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Le diable s’habille en data: comment l’AC Milan se réinvente et veut prendre d’assaut le top européen

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Englué dans le milieu du tableau italien depuis la fin des années Berlusconi, l’AC Milan a retrouvé les joies du Scudetto grâce à une politique audacieuse et moderne, à contre-courant de l’image d’un club qu’on aimait accuser de trop se retourner sur son passé..

Brassard au bout du biceps et victoire au bout du match, Vincent Kompany distribue les punchlines comme des cadeaux. L’esprit de Noël, sans doute. À la veille du réveillon, les Mauves coachés par Frank Vercauteren mais inspirés par les idées de Kompany viennent à bout de Genk (2-0), grâce à un doublé de Michel Vlap. L’ancien capitaine des Diables finit alors l’année face caméra: «J’ai regardé les résultats européens avant de venir au stade. J’ai vu la défaite de Milan à l’Atalanta, celle de Manchester United à Watford. Ce sont deux très grands clubs et ils sont loin au classement […] J’ai grandi avec un AC Milan qui faisait partie des meilleurs clubs du monde et aujourd’hui, il est en fond de classement car il n’y a aucune vision, aucune philosophie.»

La sentence est forte, le timing presque ironique. Pas seulement parce que les Bruxellois sont alors à une peu enviable dixième place (Milan est onzième), mais surtout parce que les Rossoneri sont précisément en train d’esquisser leur nouvelle voie. Balayés 5-0 par la spectaculaire Atalanta de Gian Piero Gasperini, les pensionnaires de San Siro sortent de mois chamboulés. Revenu comme le héros, l’un des architectes sportifs du grand Milan des années 2000, Leonardo a récemment cédé une seconde fois aux sirènes du PSG, laissant un club dans une situation sportive toujours incertaine et une spirale financière plombée par l’investissement majeur sur le talent brésilien Lucas Paquetà. Son successeur, Paolo Maldini, a manqué ses débuts dans le costume de décisionnaire en confiant les rênes de l’équipe à Marco Giampaolo, licencié au bout de sept matches et remplacé par un Stefano Pioli qui peine à faire mieux. Depuis octobre, les dirigeants mis en place par le fonds d’investissement Elliott Management tâtent donc le terrain auprès de Ralf Rangnick. Une drague à peine masquée, qui fait régulièrement la Une de la Gazzetta dello Sport, pour confier l’avenir sportif du Milan au maître à penser du séduisant projet RedBull et ses mantras: pressing, jeunes talents et plus-values. Dans les bureaux de la Casa Milan, on fait alors le parallèle entre l’effet que pourrait avoir l’Allemand et celui déclenché par son compatriote Jürgen Klopp à Liverpool, passé de géant endormi à ténor européen en quelques saisons à peine.

Ricky Massara et la légende du club, Paolo Maldini, sont en charge de la politique sportive du champion en titre italien.
Ricky Massara et la légende du club, Paolo Maldini, sont en charge de la politique sportive du champion en titre italien.

Chez les Rouge et Noir, l’idée ne plaît pas à tout le monde. Elle provoque la démission de Zvonimir Boban, ancien artiste local ramené à San Siro par Maldini, mais vexé par l’attitude du CEO Ivan Gazidis, qui aurait contacté Rangnick de sa propre initiative, sans en aviser le département sportif. Considéré par beaucoup de supporters d’Arsenal comme «le fossoyeur des ambitions des Gunners», le Sud-Africain a quitté le confort de la Premier League et ses salaires débordants de zéros pour rejoindre un club milanais aux abois. Un choix inattendu qui s’explique autant par son amitié avec Gordon Singer, fils du grand patron d’Elliott, que par sa volonté de piloter un projet depuis le décollage, là où il a trop souvent dû composer avec l’emprise gigantesque d’Arsène Wenger sur les décisions prises à l’Emirates Stadium. «Il y avait une idée romantique derrière tout ça, celle de faire revenir le Milan», explique Gazidis au Guardian. «Les gens disaient que c’était impossible», ajoute celui qui savoure d’autant plus le dénouement aux airs de conte de fée, couronné par un Scudetto remporté au printemps dernier.

