Le foot belge face aux grands malentendus du big data
Révolution pour les uns, robotisation pour les autres, la présence de plus en plus forte des datas et des analystes ne fait toujours pas l’unanimité dans le foot belge.
Sur le boulevard Zoé Drion, résidence du stade du Pays de Charleroi, un étroit chemin serpente entre les bâtiments et le parking pour mener à la T4, siège des supporters les plus bouillants des Zèbres. Sur la gauche, les bureaux autrefois occupés par Mehdi Bayat, et ses rares employés, sont désormais presque à l’abandon. De retour dans le Pays Noir, Felice Mazzù a réinstallé le staff dans les couloirs étroits sous la tribune principale, à proximité du vestiaire des joueurs. Son prédécesseur, Edward Still, avait décidé un an et demi plus tôt de transformer l’ancien repaire des dirigeants en bureaux, avec un local spécialement réservé à la toute nouvelle «cellule performance», pièce maîtresse et estampillée « data » d’un club alors prêt à franchir un cap vers la modernité. Aujourd’hui, il n’abrite plus que Joseph Braillard, tout juste la vingtaine et incarnation discrète de la «cellule de recrutement», comme aime la qualifier Mehdi Bayat.
Chaque échec estampillé «data» est brandi comme une victoire du foot sur la machine.
De prime abord, Felice Mazzù n’a pas d’aversion pour l’objectivation de son sport qu’ont des coachs comme László Bölöni ou Stijn Stijnen. Lors de son passage à l’Antwerp, entre 2017 et 2020, Bölöni prenait un malin plaisir à doubler la ration de séances athlétiques d’une journée quand ses analystes préconisaient un entraînement plus calme en raison du risque occasionné par la surcharge matinale. Quant à l’ancien gardien des Diables, désormais à la tête du Patro Eisden Maasmechelen en deuxième division, il confie à son vestiaire que son rêve est de gagner un match avec 12% de possession et 0,02 expected goal (une valeur qui évalue la qualité des occasions créées en fonction de leur pourcentage de chances de finir en but), comme un pied de nez ultime à ceux qui ne jureraient que par les bases de données.
Felice Mazzù n’en est pas là. Mais quand même. Début 2022, tout juste élu entraîneur de l’année pour ses prestations à la tête de l’Union Saint-Gilloise, il déclarait à Sport/Foot Magazine qu’il fallait «faire attention à ne pas tomber dans l’excès en pensant que le football ne peut plus être dirigé que par des gens d’ordinateur. Je pense que l’aspect humain, la sensation, le vécu en tant qu’ancien joueur ou ancien entraîneur, sont aussi importants que toutes ces données scientifiques. Il faut pouvoir trouver l’équilibre et ne pas penser qu’un jour, le football sera uniquement dominé par les datas fournies par des gens venus de l’extérieur.»
Un an plus tard, en privé, celui qui est alors redevenu coach des Zèbres (il l’avait déjà été entre 2013 et 2019) confie souvent à son entourage que sa courte aventure anderlechtoise, dans la foulée de ses succès saint-gillois, fut compliquée par l’omniprésence du football «scientifisé», prôné par l’ancien CEO Peter Verbeke. Pour appuyer ses critiques sportives, ce dernier avait recours à des batteries de chiffres sur la qualité des occasions créées, la possession ou le pressing bruxellois. Sur le banc, pendant les rencontres, Mazzù recevait même des informations lui suggérant d’effectuer des changements pour limiter les risques de blessure ou la baisse de rendement de l’un ou l’autre joueur. Un cauchemar peuplé de bases de données qu’il a directement choisi de ne plus revivre à son retour dans le Pays Noir. Tant pis pour la cellule performance.
Des datas et des vérités
Dans le paysage belge, Charleroi se mue peu à peu en exception. Partout ailleurs, ou presque, les investisseurs étrangers ont introduit les statistiques dans l’équation du football national. En première ligne, les patrons anglophones reproduisent aujourd’hui dans leurs «clubs filiales» les modèles appliqués depuis plusieurs années en Premier League. Au milieu des années 2010, déjà, Liverpool s’était basé sur des datas avancées pour confier le rôle de manager à l’Allemand Jürgen Klopp, sortant pourtant d’une saison très décevante à la tête de Dortmund. «J’ai analysé dix saisons de Bundesliga, avait justifié Ian Graham, ancien Head of Data du club anglais, dans le podcast «Freakonomics». On s’est alors rendu compte que Dortmund était la deuxième équipe la moins chanceuse d’Allemagne sur cette période.» Depuis, les Reds ont remporté un titre de champion national et disputé trois finales de Ligue des champions, dont une avec succès.
