Incidents au stade: et si on essayait de comprendre l’état d’esprit des supporters?
Partout, de plus en plus fort, le ballon rond déplore ses supporters qui débordent. L’heure du diagnostic est aussi celle des caricatures. Le public crie et personne ne l’écoute.
Certains ont grandi sur les rives du Rhône, dans l’une des plus importantes fabriques de talents de France. D’autres ont traversé l’Atlantique, quittant le Brésil pour assouvir leurs rêves de grandeur et conquérir l’Europe. Il y en a même qui viennent d’Angleterre. Par la magie du football et des réseaux de multiclubs qui pullulent désormais, tous se retrouvent à Molenbeek. Ce jour-là, beaucoup semblent néanmoins se demander où ils ont mis les pieds. Olivier sort de la masse de supporters, verbe haut et accent couleur locale, et leur propose de les glisser dans une paire de tongs.
Avec une défaite honteuse à Ostende dans le rétroviseur et un match capital contre Eupen au prochain carrefour, les tribunes grondent au stade Edmond Machtens, antre du RWDM. En début de saison déjà, l’éviction du président Thierry Dailly par le propriétaire américain John Textor avait chamboulé les entrailles des fidèles de la remontada, entamée au cinquième échelon national quelques années plus tôt. Les mauvais résultats du début de l’hiver ont épuisé les réserves de patience d’un kop qui promet la révolte en cas de faux pas face à Eupen, rival dans la course au maintien, dans une vidéo qui circule sur TikTok à la vitesse d’un sprint de Mickaël Biron. Chose promise, chose due: à cinq minutes du terme, l’atterrissage d’un nouveau fumigène sur la pelouse, à bonne distance des acteurs de la rencontre, incite l’arbitre à renvoyer tout le monde prématurément au vestiaire. Les cinq minutes manquantes seront rejouées quelques jours plus tard, à huis clos.
Les supporters ont perdu la proximité avec les joueurs, on la leur a enlevée.
Il y a les tongs et les fumigènes. Puis les gobelets et les cortèges. Les premiers prennent pour cible Anthony Moris, gardien de l’Union Saint-Gilloise visé par des supporters d’Anderlecht qui balancent bière et frustration en plein cœur d’un nouveau derby perdu. «Un peu d’éducation ne ferait pas de tort», réplique le dernier rempart luxembourgeois face aux micros, expliquant que «les insultes ne dérangent pas, ça fait partie du show, mais les jets de gobelets, c’est déplorable» et confiant sa crainte de voir le match arrêté. Les seconds se forment sur le boulevard Zoé Drion, en direction de la tribune principale du stade de Charleroi, pour demander des comptes à Mehdi Bayat. Là, il y a bien plus de mots que de projectiles, mais l’atmosphère glaciale suffit à déchaîner commentateurs et éditorialistes, évoquant parfois même des instances aux acronymes complexes et de l’incitation à la violence après avoir entendu les «Mehdi Bayat, grosse pétasse, on va tout casser chez toi» (NDLR: reprise d’un chant lancé il y a quelques années par les supporters de Marseille à l’encontre du président de Lyon, Jean-Michel Aulas).
Le cumul des faits renforce l’image négative du supporter acharné, caricaturé comme un écervelé imbibé et victime de l’effet de foule qui contamine les tribunes. Renforcée, également, se retrouve la politique prônée par Lorin Parys, le CEO de la Pro League, qui annonçait fièrement en début de saison que les dossiers de supporters traités au cours de l’année écoulée avaient été multipliés par trois grâce à la mise en place de la Chambre nationale pour les exclusions civiles à l’été 2022: «Nous poursuivons notre travail pour assurer la sécurité de nos supporters dans les stades, au sein desquels nous voulons accueillir encore plus de familles et d’enfants à l’avenir.»
Supporters modèles et pyrotechnie
«On a l’impression que la Pro League ne veut qu’un certain type de spectateurs dans les stades», lance l’un des leaders des tribunes d’Anderlecht, avant d’esquisser le portrait-robot de ce supporter idéal: «Des gens sagement assis sur leur siège, avec un soft dans une main et un sachet de pop-corn dans l’autre. Il faut surtout qu’ils consomment.»
Pour ceux qui dépasseraient un peu trop les bords de ce comportement exemplaire, la menace de l’interdiction de stade s’est renforcée. Sous l’impulsion de la ministre de l’Intérieur, Annelies Verlinden, une nouvelle «loi football» a été approuvée par le Parlement en juin dernier, dans le cadre du plan global «Ensemble pour un football sûr». Au menu, des interdictions de stade qui peuvent s’étendre jusqu’à dix ans, avec des chevaux de bataille majeurs que sont la lutte contre le racisme, la xénophobie et la pyrotechnie. Ce dernier point, qui tient particulièrement à cœur aux représentants de la culture ultra, a été abondamment débattu. D’abord, quand les groupes issus de tribunes parfois rivales de longue date se sont rassemblés pour offrir un interlocuteur commun à la ministre, par des lettres ouvertes restées sans réponse. Ensuite, quand une succession d’événements houleux en tribunes lors de l’automne 2021 a provoqué une rencontre cette fois réclamée par le camp ministériel.
«On a dit à la ministre que cette loi allait créer plus d’incidents parce que beaucoup plus de gens auraient recours à la dissimulation d’engins pyrotechniques, à l’usage de cagoules pour ne pas être identifiables et que tout ça engendrerait des crispations avec la police et les gens qui nous accompagnent sur le terrain, rembobine Sébastien, figure emblématique des Storm Ultras de Charleroi et représentant des supporters lors de cette rencontre. Nos excès ont été fustigés, mais nos précédentes invitations polies au dialogue étaient restées sans réponse. Là, dès que les tribunes ont débordé, on a directement demandé à nous voir.»
