Fashion Sakala (KV Ostende): « J’ai reçu un don de Dieu, dans mes rêves, je vois ce qui va m’arriver »
Ses proches l’appellent Captain. Adolescent, en Zambie, il partait chasser dans le bush. Maintenant, il empile les buts avec Ostende, mais son objectif n’a pas changé: nourrir sa famille. Tel est l’incroyable destin de Fashion Sakala, meilleur buteur des Côtiers.
« Disputer les PO1 et inscrire quinze buts. » Fashion Sakala (23 ans) ne doit pas réfléchir longtemps quand on lui demande quelles sont ses ambitions pour la fin de saison. Ostende n’a pas encore figuré parmi les quatre premiers depuis le début du championnat, « mais ça peut toujours venir. Et j’en suis à douze buts, ce qui est déjà mieux que l’an dernier. À l’époque, cependant, je jouais sur l’aile. »
Parlez-nous de votre jeunesse. Où avez-vous grandi?
FASHION SAKALA: Dans un village assez loin de Chipata, à la frontière du Malawi. Je viens d’une famille très pauvre, mais je n’ai pas honte. Au contraire: mon histoire démontre qu’on peut changer les choses. À la maison, il n’y avait rien à manger. Ma famille a très vite compté sur moi. J’allais chasser dans le bush, tout seul. On m’appelait Captain parce que je cherchais toujours à protéger mes proches.
Et votre père?
SAKALA: Il faisait de son mieux, mais il n’avait pas de travail ni la volonté ou le courage d’aller dans le bush. Ça ne veut pas dire que ce n’était pas un bon père. Dieu m’a fait naître pour que je l’aide à changer sa vie. C’était aussi un bon joueur de foot. À notre échelle évidemment, car notre monde était petit. Nous n’avions pas d’électricité, pas de télé. Rien. Mon père avait une radio. Notre première télé, nous l’avons eue en 2008.
Joseph Akpala m’a raconté un jour que chez lui non plus, il n’y avait pas de télé. Il allait voir les matches dans un bar où il y avait sans cesse des pannes d’électricité.
SAKALA: Chez nous, il n’y avait même pas de bar. Notre religion ne nous permet pas de fréquenter ces lieux. Même plus tard, quand j’ai eu de l’argent et que j’ai habité en ville, je n’y allais pas. Ici non plus. Mon père me disait toujours qu’un joueur ne doit pas boire ni fumer.
Il vous a aussi donné le plus beau prénom du football belge.
SAKALA: En fait, je m’appelle Timothy. C’était son prénom, mais comme il dribblait bien, on l’appelait Fashion et son surnom est devenu un nom. Quand je suis né, il m’a appelé Timothy, mais d’autres ont insisté pour que ça soit Fashion. Alors, sur mon passeport, c’est Fashion.
Quels animaux chassiez-vous?
SAKALA: Des impalas et des lapins. Avec des chiens! ( Il rit) À un certain moment, nous en avions 18. Je chassais six à sept heures par jour. Nous rabattions les animaux et nous les tuions. Aujourd’hui, je trouve ça stressant, mais à l’époque, j’aimais bien. Et j’étais fier de rentrer à la maison avec mes proies. Je l’ai fait pendant six ans, de dix à seize ans. Tous les jours! Du coup, je n’allais pas beaucoup à l’école. Quand on a faim, on se concentre juste sur la façon de survivre.
Pourtant, vous parlez parfaitement anglais.
SAKALA: Dans ma famille, je suis le seul. J’ai quatre soeurs et deux frères qui parlent nyanja. Ils comptent sur moi pour les aider. J’aide aussi des oncles, des tantes, des cousins et même des gens qui ne sont pas de la famille. J’ai beaucoup de responsabilités et je sais que je dois être prudent avec ma carrière pour qu’on ne retombe pas dans la pauvreté.
Ça vous stresse?
SAKALA: Ça va encore. C’est plutôt motivant de pouvoir aider des gens qui sont pauvres depuis des générations à s’en sortir. Plus tard, je veux rentrer en Zambie, mais pas les mains vides. Je veux faire de grandes choses pour toute ma région.
« Dans mes rêves, je vois ce qui va m’arriver »
Comment avez-vous commencé à jouer au football?
