Davy Klaassen est le capitaine d’un Ajax qui aurait perdu son âme. © ANP / ANP

L’Ajax en crise existentielle: “Presque tous les anciens ont été poussés dehors”

Adversaire de l’Union Saint-Gilloise en Coupe d’Europe, l’Ajax Amsterdam est en pleine crise existentielle. Son fameux «style maison» est en danger, entre querelles politiques internes et austérité budgétaire.

En s’imposant sur la pelouse d’Heerenveen le 19 janvier dernier avec une minorité de joueurs titulaires issus de l’académie, 35% de possession de balle en première période et une stratégie basée sur la contre-attaque, l’Ajax Amsterdam n’a pas seulement ennuyé le public: il a tout simplement renié un héritage au moins sexagénaire. Celui d’un jeu au sol, un dispositif en 4-3-3, des mouvements sans ballon et un déluge de jeunes provenant du centre de formation que le club amstellodamois s’est injecté dans le sang dans la seconde moitié du XXe siècle, grâce notamment à la vision de l’entraîneur Rinus Michels puis de l’incontournable Johan Cruijff.

«Il y a une connexion à faire avec le caractère d’Amsterdam, une ville très sûre de son pouvoir donc assez arrogante, avance David Endt, ancien team manager du club, entre deux éternuements. En rue, les gamins ont du caractère et refusent qu’on leur dise comment se comporter. Socialement, ça a des désavantages, mais sur le terrain, c’est positif parce qu’ils sont prêts à attaquer, à laisser parler leur créativité.» C’est donc devenu une tradition: Ajax rime avec football total, spectacle, buts, jeunesse et désinvolture. Autant dire que lorsque l’actuel directeur technique Alex Kroes confie à la chaîne NOS qu’il préfère «pour le moment» gagner 1-0 sans éclat que de partager 4-4 avec un football offensif, ils sont nombreux à tiquer autour de la Johan Cruijff Arena.

C’est la preuve que le club ne va pas très bien, tant sportivement que financièrement. La preuve aussi que ce qui fait sa force –son académie De Toekomst– toussote au moment de sortir des pépites. Le centre d’observation du football Cies a beau placer les Lanciers au top du classement des clubs ayant formé le plus de joueurs évoluant dans les 48 principaux championnats mondiaux, ces chiffres ne convainquent qu’à moitié l’ancien formateur ajacide Ruben Jongkind: «Il existe une différence entre quantité et qualité: il faut voir où sont tous ces gars. Certains issus de la génération 2019 (NDLR: qui a disputé une demi-finale de la Ligue des champions) sont encore dans des clubs du top, mais leurs successeurs n’ont plus le niveau pour représenter le Bayern Munich ou atteindre le dernier carré de la Ligue des champions.»

Comment le plus beau palmarès du pays, qui a révélé des stars telles que Johan Cruijff, Frank Rijkaard, Dennis Bergkamp, Wesley Sneijder ou encore Frenkie de Jong peut-il aujourd’hui avancer sans véritable âme ni juvénilité? «C’est la conséquence d’un cercle vicieux», analyse Pieter Zwart, rédacteur en chef du magazine Voetbal International. «Après chaque gros succès, les caisses se sont remplies et les dirigeants ont eu tendance à négliger la formation pour transférer des joueurs et des coachs qui tentaient d’implanter des idées éloignées de celles du club dans l’espoir de se démarquer. Souvent, les résultats n’ont pas suivi, le budget en a pris un coup et le club a dû recommencer à zéro avec son académie.»

Le plan Cruijff

La dernière tentative de retour aux sources remonte à 2010. Courroucé de voir son Ajax échapper à un titre d’Eredivisie depuis six saisons et surtout errer bien loin des valeurs de la maison, Johan Cruijff pousse un coup de gueule. Dans une tribune publiée par De Telegraaf, il démonte à la fois le jeu des seniors et la formation ainsi que la gestion des jeunes. «Beaucoup de joueurs recrutés n’étaient clairement pas meilleurs que ceux de l’académie, où l’accent était par ailleurs uniquement mis sur la victoire et non le jeu et la prise de risque», enfonce, en français dans le texte, Ruben Jongkind, à l’époque entraîneur des jeunes. La pression du clan Cruijff est ensuite tellement intense qu’elle pousse plusieurs membres du conseil d’administration vers la sortie. Les mains libres, le légendaire numéro 14 propose alors un plan de relance.

