y ait une symbiose entre ce qui se passe sur le terrain et dans les tribunes, même si nous constatons que l’écart entre les différents acteurs ne cesse de grandir. Dans une ville comme Charleroi, où les gens gagnent en moyenne 1.300 euros net, la réalité des supporters n’est pas la même que celle des joueurs, dont certains gagnent 50.000 euros par mois. Nous nous sentons néanmoins appelés à secouer les joueurs s’ils ne respectent pas nos valeurs. Pour nous, ce n’est pas la victoire qui compte. On peut changer de femme, mais pas de club.
Par le passé, la presse, les autorités et les services de sécurité se méfiaient des Ultras parce qu’ils ne les connaissaient pas. Aujourd’hui il y a une sorte d’ouverture.
SÉBASTIEN: Elle est venue des deux côtés. Nous avons commis l’erreur de nous replier sur nous-mêmes tandis que les autorités et d’autres nous considéraient comme des idiots. On dit que nous ne connaissons rien de la vie car nous sommes soi-disant pas des intellectuels. Je lutte contre ce cliché. Voyez de quoi sont composé les groupes d’Ultras: il y a de nombreux universitaires parmi eux. En fait, c’est un mélange de la société. Vous pouvez y trouver le médecin qui soignera le cancer de votre mère, votre chauffagiste, votre agent immobilier, votre boucher, votre banquier…
Pendant l’année et demie où les stades sont restés vides, avez-vous pris le temps de faire une introspection sur le mouvement ultra et votre rôle en général?
SÉBASTIEN: Je ne peux pas parler pour les autres groupes, mais nos idéaux n’ont pas changé. Il y a deux semaines, j’étais présent contre l’Antwerp et j’ai constaté que mes gars aimaient toujours les pyros, qu’ils aimaient toujours chanter et qu’ils faisaient toujours danser le stade. En 2021, on apprécie toujours notre façon de supporter. Je le répète: notre légitimité, nous la devons aux gens qui nous entourent. Si nous étions des crapules, les clubs ne nous reconnaîtraient pas et nos propres supporters nous siffleraient. Ils nous suivent par respect, pas par crainte. Pour le vingtième anniversaire des Storm Ultras, le club, la ville, les services de police et des journalistes nous ont envoyé leur voeux. L’auraient-ils fait si nous n’étions pas crédibles ou si nous étions débiles?
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