On a signé des gars considérés sans grand avenir. On les a identifiés en utilisant des méthodes modernes d’analyse et de scouting.» Ivan Gazidis, CEO

LES ROIS DU MARCHÉ

Le soir de la défaite contre l’Atalanta, donc, c’est encore avec Stefano Pioli que s’envisage le futur du club. Le Mister réclame des routiniers pour encadrer son groupe jeune, dont les tauliers s’appellent alors Mateo Musacchio ou Ricardo Rodríguez. «On devait être attentifs à avoir des guides, des joueurs plus expérimentés pour guider nos plus jeunes joueurs», diagnostique Maldini pour SoFoot. Très vite, l’ancien défenseur du Milan s’active donc pour faire revenir dans la capitale de la mode le grand artisan du dernier titre rossonero : Zlatan Ibrahimovic succombe et débarque une nouvelle fois à San Siro, avec un bagage tant chargé d’expérience que d’ego.

Le deuxième grand mouvement de janvier est confié aux mains de la cellule de recrutement. Depuis la fin de l’année 2018, la structure est chapeautée par Geoffrey Moncada, jeune trentenaire français méconnu du grand public, mais réputé dans le milieu comme l’un des architectes du Monaco champion de France 2017 dans l’ombre du directeur technique Luís Campos. À Milan, Moncada est chargé de fournir au nouveau duo de décideurs sportifs, formé par Maldini et Ricky Massara après le départ de Boban, des analyses de haut vol concernant des recrues potentielles. Le Français et sa méthode sont un rouage essentiel dans la nouvelle philosophie milanaise, détaillée par Gazidis dans le Guardian : «Notre nouvelle vision consistait à trouver des joueurs qui ne sont pas de grands noms. On a signé des gars venus d’équipes reléguées, parfois un peu abandonnés ou considérés sans grand avenir. On les a identifiés en utilisant des méthodes modernes d’analyse et de scouting.»

Le défenseur danois Simon Kjaer a été un pion essentiel dans le retour au premier plan des Rossoneri.
Le défenseur danois Simon Kjaer a été un pion essentiel dans le retour au premier plan des Rossoneri.

Si le travail du recrutement rossonero est aujourd’hui surtout vanté pour les transferts de Théo Hernandez, Rafael Leão, Pierre Kalulu ou Mike Maignan, tous essentiels dans le titre conquis par les hommes de Pioli, l’instant pivot de la fin d’année 2019 est par contre marqué par l’arrivée de Simon Kjaer. Tout juste trentenaire, indésirable au sein de l’Atalanta de Gasperini, le Danois a tout du transfert improvisé, là où son arrivée correspond justement aux besoins évoqués par les décideurs sportifs en termes de leadership, de coûts réduits et de rendement immédiat. Un laissé pour compte, presque rangé aux oubliettes du haut niveau, qui ne tardera pas à devenir une figure de proue du réveil rouge et noir, lui le fan depuis toujours du grand Milan. Installé au cœur de la charnière centrale, le futur héros de l’EURO 2021 est l’un des artisans majeurs de la folle série milanaise post-crise sanitaire. En gagnant 1-4 à Lecce le 22 juin 2020 pour la reprise du championnat après plus de trois mois d’interruption, le Diavolo entame une longue course de 27 rencontres de Serie A sans défaite, seulement interrompue par la Juve lors de l’exercice 2020-2021.

DES CHIFFRES ET DES LETTRES DE NOBLESSE

Dans la logique du mercato milanais, l’ancien défenseur central de Palerme, Lille ou Séville fait néanmoins figure d’exception. Si Geoffrey Moncada est arrivé dans la capitale de la mode, c’est avant tout pour déceler des talents prometteurs, capables de franchir un cap aussi bien sportif qu’au niveau de la valeur financière. Pour y parvenir, le Français fait étroitement collaborer le département de scouting – vidéo ou en direct – avec celui d’analyse, qui fournit et trie des tonnes de datas.

Au sein d’un club devenu moins dépensier, Charles De Ketelaere fait figure d’exception.