Les propriétaires étrangers des clubs belges ont importé des méthodes plus poussées d’analyse de données.
Nouveaux propriétaires de certains bastions du football belge, les clubs anglais y ont transposé leur mode de travail. Ainsi, chaque recrue de l’Union Saint-Gilloise passe à travers les filtres statistiques qui permettent aussi à Brighton – dont le président Tony Bloom est l’ancien copropriétaire de l’Union – de viser toujours juste dans son recrutement.
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Dernièrement, c’est le club de Courtrai, en passe d’être racheté par les Anglais de Burnley, qui a dû obtenir un feu vert de la bases de données des Clarets pour que des recrues puissent rejoindre la Flandre. Pour investir en masse les stades belges, le big data a donc dû péntrer par la fenêtre, rares étant ceux qui souhaitaient recourir aux investissements nécessaires pour le laisser entrer par la grande porte.
En plus de leurs méthodes, les nouvelles têtes pensantes étrangères de l’élite nationale ont également importé des entraîneurs. Installé sur le banc de l’Union depuis le coup d’envoi de cette saison, l’Allemand Alexander Blessin est l’un de ceux-là. Formé au sein de la galaxie footballistique RedBull, considérée à la pointe de l’innovation technologique autour du jeu, le coach expliquait lors de son passage à Ostende qu’il travaillait toujours avec «certains indicateurs de performance. Je remarque que quand les performances dans “mes” datas sont bonnes, les résultats sont toujours là. Pour les distances parcourues à haute charge métabolique, par exemple, quand on atteint notre étalon, nos performances sont toujours bonnes. Je compare toujours cela avec ce que j’ai vu sur le terrain, et je suis convaincu d’une chose: ces chiffres-là ne mentent jamais.»
La Data et les nouveaux arrivants
De plus en plus, des mathématiciens surdiplômés, caricaturés en geeks éloignés des réalités du terrain, deviennent incontournables dans les règles du jeu. Si les data scientists, capables de coder et donc d’automatiser de nombreuses tâches de reporting, sont encore rares sur l’échiquier national (ils seraient présents à Bruges et au Standard, au travers du pôle central mis en place par les propriétaires floridiens de 777 Partners), les data analysts qui traitent les données sont de plus en plus nombreux. Parfois confiée à un membre du staff, que ce soit l’analyste vidéo pour les statistiques technico-tactiques, ou au préparateur physique pour les données athlétiques, l’analyse de données a désormais lieu dans tous les clubs, avec une attention plus ou moins prononcée de l’entraîneur principal selon son affinité avec ces nouveaux modes d’information. Quand une cellule data est mise en place par la direction à l’extérieur du staff, elle est parfois regardée avec défiance par celui-ci, et donc laissée à l’écart des discussions de vestiaire et trop écartée de la réalité du terrain pour être efficace. Si l’entraîneur, au contraire, met en avant l’utilisation de ces méthodes dans son travail lors de ses interviews ou en conférence de presse, il ne tardera pas à se voir affublé de l’étiquette d’«entraîneur laptop».
