Les derniers clubs de village en voie de disparition: comment ils survivent malgré tout
A l’heure des fusions, des écoles de jeunes labélisées et des terrains synthétiques, certains clubs de village tentent de faire perdurer le football d’avant.
La route cesse soudain de tourner, offrant une longue ligne droite campagnarde qui ressemble à une invitation à l’évasion. Avant d’emprunter ce chemin qui caracole vers la province de Liège voisine, il faut soigneusement se faufiler entre les voitures accumulées des deux côtés de la chaussée, trop nombreuses pour un parking conçu pour les audiences confidentielles. Planté au beau milieu des bourrasques pluvieuses de novembre, le duel de troisième provinciale entre Jandrain et Bierges, deux équipes loin des sommets du classement, n’a pourtant pas l’attrait d’une rencontre à guichets fermés.
Un terrain qui sautille malgré le passage du rouleau en fin de matinée, après le match de l’équipe réserve, et un choix périlleux pour les deux capitaines, réunis autour de l’arbitre dans le rond central: vaut-il mieux attaquer vers la buvette, avec la pente mais contre le vent, ou profiter de l’appui d’Eole quitte à braver des pourcentages pyrénéens à chaque offensive? Jandrain connaît son terrain et ne fait pas de jaloux, avec deux buts plantés dans chaque mi-temps. Diable Rouge éphémère, ancien talent majuscule du football belge à la carrière abrégée par les coups de sang et les blessures, le coach Frédéric Pierre affiche sous son bonnet, indispensable allié sur un banc de touche posé au milieu des champs, le sourire des dimanches victorieux.
Il y a un vrai côté social dans ces équipes qui parviennent encore à attirer des spectateurs le dimanche après-midi.
Pourquoi certains clubs de village pensent à la fusion
Le succès se savoure comme les bières pour un club dont les joueurs arborent fièrement le nouveau blason, un char d’assaut entouré de rouge et de bleu pour raconter l’histoire d’une localité qui a servi, au printemps 1940, de champ de bataille au premier affrontement de chars de la Seconde Guerre mondiale. S’ils avaient cherché un autre clin d’œil, les Jandrinois auraient pu choisir un phénix. Entre saisons engluées dans le bas de tableau de la dernière division du football brabançon, équipe en lambeaux souvent renforcée par des joueurs occasionnels toujours affiliés mais à court d’entraînements ou forfait général la saison dernière, l’avenir de ce club de la commune d’Orp-Jauche semblait effectivement compromis. La chronique d’une disparition annoncée, dans une entité qui a déjà perdu les blasons de Jauche ou de Folx-les-Caves depuis le début du siècle. «Tout le monde pensait que Jandrain suivrait, reconnaît le président Julien Gasiaux. L’ancien président d’Orp et Jandrain voulait d’ailleurs fusionner les deux clubs, mais Jandrain a voulu garder son autonomie.»
Un choix risqué qui aurait pu envoyer le matricule au cimetière, car seule l’équipe réserve portait encore le club sur le terrain la saison dernière. Le salut est venu d’un comité rajeuni et redynamisé, mais aussi d’une campagne de transferts abondante, marquée par l’arrivée d’une quinzaine de joueurs de l’Alliance Huppaytoise, club principal de la commune voisine de Ramillies.
« A Jandrain, on a retrouvé un réel engouement pour l’équipe première »
Brian Pierard est l’un d’eux. Habituel distributeur de caviars sur le terrain, une blessure le contraint à faire tout aussi agilement le lien entre le bar et la table de 421 pour des passes tout aussi décisives adressées à un public assoiffé. «A Jandrain, on a retrouvé un réel engouement pour l’équipe première, ce qu’on n’avait plus à Huppaye où le comité voulait se concentrer davantage sur les jeunes. Il donnait moins de moyens à l’équipe première et l’ambiance avait changé, justifie l’intéressé. On ne pouvait plus continuer là-bas, et on voulait surtout retrouver le côté familial qui se perdait de plus en plus. Jandrain était une évidence. On était une bande de copains qui ne souhaitaient pas être séparés mais nous n’avions plus de club. Comme ici, ils n’avaient pas d’équipe première, on pouvait tous y débarquer et trouver un point de chute non loin de chez nous.»
