Foot: l’effondrement du Club de Bruges sur la scène nationale
Référence du football belge ces dernières années, le Club de Bruges s’est effondré sur la scène nationale après un exploit européen. Analyse d’un paradoxe.
La phrase se dégaine comme un cliché. Rapidement, instinctivement, presque sans réfléchir. Quand le football repasse les plats, il aime servir des lieux communs. L’un d’eux veut que «tout va très vite dans le football». Phrase sans auteur. On ne sait même plus qui l’a dite la première fois. Ce qui est sûr, par contre, c’est que tout le milieu l’a déjà prononcée.
A Bruges, la vitesse du demi-tour s’évalue à deux semaines. Les quatorze jours qui séparent un match nul héroïque sur la pelouse de l’Atlético de Madrid, synonyme de qualification historique pour les huitièmes de finale de la Ligue des Champions, d’une défaite cinglante à domicile face au FC Porto. Quatre buts dans le buffet, c’est trop pour un Vincent Mannaert qui a visiblement dû arroser la soirée pour mieux l’encaisser. Oubliées la qualification acquise deux semaines plus tôt et la victoire conquise contre le meilleur ennemi anderlechtois dans la foulée: le CEO du Club de Bruges déboule dans le vestiaire, y crache son mépris alcoolisé aux joueurs et se retrouve mis à la porte par les cadres du noyau.
Trop nombreux, le noyau de Bruges a connu des frictions cette saison.
Sous pression constante, Vincent Mannaert n’est pas le seul manager du championnat à compenser par le gosier. Loin de là. Il est par contre le seul à l’avouer publiquement, dans une interview accordée à l’hebdomadaire Humo: «J’ai un problème avec l’alcool.»
L’homme précise que les ennuis ne datent pas d’hier. La boisson et ses excès ont également accompagné les lauriers des saisons précédentes, qui ont érigé Bruges en référence nationale avec cinq titres depuis 2016. La différence: les temps n’étaient alors pas à la recherche de coupables. Si on raconte aujourd’hui que le CEO du Club n’hésite pas à descendre dans le vestiaire, à réclamer des changements par SMS à la mi-temps des matchs puis à sermonner son coach en public quand il n’a pas obtempéré, ces situations ont également été vécues par Ivan Leko, Philippe Clement ou Alfred Schreuder, architectes des cinq derniers sacres brugeois. Au milieu des victoires, il y a toujours moins de place pour les histoires qui dérangent.
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La logique de Mannaert
Peut-être Bruges a-t-il cette fois poussé sa logique trop loin. L’été dernier, le choix de Carl Hoefkens, enfant de la maison encore inexpérimenté, pour enfiler le costume de coach a fait grincer des dents dans les locaux futuristes du Belfius Basecamp, centre d’entraînement des Brugeois. Un choix alors poussé par Vincent Mannaert, convaincu par les qualités de l’ancien défenseur autant que par l’emprise qu’il pourra avoir sur lui. Dans l’entourage du Club, on raconte qu’après les années passées sous la bride de Michel Preud’homme, le CEO s’est généralement entouré de coachs pour qui Bruges était un cadeau inespéré, probablement plus enclins à lui tendre l’oreille. Finalement, quatre entraîneurs différents ayant participé à l’hégémonie brugeoise, ce rôle était-il si important?
En 2016, quand les rumeurs d’un départ de Michel Preud’homme naissent dans la foulée d’un titre attendu de longue date, Vincent Mannaert esquisse déjà son avis sur la question: «Un entraîneur principal est important, mais un grand club doit parvenir à dépersonnaliser son succès.» Une logique de succès d’entreprise, où les employés de l’ombre sont vivement incités à ne pas répondre aux sollicitations médiatiques pour rester à l’abri des réputations qui décollent et des ego qui enflent. Le modèle industriel de Bruges ressemble à celui d’une machine inarrêtable, et se met étonnamment à dérailler au moment où on l’attend le moins, dans la foulée de cette consécration européenne tant attendue.
