Jérémy Doku, la nouvelle clé des Diables Rouges (analyse)
Adoubé par son transfert, Jérémy Doku peut revendiquer un nouveau statut dans la hiérarchie nationale. Pourtant, son football n’est peut-être pas encore prêt pour ça.
Les ballons sifflent dans le ciel anversois. Sur la pelouse du Freethiel, parcelle animée par les Jaune et Bleu de Beveren, Ognjen Vranjes ne regarde presque jamais vers ses milieux de terrain. Sur le côté droit de la défense centrale d’Anderlecht, le Bosnien lève les yeux au loin et sur la gauche, vers un ailier collé à la ligne de touche comme s’il tenait absolument à blanchir ses chaussures. Les ballons pleuvent vers Jérémy Doku, et la fusée de Borgerhout les transforme en orage.
L’ailier n’a que 18 ans, mais a déjà le dribble foudroyant. Chacune de ses prises de balle fait du bruit. Les tribunes ne peuvent retenir une exclamation quand les reins sonnent l’heure du démarrage, et on entend jusqu’au perchoir du Freethiel les appels au secours de Jur Schryvers, arrière droit local et victime du soir, qui hèle le reste de sa défense pour recevoir du soutien. Ce jour-là, Jérémy Doku tente dix dribbles et passe huit fois. Il offre deux buts, en marque un et provoque un penalty. Tout le monde sait ce que va faire Anderlecht, mais les Bruxellois marquent quatre fois. La réponse en images à une question posée deux semaines plus tôt à Vincent Kompany, coach interrogé sur le football stéréotypé de ses couleurs quand tout semble destiné à alimenter la bombe anversoise. «S’il bat son opposant à chaque fois, pourquoi changer?», avait simplement rétorqué l’ancien capitaine des Diables Rouges.
Je ne veux pas me contenter d’être là et d’attendre mon tour.
Jérémy Doku est spécial. Vincent Kompany l’a compris, et il n’est pas le seul. Quelques jours après ses déhanchés brutaux du Freethiel, l’adolescent signe à Rennes contre plus de vingt millions d’euros. Deux semaines plus tôt, il avait profité de la fin de rencontre de Ligue des Nations face au Danemark pour faire ses débuts en équipe nationale, suivis d’une première titularisation et d’un premier but contre l’Islande. Tout va très vite. Surtout lui.
Doku tape dans l’œil de Martinez
Roberto Martinez n’a pas attendu la sortie fracassante des starting-blocks à l’été 2020 pour être séduit. Au mois de mai 2019, pendant que Genk et Bruges se tutoient dans la course au titre devant des enceintes bien remplies, le sélectionneur des Diables Rouges est en Irlande, dans des stades de cinq mille places à l’assistance clairsemée. L’équipe nationale des moins de 17 ans y dispute le championnat d’Europe, quitté sans gloire dès les quarts de finale, mais l’ailier supersonique des petits Diables tape dans l’œil du coach fédéral. Si son Euro laisse un goût de trop peu à Bob Browaeys, entraîneur des U17 qui conclut que Doku «va si vite que ça devient difficile d’être précis» et déplore son manque de gestes décisifs, le projet se met en route dans la tête de Roberto Martinez. Deux ans plus tard, c’est chez les adultes que la fusée de Borgerhout est au coup d’envoi d’un quart de finale continental, profitant de la blessure d’Eden Hazard contre le Portugal pour être aligné d’entrée face à l’Italie.
Sa première présence dans les listes à rallonge du coach catalan suscite pourtant des critiques. Il faut dire que Doku n’a pas encore quarante apparitions professionnelles au compteur quand il hérite du statut d’international. On lit alors que sa présence dans le groupe diabolique serait due à sa double nationalité ghanéenne et aux appels du pied des Black Stars pour qu’il rejoigne leur sélection, ou aux accointances présumées entre Martinez et le club d’Anderlecht, en quête de liquidités et bientôt résolu à vendre son joyau. Le sélectionneur se défend dans Sport/Foot Magazine: «Jérémy a cette qualité incroyable de créer une occasion là où il n’y en a pas. En football, on cherche des avantages tactiques pour se créer une occasion mais avec lui, il suffit de lui donner le ballon dans une bonne position. Il créera l’avantage tactique tout seul, parce qu’il élimine des gens.»