Dans un étonnant jeu de banquettes musicales, les joueurs d’Huppaye ont donc massivement rejoint Jandrain, remplacés par des joueurs devenus excédentaires à Orp qui voyait débarquer une toute nouvelle équipe principalement composée de joueurs de Walhain, autoritaire champion de cette P3D brabançonne quelques mois plus tôt. Des déménagements en série devenus courants au sein d’un championnat où l’amour du vestiaire semble parfois plus développé que celui du club. Plus petite province wallonne, le Brabant wallon est rapidement devenu un observatoire de l’avenir du foot amateur. A l’est de la province, le début du siècle a ainsi vu successivement s’éteindre les clubs de Jauche, Folx-les-Caves, Hélécine, Piétrain, Glimes, Sart-Risbart, Archennes ou Pécrot.
Mont-Saint-André, parmi les clubs de village d’exception
Dans les 27 communes de la jeune province, on ne recense désormais plus que 37 clubs de football. «En l’espace de 25 ans, j’ai vu disparaître l’équivalent d’une série entière», témoigne Stéphane Decock, entraîneur du club de Mont-Saint-André, qui aurait pu allonger la liste si son coach, depuis une bonne décennie, n’avait pas remué ciel et terrains pour reformer une équipe suffisante en quantité et en qualité avec l’appui d’un joueur devenu son bras droit et ami, Angelo Lentini. Un groupe d’amis pour constituer un vestiaire est la recette la plus efficace pour survivre sans être naturellement alimenté par une école de jeunes prolifique.
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Ancien joueur de nationale, champion de troisième provinciale avec son petit club de la commune de Ramillies au printemps 2020, le coach pourrait probablement boxer dans une autre catégorie mais confie «ne pas accorder d’importance à la gloriole personnelle» et avoir «une certaine empathie pour des petits clubs qui ne sont malheureusement pas aidés par la Fédération».
Au fil des années, les autorités locales se sont également installées dans le camp des adversaires, en privilégiant une logique simple à l’heure où les terrains synthétiques ont commencé à pulluler dans les communes brabançonnes: histoire de ne pas multiplier les subsides envers un sport déjà plus favorisé que ses concurrents, les clubs ont été encouragés à s’associer pour former une seule école de jeunes, là où certains ont été «favorisés» par leur statut de village phare de l’entité en recevant les indispensables aides pour des installations plus modernes parées d’une pelouse artificielle. Outil de formation plébiscité, le terrain synthétique est devenu un aimant à jeunes joueurs, contraignant de plus en plus de clubs à voir leurs équipes de jeunes se raréfier, puis disparaître. Les fusions deviennent alors souvent des assimilations, rassemblées autour d’un seul blason par commune. Dans 18 des 26 entités du Brabant wallon où roulent les ballons, un seul club est recensé.
« Parfois, je me dis que les petits clubs ne sont pas vraiment aidés »
Stéphane Decock, coach de Mont-Saint-André
Ramilies, l’exception
Ramillies, avec ses deux clubs, est une étonnante exception, normalement réservée à des communes plus peuplées comme celles de Braine-l’Alleud, Waterloo, Wavre, Tubize ou Jodoigne. Avec sa buvette et ses vestiaires flambant neufs, son éclairage qui permet enfin de situer deux terrains cachés derrière la rue principale du village, le club d’Huppaye s’y taille la part du lion, grâce à une école de jeunes que les autorités souhaitent accompagner et soutenir. Celui de Mont-Saint-André se contente du rôle de Petit Poucet, semblable à celui joué par Jandrain dans la commune voisine d’Orp-Jauche. Un poil à gratter qui avait joué son rôle à merveille en 2020, allant jusqu’à conquérir le titre au bout d’une saison raccourcie par la crise sanitaire et s’invitant en deuxième provinciale pour une saison qui a rapidement tourné au cauchemar. Dès le début, le ton avait été donné avec un déplacement dans la capitale, à Auderghem, où les locaux avouaient sans peine découvrir l’existence du petit club de la commune de Ramillies. Quelques années plus tôt et une division plus bas, c’est en dégainant leurs smartphones pour immortaliser la vétusté des infrastructures et l’état d’une pelouse rudimentaire que les Bruxellois avaient débarqué à Mélin, dans l’entité de Jodoigne.
A court de moyens financiers, incapable de constituer une équipe du niveau de cette division où les joueurs s’attirent parfois à des prix démesurés, Mont-Saint-André finit son aventure à l’échelon supérieur avec douze points, deux petites victoires, plus de cent buts encaissés et une déclaration incendiaire du coach de Perwez, large champion, qui déclare à la presse locale avoir affronté «Les héros du gazon» au soir d’une victoire 1-7, avant de demander un rectificatif pour limiter ces mots au terrain local et non à l’équipe adverse suite au tollé provoqué sur les réseaux sociaux.