Il faut dire qu’en parallèle de l’intronisation de Carl Hoefkens, le Club prend un nouveau virage important. Une courbe qui le tourne résolument vers son centre de formation, où mûrissent des talents locaux ou arrivés très jeunes de l’étranger. Sous le soleil du Belfius Basecamp, au début de l’été, les recrues sont d’abord rares, et les nouvelles têtes surtout jeunes. Bruges mise énormément sur le défenseur ivoirien Abakar Sylla, le milieu défensif belge Noah Mbamba et l’ailier supersonique norvégien Antonio Nusa pour faire décoller les résultats collectifs en même temps que leur valeur marchande. Une politique loin d’être dénuée de sens, mais qui a des opposants de poids dans un vestiaire qui sent que ses meilleures années s’éloignent et qu’il faut capitaliser sur la scène européenne. Même l’arrivée de l’Espagnol Ferran Jutglà, plusieurs apparitions avec le Barça au compteur, ne convainc pas complètement les tauliers. «Pour être champion de Belgique, ça ira, mais si on veut faire un grand coup en Coupe d’Europe, il faut un attaquant à quinze millions», entend- on alors dans le chef-lieu ouest-flandrien.
Si l’homme de la situation semble longtemps devoir être le robuste Danois Rasmus Højlund, le transfert de ce dernier à l’Atalanta Bergame force Bruges à se rabattre vers une vieille connaissance du championnat: l’Ukrainien Roman Yaremchuk, ancien buteur de Gand qui peine à se faire une place au soleil de Lisbonne, sous le maillot du Benfica. Les messages qui s’empilent dans le téléphone de Vincent Mannaert racontent l’histoire d’un vestiaire conquis. Puisqu’il faut briller, le Diable Rouge Dedryck Boyata dépose également son CV et son expérience dans le secteur défensif.
Le pari Hoefkens et l’erreur Parker
Les grands noms arrivent, les cadres sont toujours là et les jeunes ne disparaissent pas. Le talent s’empile dans un noyau qui déborde, et certains joueurs sortent même du placard, comme Kamal Sowah – acheté neuf millions d’euros sans véritable succès l’été précédent – qui s’invite dans le onze de base au cœur d’un secteur offensif pourtant engorgé. En surnombre, le vestiaire gronde à la moindre contre-performance, tous ceux qui n’en font pas partie estimant que leur heure doit arriver. Le management de Hoefkens, très axé sur la responsabilité du groupe, touche ses limites quand l’affiche au menu de l’équipe ne suffit pas à élever naturellement le niveau. Malgré tout, les miracles de Simon Mignolet et les matchs de haut vol livrés par Ferran Jutglà suffisent à briller en Ligue des Champions tout en restant dans le coup en championnat.
La logique de l’entraîneur qui n’est qu’un rouage du système semble avoir atteint ses limites.
Coupée en deux par la Coupe du Monde hivernale, qui brise le rythme en même temps que les rêves de certains, la saison reprend par une élimination face à Saint-Trond en Coupe de Belgique, puis un licenciement de Carl Hoefkens quelques jours plus tard. Bruges se cherche un coach entre les fêtes, et le trouve de l’autre côté de la Manche. Scott Parker, ancien milieu de terrain routinier de Premier League, débarque en Venise du Nord. Il n’y atterrit jamais vraiment.
Le choc des cultures est gigantesque. Scott Parker ne connaît pas mieux les profils de son noyau que le nom de ses adjoints belges. Il ne déclenche que des rires quand, avant un déplacement à l’Antwerp, il pense informer ses joueurs en leur apprenant que l’ambiance au Bosuil est «visiblement assez chaude». Ses décisions tactiques interpellent, certains hommes forts du début de saison sont mis à l’écart mais ce sont les autres, restés sur la pelouse, qui incitent la direction à couper la tête du flegmatique anglais dans la foulée du naufrage à Benfica, en huitièmes de finale retour de la Ligue des Champions.