C’est de là qu’était, par exemple, sorti le nom de Jens Petter Hauge, l’un de ces joueurs de championnats méconnus qui «cassent la machine» statistique et attirent inévitablement l’œil des scouts du monde entier. Dans la foulée d’un exercice 2019-2020 bouclé à quatorze buts et dix passes décisives en à peine 18 apparitions, le Norvégien claque un but et un assist lors d’un déplacement européen à San Siro. Le trio Massara, Gazidis et Maldini le serre dans les travées vétustes du mythique stade milanais, négocie sur place avec les dirigeants scandinaves, et boucle l’affaire pour quatre millions d’euros. Pas encore mûr pour les Rossoneri, mais toujours prometteur, Hauge sera finalement revendu pour plus de deux fois son prix d’achat à Francfort, qui le prête aujourd’hui à Gand. Si le pari n’a pas été gagnant sur le terrain, il a toutefois porté ses fruits sur les comptes bancaires.

Dans la dernière ligne droite des négociations, l’intervention de Paolo Maldini a été déterminante. Pas une première, tant la légende milanaise possède une aura qui pèse encore énormément sur les jeunes joueurs. Le club le sait et en joue sciemment, comme quand le gaucher racé prend l’avion vers la Belgique pour finaliser le deal avec un Charles De Ketelaere également convoité par plusieurs écuries de Premier League. Quelques années plus tôt, à l’heure de ficeler le transfert de Théo Hernandez, une conversation entre le défenseur français et Maldini avait également été déterminante pour prendre le dessus sur le Bayer Leverkusen, rare concurrent sur les traces de celui qui est aujourd’hui l’un des arrières gauches les plus décisifs au monde. «On a créé un environnement pour nos nouvelles recrues, et Paolo Maldini les imprègne des valeurs du Milan», confirme Gazidis pour dépeindre le rôle déterminant de l’ancien capitaine du club dans la dernière ligne droite vers la signature d’une nouvelle tête.

On ne veut surtout pas de joueurs lents, ou qui n’ont pas de changement de rythme.» Geoffrey Moncada, chef de la cellule recrutement

L’acclimatation à la rigueur et aux idées locales sont évidemment un facteur-clé. L’avantage, c’est que le Milan laisse le temps. Personne ne s’est offusqué des débuts poussifs d’Alexis Saelemaekers, transféré à la surprise générale, mais finalement devenu un joueur intéressant pour la rotation offensive de Stefano Pioli. Lancé immédiatement dans le grand bain par Giampaolo, Rafael Leao était l’un des rares joueurs à briller immédiatement avant de rentrer un peu dans le rang lors des premiers mois de Pioli, puis de devenir l’un des hommes forts du Scudetto. La plus belle éloge à la patience a néanmoins été écrite par Pierre Kalulu, arrivé du noyau B de Lyon contre un petit million d’euros et devenu titulaire dans le sprint final de la saison dernière suite à la blessure de Simon Kjaer, rayonnant en défense centrale à 21 ans à peine. L’incarnation d’un noyau de talents tout juste sortis du berceau, pour devenir la plus jeune équipe de l’histoire du football italien à soulever le trophée en fin de saison depuis l’existence des mesures statistiques (1994 chez Opta).

LES TROIS «M»

«On ne veut surtout pas de joueurs lents, ou qui n’ont pas de changement de rythme», résume Moncada dans le podcast Prolongation au sujet des lignes directrices de son recrutement. Même sans Ralf Rangnick, Milan s’est plongé dans ce que les Italiens aiment appeler le «football européen», par opposition aux vieilles idées locales. Au pays où beaucoup pensent qu’il faut suffisamment d’années au compteur et de matches dans les jambes pour briguer le Scudetto, le Diavolo s’est sorti du bourbier avec un rajeunissement extrême, chapeauté par quelques anciens comme un Olivier Giroud retrouvé depuis son arrivée dans la Botte.

Stefano Pioli a dû attendre ses 56 ans pour décrocher un premier titre de champion en tant que coach.
Stefano Pioli a dû attendre ses 56 ans pour décrocher un premier titre de champion en tant que coach. © Belgaimage

Définition par excellence du club de tradition, l’AC Milan a renoué avec l’une de ses lignes de conduite du passé: celle d’être un club novateur. Celui du Milan Lab, toujours considéré comme une référence en matière médicale. Celui d’Arrigo Sacchi, dernier entraîneur révolutionnaire du football italien. Et désormais, celui des «trois M». Maldini, Massara, Moncada. Un triumvirat, c’est toujours utile pour dominer l’Italie. Il y a deux bons millénaires de cela, ça a même suffi pour régner sur l’Europe.