Les mots ont blessé au sein d’un club sorti meurtri de l’expérience. «On s’était posé la question de cette montée, se rappelle Stéphane Decock. Finalement, elle avait été acquise après huit années de travail patient pour constituer progressivement une équipe de qualité, et tout s’est évaporé en une saison parce que beaucoup de joueurs sont partis avec la relégation, au bout d’une saison très difficile.» Si l’année suivante n’a finalement pas été le coup de grâce redouté, malgré un forfait en cours de saison faute de combattants en suffisance, c’est sur l’énergie d’une poignée de bénévoles et de joueurs attirés par la perspective de former une équipe entre amis que «MSA», comme on l’abrège dans les environs, s’est redressé.
Le tout au prix d’une somme de plusieurs milliers d’euros versée à la fédération pour amender son arrêt lors de la saison précédente. «Parfois, je me dis que les petits clubs ne sont pas vraiment aidés, souffle le coach des Brabançons. Pourtant, je pense qu’il y a un vrai côté social dans ces équipes qui parviennent encore à faire vivre un groupe de jeunes ou à attirer certaines personnes du village au bord du terrain le dimanche après-midi. Même sans payer les joueurs, si on n’a pas d’équipes de jeunes ou de sponsors, ça devient difficile de survivre.»
Le tracteur des Mélinois
Une commune plus loin, la figure de l’irréductible Gaulois est devenue l’image de marque du Royal Racing Club Mélin, qui cultive son image de villageois à travers le héros de Goscinny et Uderzo sur ses réseaux sociaux. A l’ombre de Jodoigne, qu’on présente comme «la capitale» dans la buvette mélinoise, le club survit tant bien que mal dans un rapport de force bien plus déséquilibré que celui que vivent Jandrain ou Mont-Saint-André. Jodoigne ayant gravi les divisions jusqu’à se hisser à l’échelon national, tous les jeunes joueurs ou les sponsors en quête de visibilité suffisante sont irrémédiablement attirés par le terrain synthétique ou les abords de son stade de la Cabouse. Encore vécue entre équipes fanion voici une petite dizaine d’années, la rivalité entre Mélinois et Canaris jodoignois se joue maintenant lors d’affrontements contre les jeunes de la RAS Jodoigne B, voire face au SC Jodoigne, un club créé par les anciens de la RAS au sein des installations de la Cabouse.
A Mélin, l’aide communale se limite à la tonte d’un terrain redouté par tous les adversaires de la série, tant il regroupe tous les ingrédients du traquenard: une pente sévère et irrégulière, une surface bondissante ou boueuse selon les saisons et des supporters principalement issus de l’équipe réserve ou du cercle d’amis des joueurs, capables de mettre le feu au figuré comme au propre lors des grandes occasions où fumigènes voire feux d’artifice sont de sortie à l’ombre de l’église du village. Le bilan annuel à domicile des Rouge et Noir charrie donc évidemment son lot de victoires, et permet au club de jouer fréquemment les premiers rôles au sein de cette P3D avec une ossature essentiellement constituée d’enfants issus de ce village d’agriculteurs, où les succès sont généralement fêtés dans un vestiaire d’un autre âge, une bière à la main et les notes du Tracteur dans les gorges. Morceau choisi: Et puis j’suis venu en tribune/Dans mon p’tit club de village/C’est une équipe sans fortune/Mais une équipe qui déménage.
On voulait surtout retrouver le côté familial qui se perdait de plus en plus.
« On a dû racheter le terrain nous-mêmes »
De déménagement au sens propre, il n’a jamais vraiment été question pour les Mélinois accrochés à leurs racines, même celles qui ont tendance à rendre piégeux le flanc bordé d’arbres de la surface de jeu. Au début de l’année 2021, pourtant, le terrain avait été mis en vente par ses propriétaires précédents, menaçant d’extinction un club qui est probablement celui qui tire le mieux son épingle du jeu en matière de survie, n’ayant jamais fait face à une saison avortée comme l’ont connue Jandrain ou Mont-Saint-André. «On a dû racheter le terrain nous-mêmes», souffle Jean-Claude Ruelle, correspondant qualifié d’un club où il a aussi longuement tenu le rôle de délégué de l’équipe première tout en officiant encore comme coach de la réserve du dimanche matin. La réalité d’un club qui survit avec une poignée de «comitards» voués à être des couteaux suisses, dans lequel le président Michel Massant était, par exemple, le coach de l’équipe lors de son dernier titre de champion, conquis en quatrième provinciale au printemps 2014.
