Le mercato entre rêves et savoir-faire
Bien transférer est un métier. Le problème, dans le monde du football, est qu’ils sont nombreux à se croire capables de le faire. Petit tour des étranges lois du marché.
Au rez-de-chaussée de l’enceinte sportive la plus moderne du pays, les mots ont étonnamment la saveur d’un football du passé. En vérité, il s’agit plutôt d’une forme de tradition. Ils sortent de la bouche de Samuel Cárdenas, la vingtaine bien avancée, un surprenant double passeport mexicano-allemand et des lunettes posées sur un visage qu’on imagine plus facilement derrière un ordinateur que face à un parterre de journalistes.
Alors directeur du recrutement de La Gantoise – une fonction qu’il a quittée à la fin du mois d’octobre dernier – Cárdenas vante les qualités du latéral gauche Archie Brown, puis devient bien moins prolixe à l’heure d’en faire de même avec le milieu de terrain Omri Gandelman: «C’est un transfert de Hein, à 100%.» Assis à ses côtés, Hein Vanhaezebrouck tique. Le coach des Buffalos hausse un sourcil interloqué pendant que son directeur du recrutement poursuit sa démonstration. «Je pense que c’est assez clair. Je ne peux pas en dire plus ici. Nous avons fait assez de transferts où ce n’était pas le cas. Finalement, ce n’est pas si étrange qu’un coach veuille absolument un joueur. Cela se passe aussi comme ça dans d’autres clubs.»
A l’Union, ils travaillent uniquement à partir des noms déjà présents sur leurs propres listes.
Plus qu’une exception, c’est même plutôt la règle. Celle qui fait que, chaque année, des membres de cellules de scouting quittent la profession par dépit, constatant que leurs recommandations ne sont pas écoutées et que certains transferts se font hors de leur contrôle technique. Parfois, ils apprennent même le nom d’une nouvelle recrue dans les médias. Ils ne peuvent que réaliser, dépités, qu’ils font le métier dont la plupart des amateurs de football rêvent: dénicher des talents.
Le rêve du chercheur d’or
«On pourrait effectuer un sondage auprès du grand public, mais je pense que le rêve de tout amateur de foot, c’est d’être joueur ou, s’il ne le peut pas, d’être patron de joueurs», prophétisait Mehdi Bayat en 2016. L’homme fort du Sporting de Charleroi concluait alors son raisonnement par une image toujours d’actualité: «Les deux jeux vidéo qui cartonnent aujourd’hui sont Fifa et Football Manager. Combien de mecs sont derrière leur console à faire mon métier?»
A Charleroi, Mehdi Bayat est administrateur délégué, mais il a choisi de faire des transferts son métier. Longtemps avec succès, générant d’importantes plus-values financières au bout des exploits sportifs du Diable Rouge Dodi Lukebakio, du colosse jamaïcain Shamar Nicholson ou de l’exceptionnel buteur nigérian Victor Osimhen. A l’heure des cellules de scouting modernisées et abreuvées de statistiques toujours plus précises, son modèle détonne pourtant: des noms susurrés par un réseau d’agents de confiance, puis scrutés par ceux que le dirigeant des Zèbres appelle ses «yeux», des anonymes qui se comptent sur les doigts d’une main et font parler leur expertise technique sur les joueurs soumis.
Voici deux ans, sous l’impulsion d’un Edward Still aux idées novatrices, le club a scruté le marché des scouts pour renforcer sa structure en interne, mais les choses ont très peu changé. L’arrivée du nouvel investisseur David Helmer (lire Le Vif du 21 décembre) n’a fait que renforcer la mainmise de Mehdi Bayat sur le recrutement carolo, la décharge administrative promise par son associé de toujours Fabien Debecq le rendant plus responsable sportif que jamais. Parce que ce que Mehdi aime, c’est ce qui motive la plupart des gens qui travaillent dans le football: dénicher des talents.
Combien de personnes rêvent de faire son métier? Enormément. Trop pour les cellules de scouting. Il y a évidemment les coachs, parfois sondés face aux carences de leur club dans le secteur du recrutement ou rendus surpuissants par la structure fragile dans laquelle ils mettent les pieds en pleine opération maintien. Les présidents, aussi, porte-monnaie des clubs rarement freinés dans leurs caprices, comme quand Wouter Vandenhaute avait fait venir Jan Vertonghen à Anderlecht pour avoir «son Diable Rouge» là où son staff espérait plutôt la venue du Japonais Koki Machida, aujourd’hui meilleur élément de la défense de l’Union Saint-Gilloise voisine. Avant de céder son club aux Américains de 777 Partners, Bruno Venanzi s’était carrément autoproclamé responsable du dernier mercato d’hiver du Standard.
L’ancien président des Rouches avait alors fait venir Gilles Dewaele de Courtrai et Joachim Van Damme de Malines, deux Flamands pour ajouter du caractère à un groupe qui en manquait. Au-delà du cliché, il ne s’était même pas renseigné en profondeur sur la situation d’un Van Damme dont Malines était prêt à se débarrasser gratuitement à cause de problèmes extrasportifs et qu’il a choisi de grassement rémunérer.
Le recrutement est un métier. Tous ne savent pas le faire. Tous le veulent.