Les statistiques de Doku le placent effectivement très tôt à la hauteur des plus grands générateurs de dribbles du monde. Son premier entraînement chez les Diables le confirme. Les yeux des anciens s’écarquillent à chacune de ses prises de balle. «Je crois que j’ai mis pas mal de monde d’accord ce jour-là», sourit l’intéressé avant l’Euro 2021, confronté au souvenir de sa première séance avec la sélection. Le tout ponctué d’une phrase aux airs de prophétie: «Je ne veux pas me contenter d’être là et d’attendre mon tour. Je veux prendre mes responsabilités dès maintenant.»
Roberto Martinez les lui offre en quart de finale de l’Euro, le préférant à Yannick Carrasco. Doku est peut-être l’un des rares Belges à la hauteur de l’événement. Il provoque un penalty converti par Romelu Lukaku, réussit huit des treize dribbles diaboliques face à une redoutable Italie et devient la cible privilégiée de ses coéquipiers dans le money-time, conscients que la source la plus fiable de déséquilibre passe par ses pieds. Décidément, Jérémy Doku est un adolescent spécial. «Ses atouts en un-contre-un, c’est une chose sur laquelle toutes les équipes du monde aimeraient pouvoir compter. On pense que son futur se fera à un niveau exceptionnel», disait déjà Roberto Martinez à l’aube de l’automne 2020. Le sélectionneur des Diables avait compris. Il n’était pas le seul.
Le plan B de Guardiola
Au début de l’année 2018, déjà, l’Anversois avait été reçu en grande pompe à Liverpool. Accompagné de ses parents, salué dans les couloirs par des stars locales soigneusement briefées, il avait écouté Jürgen Klopp lui expliquer qu’il pourrait rapidement devenir le successeur de Sadio Mané. Finalement, il a découvert l’Angleterre cinq ans plus tard, au bout d’une éclosion à Bruxelles et d’une confirmation freinée par les blessures à Rennes. En Bretagne, avant un sprint final enfin accompagné de statistiques dignes de son statut, il commençait à être considéré comme un ouvre-boîte d’exception, mais qui trébuche systématiquement au moment de venir s’installer à table pour en savourer le contenu. Pourtant, malgré ces limites pas encore franchies à l’heure de faire trembler les filets autant que les jambes des défenseurs adverses, Pep Guardiola et Manchester City ont fait sauter la banque cet été: 65 millions d’euros pour faire du Diable Rouge la dernière arme offensive du meilleur collectif de la planète.
Au moment du départ de Riyad Mahrez vers l’Arabie saoudite, les dirigeants du club anglais avaient déjà dressé et hiérarchisé leur short-list de cinq noms pour élire le remplaçant du gaucher algérien sur les flancs. Favori des Cityzens, le Français Kingsley Coman s’est rapidement avéré impossible à exfiltrer du Bayern Munich. Derrière lui, Doku était le plan B, devant des joueurs du calibre d’Ousmane Dembélé (aujourd’hui au PSG), Michael Olise ou Nico Williams, et même les enchères tronquées par le Stade Rennais, qui a fait passer le prix de cinquante à 65 millions d’euros, n’ont pas altéré la volonté du staff de Manchester City, emmené par le coach catalan et son adjoint Juanma Lillo.
Un vif intérêt confirmé à Doku par Guardiola en personne lors d’un appel passé au Belge, lui montrant qu’il connaît son profil sur le bout des doigts et détaillant la façon dont il voudrait le faire jouer, collé à la ligne de touche pour être trouvé en un-contre-un et percuter. Quand il définit le profil de l’ailier dans sa conception du jeu, immortalisé par Marti Perarnau dans La Métamorphose (Marabout, 2017), Pep semble en effet presque esquisser le portrait de la fusée de Borgerhout: «Dans ma conception du jeu, l’ailier est quelqu’un qui doit passer beaucoup de minutes seul, sur un côté, pratiquement sans intervenir, sans bouger ni toucher le ballon. Et soudain, il doit faire une intervention quasi miraculeuse. Dans mes équipes, un ailier est comme un gardien.»
Il suffit de lui donner le ballon. Il créera tout seul l’avantage tactique.