Une petite décennie plus tard, une bonne partie des joueurs qui ont pris part au sacre sont encore là, au sein de l’équipe fanion ou pour les matchs de la réserve quelques heures plus tôt. Au club, on craint le jour où les plus jeunes, issus de l’une des dernières cuvées de la formation locale, rangeront les crampons, parce qu’il n’y aura sans doute pas grand monde pour venir leur succéder. En attendant ces temps d’incertitude, les qualités sont encore là mais l’ivresse des lauriers n’est plus à l’ordre du jour pour le club de la commune de Jodoigne.
«On joue pour participer au tour final, parce que ça donne de l’intérêt à tous les matchs jusqu’à la fin de la saison, mais on ne veut surtout pas monter, confie Jean-Claude Ruelle. On préfère largement recevoir nos voisins de Beauvechain ou d’Huppaye pour jouer des petits derbies que devoir faire un déplacement d’une heure jusqu’à Saintes ou Clabecq, de l’autre côté de la province. On a dû le faire une fois, et les deux seuls supporters qui avaient fait le déplacement, étaient Michel (NDLR: le président) et moi. L’important, c’est que le match du dimanche garde un aspect social et nous permette d’affronter des gens qu’on connaît, avec qui on aime discuter ou partager un moment à la buvette.»
Les clubs de village et la saveur du derby
Autour de ces trois communes qui ont encore un club de village survivant à côté de leur fanion phare, la réalité se raconte donc désormais autour d’entités à club unique, posé sur une pelouse synthétique plus ou moins récente selon la date de l’octroi des subsides. «La réalité est simple, reprend Jean-Claude Ruelle. Tout le monde veut un synthétique, je m’en rends compte quand je participe aux réunions du comité provincial. Et là, la réaction des autorités est toujours la même. Elles encouragent à faire des fusions parce que si elles donnent à un club, elles devront accorder aussi aux autres pour ne pas créer d’inégalité. Je pense que c’est pour ça que des clubs comme Orp ou Huppaye n’ont pas de terrain synthétique: parce que Jandrain et Mont-Saint-André existent toujours.»
«Les relations avec Orp sont très bonnes. Leur nouveau président était d’ailleurs en classe avec mon frère. On se connaît bien et on a passé le derby ensemble», nuance pourtant Julien Gasiaux, qui précise qu’il existe «une rivalité sportive lors des matchs, mais rien de toxique. Je fais partie de ceux qui pensent que c’est une bonne chose qu’il y ait encore plusieurs clubs dans la commune. Cela permet de voir de chouettes matchs entre voisins, et je pense que les gens aiment venir voir ce genre de duels.» Sanctionné par une victoire à l’arraché des Orpois, cadors de la série avec une équipe bâtie pour jouer au moins une division plus haut, le premier derby de la saison, disputé au mois d’octobre, a confirmé cet engouement pour les rencontres au parfum de rivalité locale, avec des abords de pelouse richement garnis dans la campagne de l’est du Brabant.
Deux semaines plus tard, c’était au tour du RRC Mélin de rendre visite à Jandrain pour un duel de villageois qui sentait bon le football d’avant, celui où «jouer dans la boue était un plaisir», comme aime le rappeler un Stéphane Decock servi en la matière sur le terrain de Mont-Saint-André que beaucoup de rivaux aiment présenter comme un champ de patates. Sans but et pauvre en spectacle sur le terrain, le duel entre les irréductibles des communes voisines a par contre tourné au duel haut en couleur à la buvette, contrastant avec les bâtiments plus modernes mais souvent désertés plus tôt dans la soirée par les clubs de la nouvelle génération. A Jandrain, la preuve de la bonne intégration des nouvelles têtes venues d’Huppaye est ainsi la confiance accordée par un comité qui n’hésite pas à confier les clés aux joueurs, chargés de fermer la buvette au terme d’une énième partie de fléchettes ou de 421 toujours disputée à proximité du comptoir.
Pionnier de ce football d’après, où les clubs se professionnalisent et se raréfient au risque de perdre en saveur, le Brabant wallon du ballon rond est également «victime» de l’expansion d’autres sports, principalement un hockey sur gazon qui gagne du terrain jusqu’au chef-lieu provincial. A Wavre, où les aventures du Racing Jet local ont longtemps rimé avec déboires jusqu’à la disparition du blason, le stade Justin Peeters autrefois réservé à la grand-messe footballistique du samedi soir est relifté pour devenir une antre majeure du hockey national. Le ballon rond, lui, est repoussé un peu plus loin et désormais porté à l’échelon provincial par le Royal Wavre-Limal, très loin du passé footballistique glorieux de la cité du Maca. Le tout sur terrain synthétique, évidemment.
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