Invité à se prononcer sur l’arrivée de Domenico Tedesco à la tête de l’équipe nationale sur le plateau de La Tribune, à la RTBF, l’ancien sélectionneur Marc Wilmots avait décrit l’Italo-Allemand comme «un entraîneur ordinateur. Il a un costume et un laptop, et ça a suffi.» Une caricature aux accents dominants dans le secteur des consultants footballistiques, dont la voix se répand dans la presse écrite ou sur les plateaux télé- visés. Souvent, ce sont d’anciens joueurs ou entraîneurs, dont la carrière s’est éteinte avant que les analyses chiffrées s’invitent dans les vestiaires. La statistique est alors méprisée en soulevant des incohérences plutôt qu’en les questionnant, ou dramatisée en considérant que son usage revient à remplacer les entraîneurs par des disques durs dépourvus d’émotions. Les reliquats d’un football qui aime se rêver différent des autres sports, tous transformés par le développement exponentiel de l’analyse statistique, surtout de l’autre côté de l’Atlantique. En NBA, par exemple, les zones de tir ont considérablement évolué lors des dernières décennies, en quête d’une plus grande efficacité à la conquête de l’anneau. Au grand dam de Gregg Popovich, coach texan titré à cinq reprises: «Il n’y a plus de basket, plus de beauté dans ce jeu. Désormais, les trois points sont la première chose que vous regardez sur la feuille de stats. Si vous avez réussi vos tirs et pas l’autre équipe, vous avez gagné.»
Arrêtons de croire que le foot ne peut plus être dirigé que par des gens d’ordinateur.
Plus subtilement, le football s’est aussi métamorphosé à la suite de l’apport des analyses sur les performances. Ainsi, les spectaculaires frappes à distance, longtemps marque de fabrique de la Premier League, se sont raréfiées ces dernières saisons sur le sol anglais, les statistiques montrant que leur efficacité était particulièrement faible. Un mouvement général qui va dans le sens d’observations déjà posées par Arsène Wenger, l’ancien coach français d’Arsenal, au début du millénaire. L’Alsacien déconseillait vivement à ses joueurs de frapper de l’extérieur de la surface, considérant ces tentatives comme trop peu rentables.
Initiatives et petites victoires
Avec une vingtaine d’années de retard sur la locomotive anglaise, la Belgique est à cette période où l’intérêt porté au big data est avant tout une question d’opportunité individuelle. Nommé à la tête de Courtrai, Luka Elsner avait recours aux services d’un analyste externe, l’Indien Sutirth Mukherjee qui propose souvent des visualisations graphiques de ses statistiques sur X (ex-Twitter) et que l’entraîneur franco- slovène a pris dans ses bagages au Standard puis au Havre. Chez les Rouches, lors de sa période en tant que directeur sportif, Benjamin Nicaise avait recours aux statistiques de Vision du jeu, une base de données créée par Christian Schaekels, fournisseur de chiffres utiles dans le recrutement ou l’analyse des performances. Quant à Edward Still, il a amené à Charleroi puis dans le discours footballistique public belge les termes d’expected goals, allant jusqu’à demander les statistiques avancées de la rencontre avant sa conférence de presse d’après-match pour pouvoir fournir l’analyse la plus rationnelle possible de nonante minutes forcément riches en émotions.
Aujourd’hui, chaque échec d’un recrutement ou d’un entraîneur estampillé «data» est vu comme une victoire pour ceux qui souhaitent préserver la singularité du football. Préserver le football de la stat’ est pourtant un combat perdu d’avance, tant elle est une composante importante du processus de décision au sein des plus grands clubs de la planète depuis de nombreuses années déjà. Plutôt terre influencée que terre d’influence, la Belgique commence à suivre le mouvement en se basant sur les exemples extérieurs, ou en construisant ses propres modèles. A Bruges, locomotive nationale depuis plusieurs saisons, les data scientists élaborent ainsi une base de données capable d’affubler les joueurs d’une cote afin d’évaluer leur niveau le plus précisément possible. Les trois derniers candidats au poste de coach, finalement dévolu à Ronny Deila, avaient également vu leurs chiffres passés au peigne fin. Au final, ce sont pourtant les hommes qui ont pris la décision.
Un mode de fonctionnement que les consultants ou le grand public ont parfois du mal à évaluer. Sur X, le Brabançon Baptiste Henry, passé de Charleroi à Bruges en début d’année, avait probablement trouvé la meilleure formule: « Les datas, ce ne sont jamais qu’une source d’information, tout comme le sont les avis personnels ou l’analyse vidéo. Les décisions ne sont pas prises par ces sources, mais par les gens qui les interprètent. »
Partout, on décide de s’abreuver plus ou moins au robinet des données. Encore aujourd’hui, certains décident d’ailleurs tout simplement de couper l’arrivée d’eau.
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