Les Belges et le diable

Difficile de savoir si Alexis Saelemaekers se sentait seul lors de ses premières semaines milanaises, dans un vestiaire où les joueurs francophones sont légion. En cas de spleen national, l’ancien slalomeur de Neerpede est désormais servi, puisque trois compatriotes l’ont rejoint cet été. Tour d’horizon de la colonie belge du Milan et de ses perspectives au sein de l’effectif de Stefano Pioli.

Alexis Saelemaekers (23 ans) – Arrivé en janvier 2020

Pas vraiment dans les plans de Vincent Kompany, malgré une action décisive dans un Clasico contre le Standard pour l’une de ses rares sorties après le retour du Prince à Bruxelles, c’est à la surprise générale, mais au grand soulagement des finances mauves, que le droitier irrégulier mais virevoltant d’Anderlecht a pris la route de l’un des grands noms du Calcio au cœur de l’hiver 2020. Difficile d’imaginer, à l’époque, qu’il afficherait moins de deux ans plus tard un bilan au-delà des cent matches disputés en rouge et noir, un Scudetto sur la poitrine et deux buts en Ligue des Champions au compteur. Pas toujours titulaire, mais jamais laissé de côté, Saelemaekers est devenu un détonateur du Milan et un Diable rouge qui compte pour Roberto Martínez.

Divock Origi (27 ans) – Arrivé pendant l’été 2022

À force de répéter à chaque conférence de presse qu’il était une légende de Liverpool, Jürgen Klopp parvenait presque à faire oublier que le temps de jeu offert à Divock Origi se réduisait chaque saison un peu plus. La saison écoulée, dernière de son contrat, l’a seulement vu disputer 597 minutes réparties entre les quatre compétitions disputées par les Reds. Suffisant, néanmoins, pour être décisif à dix reprises (six buts et quatre passes décisives) dont deux fois contre le Milan en Ligue des Champions et une fois dans le derby de la Mersey contre Everton, sa victime favorite. Gratuit, correspondant aux goûts de dynamisme et de puissance des appuis de la Casa Milan, le héros du Maracana en 2014 avait tout de la bonne affaire sans risque excessif pour les dirigeants des Rossoneri.

Charles de Ketelaere (21 ans) – Arrivé pendant l’été 2022

Au sein d’un club devenu moins dépensier que lors des années d’opulence de Silvio Berlusconi ou de la résurrection tentée par les éphémères propriétaires chinois, Charles De Ketelaere fait figure d’exception. Il faut dire que le gaucher n’a rien d’un joueur parmi d’autres. Racé, capable de faire la différence sur sa première touche de balle ou d’effacer un adversaire en un coup de reins inattendu, le jeune prodige de Bruges a tapé dans l’œil et le cœur des scouts du Milan, convaincus qu’il pouvait devenir une référence au pays qui a toujours adulé les numéros 10. Il a fallu, pour l’attirer à San Siro, débourser le plus grand montant offert par le Milan depuis la reprise par Elliott Management – qui a revendu le club à RedBird l’été dernier – dans une transaction. Permettant ainsi à Bruges de battre le record du plus gros transfert sortant de Belgique, et à CDK de se rendre encore plus crédible aux yeux de son sélectionneur.

Aster Vranckx (20 ans) – Arrivé pendant l’été 2022

C’est à la fois la surprise de l’été milanais, et la preuve que les yeux des scouts rossoneri sont souvent attentivement posés sur les talents qui percent sur le sol belge. Une fois refroidie la piste qui devait les mener à l’ancien Mouscronnois Jean Onana, les dirigeants du Diavolo se sont donc rabattus sur un Aster Vranckx qu’ils suivaient déjà de près depuis ses débuts prometteurs à Malines. Le prêt, assorti d’une option d’achat, est l’une des incarnations de la politique actuelle du Milan, entre risques financiers limités et faculté à miser sur des cracks potentiels qui semblent stagner pour leur laisser l’opportunité et le temps d’enfin éclore au plus haut niveau. «Je vois qu’ici, beaucoup de jeunes talents grandissent, c’est l’une des principales raisons de ma venue», a confirmé Vranckx lors de sa présentation à la presse italienne, confirmant indirectement sa valeur de symbole des nouvelles idées milanaises.

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