Supporters en vase clos
C’est le paradoxe de ces tribunes dites «populaires», qui donnent toujours autant de voix mais quittent souvent le stade avec l’impression qu’il n’y a plus grand monde pour les entendre. Au fil des rachats par des investisseurs étrangers, beaucoup se retrouvent face à des interlocuteurs qui ne sont plus les véritables décideurs quand la situation sportive ou financière de leur club les amène à demander des comptes. Quant aux joueurs, ils sont de plus en plus rares à tisser un véritable lien avec les tribunes. Les entraînements ouverts au public sont devenus une exception, la plupart des rencontres «intimes» se sont transformées en confrontations où le fossé sans cesse plus profond est aussi palpable que sur la vidéo molenbeekoise. «On a instauré une distance énorme entre les acteurs et les supporters, déplore Sébastien. Les joueurs sont mis dans une bulle et vivent complètement hors des réalités de ceux qui les soutiennent. Les supporters ont perdu cette proximité, on la leur a enlevée. Tout ce qui se passe sur le terrain leur échappe, la communication est de plus en plus floue et il ne leur reste que ce lien qui existe au sein de la tribune.»
Les supporters sont reclus, parfois même enfermés. A Saint-Trond, à l’occasion du derby limbourgeois contre Genk au bout du mois de septembre 2019, les supporters visiteurs avaient été accueillis dans un bloc de tribune complètement vitré à l’avant et surmonté de filets. Les vitres avaient été forcées, le match arrêté, et la sentence d’un dirigeant limbourgeois résumait parfaitement le ressenti du public: «Si on met les gens dans une cage, il ne faut pas s’étonner qu’ils se comportent comme des animaux.»
Les dérives sont réelles, les conditions qui les engendrent le sont tout autant. Aujourd’hui, la possibilité de faire un déplacement en tant que supporter visiteur en se rendant dans la ville hôte par ses propres moyens sont devenues inexistantes, ou presque. Un fan du Standard habitant Bruxelles et désireux de se rendre dans le bloc visiteur de l’un des trois clubs de la capitale à l’occasion de la visite des Rouches devra forcément se déplacer hors de la ville pour retrouver le car affrété par l’un des clubs de supporters qui organise le voyage, qui aura alors le privilège de brûler les feux rouges sous escorte policière pour se rendre jusqu’au stade. Des mesures de sécurité hors norme, nées d’incidents survenus lors de rencontres en déplacement, mais qui augmentent autant l’alcool ingurgité par beaucoup lors du trajet que le degré de tension entre stewards locaux et supporters visiteurs.
L’enjeu est contagieux
La crispation est désormais partout. Parce qu’elle est voisine du spectacle, ardemment recherché par les décideurs qui y trouvent le moyen de rendre la compétition plus télégénique et donc plus lucrative à l’heure de monnayer les droits télévisés. Etrenné cette saison, le nouveau format de compétition prévoit ainsi une lutte finale à quatre pour éviter la relégation, avec une issue très incertaine pour ceux qui finiront la phase classique du championnat entre la treizième et la seizième place: deux d’entre eux descendront vers cette Challenger Pro League (la D2) que tous présentent comme un mouroir, un troisième jouera un barrage de la peur contre le troisième classé de deuxième division, et seul celui qui finira premier de ce minichampionnat à quatre sera sauvé. «Ce système a été instauré par la Pro League, et donc par les clubs, pour mettre de la tension, de l’émotion et de l’enjeu. Pourquoi les supporters présents en tribune devraient-ils réagir à cet enjeu imposé autrement qu’avec de la tension et de l’émotion?», s’interroge Sébastien.
Au-delà des événements ponctuels lors de derbys ou de grosses rivalités, ce sont dans les clubs en difficulté au classement et où la passion des supporters est souvent vantée que les dérives sont le plus constatées. Ceux-là mêmes dont joueurs et commentateurs saluent la ferveur lorsque les tribunes s’embrasent avant une rencontre ou que les chants résonnent dans tout un stade. La frontière entre le «bon» et le «mauvais» supporter est si ténue qu’en l’espace de nonante minutes, certains peuvent passer de l’un à l’autre au gré d’un fumigène qui agrémente une animation puis finit sur la pelouse. Les images des tribunes, souvent exploitées dans les spots publicitaires pour vanter l’ambiance des stades, deviennent alors rapidement pointées du doigt. Dans les tribunes, le supporter n’a le droit de s’enflammer que positivement. Pourtant, dans les pays nordiques ou aux Etats-Unis (avec une tribune «fumigènes autorisés» à Orlando), un usage réglementé des engins pyrotechniques est de plus en plus souvent en vigueur en concertation avec les autorités, le tout avec un taux d’incidents bien plus faible que là où ils sont interdits.
«On veut contrôler la liberté des supporters, résume l’homme fort des Storm Ultras. Avec notre groupe, on doit avoir environ six cents matchs à notre actif depuis notre création en 2001. Combien d’incidents significatifs y a-t-il eu à déplorer? Je ne nie pas qu’il y a eu des dérives, mais je m’interroge sur le fait qu’on pointe un comportement dans 1% des cas comme l’un des grands problèmes du football actuel. On nous dit de penser aux enfants, mais on parle d’un sport gangrené par la corruption ou le blanchiment d’argent dans lequel personne n’est vraiment puni. Notre passion s’exprime parfois avec excès, oui. Les conneries des supporters sont-elles pour autant la chose la plus grave que le football montre à nos enfants?»
Et si, pour que les tribunes crient moins fort, il fallait juste tenter de leur parler?
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