SAKALA: C’est une longue histoire. J’ai reçu un don de Dieu: dans mes rêves, je vois ce qui va m’arriver. En principe, je n’en parle à personne, sauf à ma femme et à ma famille. Un jour, mon père écoutait la radio et il a entendu parler de tests dans une école de football. Nous y sommes allés à deux sur notre seul vélo. Nous avons pédalé pendant cinq ou six heures. Mon père est un héros. C’était le dernier jour des tests et plusieurs joueurs avaient déjà été choisis. Je me sentais perdu, je ne parlais pas anglais, je ne savais pas où me changer et les gens se moquaient de moi, mais j’avais vu en rêve que j’allais être retenu, alors je n’ai pas lâché. On m’a mis dans l’équipe des non-sélectionnés pour affronter les sélectionnés. Dieu m’a aidé: j’ai inscrit trois buts en première mi-temps. Au repos, on m’a changé d’équipe et j’ai marqué cinq fois. Score final: 5-3, j’avais marqué les huit buts. J’ai pu rester et c’est là que j’ai appris l’anglais.
De dix à seize ans, j’allais chasser tous les jours! Du coup, je n’allais pas beaucoup à l’école. »
Fashion Sakala
Vous sentiez que vous aviez du talent?
SAKALA: Je sentais surtout qu’on se moquait de moi: de ma façon de parler, de mes vêtements… Mais quand on jouait, j’étais de loin le meilleur. Après un an, nous sommes partis en tournée pour affronter d’autres écoles et j’ai été repéré par un club de D1 zambienne. Mon père n’y croyait pas, il avait peur.
Qu’on vous vende comme un esclave?
SAKALA: Exactement. Il a téléphoné au président du club qui l’a rassuré. Alors, il m’a donné sa bénédiction. Il savait que j’avais rêvé de l’équipe nationale. C’était en 2013, j’avais seize ans.
En 2016, vous êtes parti à Zanaco, le grand club de Lusaka.
SAKALA: Comme je n’avais pas d’agent, j’ai appelé moi-même l’entraîneur pour lui demander de me donner une chance. Ce n’était pas habituel, mais il a envoyé quelqu’un me voir. Par la suite, il m’a demandé comment j’avais eu son numéro. Je lui ai dit que c’était un équipier qui me l’avait donné et je lui ai expliqué que je venais d’une famille si pauvre que seul le football pouvait nous aider. Il était surpris que quelqu’un de mon âge parle comme ça, mais je lui ai dit qu’on m’appelait Captain. Le club ne croyait pas trop en moi et m’a donné un tout petit contrat. J’ai dit au président qu’avant le début du championnat, il reviendrait avec un contrat de trois ans. Il m’a répondu que j’étais différent de tous les autres, que je parlais comme un trentenaire.
« Je ne serai jamais un Cristiano Ronaldo »
Un an plus tard, vous étiez en Russie.
SAKALA: Si j’étais resté à Zanaco, ma famille serait toujours pauvre. Je devais aller plus haut. Je continuais à acheter des vêtements bon marché et on se moquait toujours de moi. Jusqu’à ce que les entraînements commencent. Cette saison-là, j’ai inscrit onze buts et nous avons été champions. La fédération m’a appelé en équipe nationale U20. Lors d’un tournoi, j’ai été repéré par un Russe qui habitait en Afrique du Sud et travaillait pour le Spartak Moscou. J’ai accepté de passer un test. Après trois jours, j’étais engagé.
C’était comment, la Russie?
SAKALA: Pas facile. J’étais meilleur buteur de l’équipe B, mais on ne me donnait pas ma chance en équipe première.
À cause de votre couleur de peau?
SAKALA: Je ne veux pas dire ça, je ne cherche jamais d’excuses. Nous étions trois Africains et les autres se plaignaient sans cesse. Je leur disais que tout était dans les mains de Dieu, que se plaindre n’amenait que de la frustration, de mauvais entraînements et de mauvais matches. Nous devions encore travailler plus, préparer notre avenir. Parfois, je m’entraînais seul pendant qu’ils restaient sur leur téléphone. Je savais que je devais progresser.
Le fait de ne pas avoir eu de formation classique vous a-t-il joué des tours?
SAKALA: Oui. Je ne serai jamais un Cristiano Ronaldo, mais j’essaye de compenser ce manque de formation en faisant attention à mon alimentation, à mon corps. Un des gars qui étaient en Russie avec moi est venu me voir à Ostende. Il m’a dit qu’il n’avait jamais vu un Africain travailler comme moi.
« Ma femme veille sur mes investissements »
Vous vous êtes marié très jeune, pourquoi?