Pour Manchester City, Jérémy Doku est l’expression parfaite d’un profil. Celui d’un skieur. Posé en haut de la pente, bien campé sur ses appuis, en attendant que la porte le libère pour s’élancer dans un slalom à toute allure vers la ligne d’arrivée. Non content de dribbler plus vite que les autres, Jérémy Doku a effectivement la vertu de conclure la plupart de ses chevauchées dans la surface adverse par une frappe ou un ballon claqué en retrait, parfois avec imprécision mais toujours animé par cette volonté de ne pas dribbler pour rien. «C’est un véritable ailier, il attire le ballon et il est capable d’aller dans les un-contre-un», s’est félicité Guardiola après son premier but, soulignant en parallèle une explosivité qui lui rappelle les anciens animateurs de ses flancs chez les Cityzens, l’Anglais Raheem Sterling ou l’Allemand Leroy Sané. En matière de production offensive, les deux dynamiteurs ont atteint le pic de leur carrière sous les ordres du tacticien catalan. Aujourd’hui bien moins prolifique à Chelsea, Sterling avait enchaîné deux saisons à 49 actions décisives toutes compétitions confondues en 2018-2019 (31 buts et 18 passes décisives) puis l’année suivante (35 buts et 14 assists). Quant à Sané, même son exercice le plus abouti au Bayern Munich, où il est depuis quatre ans, n’atteint pas ses 21 buts et 17 passes décisives de 2018-2019 chez les Skyblues. Deux trajectoires qui ouvrent des perspectives d’explosion chiffrée pour Doku à l’Etihad Stadium.
Doku et les ailes déployées de Tedesco
Sur le tableau noir de Domenico Tedesco, l’ailier a aussi son importance. En ramenant la Belgique à l’ère du 4-3-3, transformé en 4-4-2 une fois le ballon perdu, le nouveau sélectionneur des Diables Rouges confie une responsabilité offensive bien plus déterminante à ses ailiers. Rarement servis entre les lignes comme c’était le cas des deux milieux offensifs de Martinez, et donc bien plus souvent collés au couloir pour offrir de la largeur à la possession nationale, les flancs belges doivent faire des différences individuelles pour sortir de la pression que les adversaires mettent plus facilement sur les côtés. Blessé pour le rassemblement inaugural de l’ère Tedesco en mars, Doku s’est retrouvé dans le onze à deux reprises en quatre opportunités depuis, ménagé pour ses ennuis physiques encore récurrents voici quelques mois.
Face à l’Autriche, en juin et pour la première à domicile des Diables du futur, Jérémy Doku s’est retrouvé dans un costume de référence offensive, au côté de Romelu Lukaku mais sans un Kevin De Bruyne qui a l’habitude d’attirer une bonne dose de lumière dans le jeu des Diables. Quatrième offensif de la hiérarchie lors du dernier Euro, trop diminué physiquement pour confirmer ce statut lors de la dernière Coupe du monde, l’ailier profitait alors de sa fin de saison canon avec Rennes pour revendiquer le statut de deuxième élément le plus important de la division offensive des Diables. Chacun de ses démarrages semblait évoquer le bruit d’une grille de départ de Formule 1, cet instant où les pédales s’enfoncent et où les pneus crissent. Un générateur de différences hors norme, mais une source d’occasions trop timide. Cette version de Doku déséquilibre l’adversaire en permanence, mais ne parvient que trop rarement à le faire tomber.
Casseur de bases de données, avec sa moyenne de dribbles tentés par match qui détraque les algorithmes, Jérémy Doku semble en bonne voie pour devenir une arme offensive de choix dans l’arsenal opulent de Pep Guardiola. Manchester City peut se concentrer sur l’utilisation de ses points forts dans l’attente de perfectionner ses points faibles, parce qu’il y aura toujours un talent prodigieux à ses côtés pour le mettre dans les meilleures conditions ou transformer une passe un peu trop brute en bon ballon par la magie d’un contrôle de niveau mondial. Puisque Domenico Tedesco et ses Diables ne peuvent pas compter sur un tel luxe, ils doivent forcément en attendre plus de la fusée de Borgerhout. Il reste donc à lever cette inconnue pour résoudre l’équation: un lieutenant discipliné de la meilleure armée du monde peut-il devenir le futur général des Belges?
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