En deux temps trois mouvements, il rameute d’anciennes gloires qui connaissent bien la maison, comme Frank de Boer, Dennis Bergkamp, Edwin van der Sar ou Marc Overmars pour s’occuper de tous les aspects techniques. Ruben Jongkind et Wim Jonk sont eux associés pour réformer complètement De Toekomst. Très proches de la pédagogie Montessori, leurs principes s’appuient sur l’autonomie et la créativité des talents pour favoriser leur épanouissement individuel. Une rotation est également instaurée pour permettre aux coachs d’encadrer successivement différentes équipes et ainsi se débarrasser de la pression du classement, avec équité salariale assurée pour éviter toute concurrence. «On s’est beaucoup entraîné sur des surfaces différentes comme du béton ou des terrains de squash, ajoute Ruben Jongkind. Cela permettait de travailler la technique, d’habituer les enfants à rester debout sans tacler ou à appréhender les rebonds.» 

Le principe dominant du «plan Cruijff» consiste à garder les yeux et l’esprit grands ouverts. Comme au moment de repositionner au milieu de terrain un Matthijs de Ligt au-dessus du lot en défense centrale, tout en le faisant sauter de trois catégories d’âge pour le mettre au défi et stimuler son développement. Après plusieurs saisons, la «révolution de velours» prend toutefois du plomb dans l’aile, notamment à la suite du décès de son inventeur, Johan Cruijff, qui avait le don de rassembler beaucoup de monde autour de son projet et de sa personne.

Rapidement, des luttes de pouvoir éclatent en interne. Bergkamp et Overmars se tirent dans les pattes, ce qui provoque le départ du premier. Les anciens ne sont plus aussi soudés, le duo Jonk-Jongkind perd l’appui de la direction et finit par s’en aller. Il ne fait aucun doute que les cinq Eredivisie, deux coupes nationales et les parcours historiques en Coupe d’Europe de la décennie 2010 doivent beaucoup à l’émergence d’une génération biberonnée au plan Cruijff. «Mais il n’est pas certain que la révolution de velours ait vraiment changé les choses puisque les fondations et les principes de jeu ont rapidement été rangés au placard, doute l’ancien team manager David Endt. Cette révolte a fait du mal à beaucoup de gens qui ont fini par quitter le club, mais malgré tout, elle n’a pas provoqué un basculement durable.» Pire: la spirale infernale a repris son mouvement lorsque le directeur sportif Overmars et le directeur général van der Sar ont réhaussé le plafond salarial et conclu des transferts onéreux avec l’ambition de faire de l’Ajax un habitué du Top 8 européen.

La Tour de Babel

Ces derniers temps, dans les travées de la Johan Cruijff Arena blottie en bordure de l’autoroute A2, le club détenteur de quatre Ligues des champions a bien du mal à se défaire de sa réputation de Tour de Babel. En coulisses, ils seraient en effet plusieurs groupes à se partager le pouvoir de façon informelle. Parmi ceux-ci, la vieille garde est emmenée par Michael van Praag, l’influent ancien président des années 1990. A côté, le groupe plus jeune des « amateurs », lui-même subdivisé suivant les affinités, rassemble ceux qui font partie du board tout en étant membres d’une des formations du dimanche du club, comme le directeur technique Alex Kroes, actif avec la cinquième équipe des Ajacides.

Moins à l’affaire ces derniers temps parce que moins organisé et un peu orphelin depuis le décès de Johan Cruijff, le cercle des anciens joueurs pros conserve toutefois une véritable influence, mais semble vouloir seulement s’investir dans les questions qui concernent le jeu. Enfin, le groupe le plus récent est articulé autour de Louis van Gaal, ancien coach à succès reconverti en consultant du CA. Pas vraiment engagé au quotidien, le Pélican tiendrait surtout à assister ses plus proches compagnons, à savoir le membre du CA Danny Blind et Marijn Beuker, le directeur du football. «Ces différents courants sont comme des partis politiques avec des avis et des idées différents, commente Pieter Zwart, de Voetbal International. Il est forcément difficile pour le club de fixer un plan stable et pérenne et de s’y tenir, puisque à la moindre période creuse, les clans commencent à se disputer.» 