Ridiculisé 5-1 à Lisbonne, Bruges revient en Belgique avec l’air hagard au terme d’un voyage étrange. Toujours associés, comme s’ils n’étaient que deux têtes posées sur le même corps, le CEO Vincent Mannaert et le président Bart Verhaeghe font hôtel à part sur le sol portugais. Le premier n’est même pas présent lors du repas de la presse, préférant officiellement rester à proximité du staff et des joueurs pour prendre leur pouls à l’aube de la déroute. En interne, on glisse pourtant que les divergences de vue n’ont jamais été aussi profondes entre les deux hommes forts du projet bleu et noir. Dans Humo, Mannaert qualifie d’ailleurs le choix de Scott Parker, principalement guidé par Verhaeghe, de «plus grosse erreur de la saison».
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Le temps du changement
L’été s’annonce particulièrement mouvementé. Il devrait provoquer le départ de Noa Lang, dont le retour au meilleur niveau aura probablement été le seul bienfait de l’ère Parker. Le Néerlandais survole à nouveau le championnat, sans toujours être récompensé à cause de coéquipiers parfois maladroits, mais masquant mieux sa frustration sur le terrain que son père qui tempête en tribunes. Dans le clan Lang, on impute à la méforme collective brugeoise la perte du statut international de Noa, absent du groupe batave en mars après un Mondial presque intégralement passé sur le banc.
Les chamboulements attendus dans le noyau trouveront évidemment une continuité dans le staff, où l’intérimaire Rik De Mil devrait quitter le premier rôle malgré une pige validée par la qualification en play-offs 1. Puisque Bruges ne jouera vraisemblablement pas la Ligue des Champions, les rêves de grands noms sont rangés au placard, quelques mois après avoir sondé des profils du calibre de Roberto Martinez, Steven Gerrard ou Domenico Tedesco. L’heure est de toute façon au retour au terroir, par un réflexe vieux comme le football qui veut qu’un club en crise tente toujours de se retourner vers les recettes efficaces du passé. Ivan Leko et Philippe Clement avaient fait leurs armes dans un autre club belge avant de s’installer avec succès dans la Venise du Nord. Pas étonnant, dès lors, de voir des noms couleur locale filtrer de la short-list brugeoise. Ronny Deila et Jonas De Roeck, dont le travail à la tête du Standard et de Westerlo impressionne, sont cités avec insistance, mais pas autant qu’un Karel Geraerts qui a pour lui son passé de joueur bleu et noir en plus de son année brillante à la tête de l’Union Saint-Gilloise.
Dans les bureaux aussi, Bruges devrait changer. Orphelin de son binôme Roel Vaeyens, avec lequel il travaillait depuis de longues années, Vincent Mannaert pensait avoir trouvé le remplaçant idéal avec Tom Caluwé, mais l’ancien directeur sportif de Malines n’est pas parvenu à se faire à l’environnement brugeois et ne vivra qu’une expérience de courte durée au stade Jan Breydel. Il faudra donc trouver un autre bras droit au tout-puissant Mannaert, à moins que le Club ne décide finalement de lui trouver directement un remplaçant. Les écarts de conduite seraient un argument suffisant pour tourner la page, mais à Bruges, personne n’oublie que la recette Mannaert a permis de systématiser le succès malgré les revers de la brillante médaille. Surtout, d’aucuns doivent une fière chandelle à celui qui s’est épanché dans la presse pour servir de bouclier à ses couleurs.
Quel que soit le nouveau coach, les débats resteront animés en interne. C’est le jeu belge qui veut ça, avec des décideurs qui aiment s’immiscer dans l’intimité du vestiaire pour demander des explications ou des comptes. A Anderlecht, Vincent Kompany avec sa vision anglicisée du football, s’étonnait de voir Wouter Vandenhaute si souvent dialoguer avec ses joueurs. A Gand, la réunion avec le président De Witte et le manager Louwagie est un rituel hebdomadaire auquel chaque coach doit se plier. Est-ce un cliché? C’est en tout cas une histoire qui se dégaine aussi vite qu’un parapluie quand le temps est à l’averse, parfois après des années à la tolérer en silence. Il paraîtrait que dans le football, tout va très vite.
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