Des enfants et des employés administratifs
Parfois, les suggestions quittent même la sphère des décideurs sportifs. Certains estiment qu’un coup d’œil sur un match équivaut aux longues heures passées par les recruteurs à décortiquer des rencontres ou éplucher un profil à coups d’appels téléphoniques. Au bout de l’été 2022, alors que le club vient de moderniser un secteur du recrutement qui était longtemps resté entre les seules mains de son coach historique Francky Dury, Zulte Waregem attire le milieu de terrain estonien Kevor Palumets contre quelques centaines de milliers d’euros.
Une trouvaille de ces nouveaux recruteurs censés amener des talents inattendus en Flandre-Occidentale? Pas vraiment. Le tuyau vient du fils du président, charmé par la montée au jeu de l’Estonien lors du tour préliminaire européen entre Anderlecht et son club de Paide Linnameeskond. Un an et demi plus tard, Palumets ne compte que sept apparitions et 207 minutes disputées sous le maillot de Zulte Waregem et doit l’essentiel de son temps de jeu belge à ses rencontres jouées avec Jong Essevee, l’équipe espoirs du club flandrien qui bataille dans les tréfonds de la D2 amateurs, la quatrième division nationale.
Le cas est loin d’être isolé. A Deinze, avant la reprise par des investisseurs asiatiques, une partie des transferts de ce club alors arrivé en deuxième division avait été réglée par un certain Kenny Victoor, pourtant arrivé à la Dakota Arena dans le costume de directeur opérationnel. Ronald Vargas et Renato Neto, amis de longue date de Victoor, avaient alors débarqué en bout de course et sans grand succès chez les Orange et Noir. Pour le Krant van West Vlaanderen, le directeur opérationnel expliquait alors sa plus-value sportive: «Grâce à mes six années d’expérience au sein de l’élite (NDLR: dans le secteur commercial du club d’Ostende), et vu que j’ai de bons amis au sein du championnat que j’ai déjà aidés à remplir leur déclaration fiscale, je connais les chiffres. C’est là que je peux être une valeur ajoutée pour le président.» Et donc un homme capable de faire des transferts, un de plus.
Genk, l’Union et la logique
«A Genk, on n’a pas de décisions prises par la direction qui n’aient pas été motivées par les scouts», aime souligner Dimitri De Condé, head of football d’un club limbourgeois qui fait office de référence sur le mercato belge. Ça semble logique, pourtant, quand tu parles avec beaucoup d’équipes de scouting dans le foot, elles ne se sentent pas appréciées parce que leur direction travaille sans elles. Il y a trop de mélanges de partout, de gens qui veulent mettre leur grain de sel pour changer l’une ou l’autre décision.»
Le Racing Genk travaille avec une cellule de scouting réduite, et un mode de fonctionnement «logique», comme le résument ses membres tout en prenant le soin de paraphraser Johan Cruyff et préciser que dans le football, le plus difficile est de travailler de façon simple, tant les influences extérieures sont multiples et variées. Ce n’est sans doute pas un hasard si, ces dernières années, le club compte de nombreuses réussites sportives et financières, aussi bien grâce aux joueurs formés dans son académie qu’à la revente des talents dénichés en Scandinavie, en Amérique du Sud ou en Afrique.
Ces dernières années, les Limbourgeois ont néanmoins perdu leur statut de figure de proue. En Belgique, c’est désormais l’Union Saint-Gilloise qui tape le plus souvent dans le mille à l’heure de dénicher de nouveaux talents. Depuis leur retour au sein de l’élite, les Unionistes ont ainsi vu plus de dix titulaires quitter le parc Duden sans abandonner les hautes sphères du championnat grâce à un recrutement parfaitement ciblé. Trouvés en Suisse, en Argentine, en Equateur, au Japon ou en Norvège, les remplaçants des cadres jaune et bleu sont les témoins d’une structure de recrutement parfaitement rodée. Ceux qui la côtoient de près parlent évidemment des bases de données d’évaluation de la performance et du potentiel mises en place grâce aux bonnes relations avec le club de Brighton, mais mettent surtout en avant un aspect sous-estimé du mode de fonctionnement saint-gillois: la clarté.
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«Quand tu contactes l’Union pour proposer un joueur, ils te remercient toujours poliment en précisant qu’ils travaillent uniquement à partir des noms déjà présents sur leurs propres listes, et jamais avec des suggestions extérieures, commente un agent accoutumé à collaborer avec le club de l’ouest de la capitale. Ils passent peut-être à côté de certains potentiels, mais ils ont suffisamment de joueurs à disposition pour que ce ne soit pas grave. Surtout, aucun membre du club ne tente de court-circuiter le processus de recrutement en soumettant des noms. Chacun reste à sa place. Ça semble simple, mais c’est terriblement efficace.»
A Saint-Gilles, pas de Kamal Sowah qui débarque sur une suggestion de Carl Hoefkens ou de Philip Zinckernagel pour satisfaire les vœux de Ronny Deila. Même le coach n’a rien à dire sur les transferts. La preuve: il change tous les ans. L’Union, elle, continue de sourire. Le stade Joseph Marien est peut-être le plus vétuste du pays mais en coulisses, on évite soigneusement de rester ancré dans les traditions.
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