Au tournant du XXIe siècle, les dirigeants ajacides ont pris la décision d’entrer en Bourse, et par conséquent de monétiser la popularité du club. Près de 30 ans plus tard, le débat fait toujours rage entre les businessmen et les romantiques attachés à l’ADN. Véritable monument du club, Simon Tahamata a longtemps grossi les rangs de la colonie d’anciens joueurs revenus chez les Lanciers pour assurer la préservation des traditions auprès des jeunes. «Pendant des années, le système est resté plus important que tout le reste, glisse l’entraîneur sexagénaire, lui aussi un peu enrhumé. On s’intéressait uniquement aux joueurs techniques qui pouvaient s’adapter à notre philosophie portée sur l’attaque. On devait d’abord bien jouer, puis gagner le match, pas l’inverse.»

Entre 2014 et 2024, Tahamata a vu son club miser de plus en plus sur cet «inverse» –«C’est la conséquence de s’être toujours cru dans les années 1970, quand on régnait sur l’Europe»– jusqu’au jour où il fut convoqué par l’ancien directeur sportif Maurits Hendriks. «Il m’a encouragé à diviser mon temps de travail par deux alors que j’étais à De Toekomst six jours par semaine de 9 heures à 18 heures et que je n’avais aucune intention de faire autre chose, regrette-t-il toujours. Pratiquement tous les autres anciens ont été poussés dehors, c’est une étrange façon de procéder

Les guerres internes et le chaos administratif ont en effet coupé un bon paquet de têtes ces douze dernières années, celles de deux présidents et de membres du CA, celles de directeurs techniques, du directeur du développement, d’entraîneurs de l’académie et de scouts. Dans les couloirs, certains comparent l’Ajax à un partenaire très attirant qui se transforme en monstre une fois la relation entamée. Personne n’en sort indemne. «Depuis l’entrée en Bourse, l’Ajax a fait l’erreur de fanfaronner sur sa maîtrise des aspects commerciaux comme l’ouverture d’un bureau à New York, embraie David Endt, désormais reconverti en agent. Mais personne n’est fan de Coca-Cola! On aime un club parce qu’il fait partie de sa vie. Or, l’Ajax a perdu cette proximité avec les gens, notamment en se séparant de ses icônes. Cela prendra beaucoup de temps pour colmater cette brèche.»

Nouvelle révolution?

En 2022, lorsque le directeur technique Marc Overmars est contraint de quitter ses fonctions pour harcèlement, les Amstellodamois misent sur l’Allemand Sven Mislintat. Tout qui ose prononcer son nom désormais risque toutefois une bastonnade. «Il a dépensé 115 millions d’euros pour offrir des contrats énormes à une douzaine de joueurs qui avaient uniquement le niveau pour rêver de l’Ajax, lance une source proche du club. En plus de mener l’Ajax dans le mur sportivement, sa gestion déplorable a contribué à couler les finances.»

La saison dernière, les Ajacides ont accusé une perte nette de dix millions d’euros. L’heure est donc à l’austérité: le stage hivernal a été annulé, plusieurs dizaines de postes pourraient être supprimés, tandis que le directeur technique Alex Kroes tente par tous les moyens de se débarrasser des gros contrats dont le niveau sportif est insuffisant. Et l’ADN, alors? «Sans argent, difficile d’investir dans un projet à long terme comme l’académie, on pense surtout à atteindre des objectifs à court terme pour renflouer les caisses», reprend la source.

«Le budget ne fait pas tout, nuance toutefois l’ancien formateur Ruben Jongkind. Il faut avant tout fixer un plan réaliste puis installer des gens qui savent comment respecter la philosophie.» Si le club la joue profil bas et n’a d’ailleurs pas donné suite aux questions du Vif, les observateurs notent pourtant le retour à De Toekomst d’approches favorisant le développement individuel, l’organisation de séances sur différentes surfaces de jeu et une meilleure synergie entre les équipes. Comme au temps de la révolution de velours. La roue continue de tourner.

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