SAKALA: Nous habitions dans le même village. C’est arrivé spontanément. Quand je suis parti en Russie, je me souviens lui avoir dit que je ne la laisserais pas seule au pays: elle était belle, séduisante. Pour ne pas que d’autres hommes la poursuivent, je lui ai fait un enfant ( Il éclate de rire).
Elle ne vient que très peu souvent, pourquoi?
SAKALA:Ma femme, c’est comme ma soeur: une partie de moi-même. En Zambie, elle est mon agent: elle veille sur mes investissements.
Maintenant, c’est elle la capitaine!
SAKALA: Vice-capitaine! Je reste le boss. Si elle reste trop longtemps ici, je risque de perdre beaucoup d’argent. J’ai vu beaucoup de Zambiens faire confiance à d’autres, leur envoyer de l’argent pour construire des maisons. Mais quand ils rentraient en Zambie, il n’y avait rien, que de la misère. Je n’aime pas donner de l’argent. J’investis surtout dans la construction. Quand je rentrerai, nous pourrons profiter de la vie dans un pays calme, sans guerre.
Votre fille ne se plaint-elle pas de votre absence?
SAKALA: De plus en plus, elle a trois ans et elle voudrait que je sois tout le temps là. Il est temps que je lui fasse un petit frère ou une petite soeur. En Zambie, je reste en famille. Je perds des amis parce que je n’ai pas le temps de les voir ou d’aller au bar à chicha. Ils pensent parfois que je suis arrogant. C’est dommage, mais la famille passe avant tout. Nous habitons à Lusaka et j’ai huit heures de route pour aller voir mes parents.
« Je suis un buteur »
Vous êtes en fin de contrat à Ostende. Quel est le bilan après trois ans en Belgique?
SAKALA: On parle de prolongation et ça se passe bien. Je trouve mon évolution normale. La première saison a été difficile sur le plan tactique, car je n’étais pas encore habitué à l’Europe. J’ai beaucoup travaillé et il y a une grande différence avec le Sakala d’il y a trois ans.
Au début, vous couriez comme un poulet sans tête.
SAKALA: ( Il rit) Un peu, oui. J’ai appris à mieux choisir mes moments, à écouter.
Il faut dire que vous avez eu sept entraîneurs différents en trois ans.
SAKALA: À chaque fois, il faut écouter le nouveau coach, se demander s’il a raison ou pas. S’il a tort, il faut essayer d’apporter autre chose.
Vous n’obéissez donc pas toujours?
SAKALA: J’alterne ( Il rit). Écouter, c’est important, mais il faut aussi utiliser ses neurones. Je n’ai jamais entendu un entraîneur se plaindre d’un joueur qui marquait après avoir fait le contraire de ce qu’on lui avait demandé. Et si je n’avais fait qu’écouter… Pour certains, j’étais un attaquant de pointe. Pour d’autres, j’étais un ailier. Et pour d’autres encore, j’étais un médian…
Vous êtes quoi, en fait?
SAKALA: Un buteur. Chaque entraîneur m’a beaucoup appris et je suis bien meilleur qu’il y a trois ans. Le premier coach me demandait de partir dans le dos de l’adversaire et de faire le pressing en perte de balle. Je n’y croyais pas spécialement, mais il avait raison.
Comment est-il possible qu’Ostende joue pour une place dans le top 4 alors que la saison dernière, avec une équipe pas tellement différente, il jouait pour ne pas descendre?
SAKALA: C’est une question d’état d’esprit. L’an dernier, si l’adversaire marquait, nous baissions les bras. Maintenant, nous nous battons.
C’est pour arriver aux quinze buts que vous voulez tirer les penalties?
SAKALA: Gueye n’est pas tout à fait d’accord, mais pour l’entraîneur, je suis le numéro 1. Et après le match, on oublie tout.
Récemment, Mignolet a arrêté votre envoi. Allez-vous laisser tirer Gueye?
SAKALA: Non, ce serait un aveu de faiblesse. Je vais tirer dans le coin supérieur droit et ce sera but.
Les gardiens vous remercient.
SAKALA: Ha ha, on verra si je fais ce que je dis. Mignolet m’a déjà empêché de marquer. C’est pour ça que je veux jouer les PO1, pour encore affronter Bruges.
La puissance des rêves
Il l’a répété à plusieurs reprises: Fashion Sakala rêve de choses qui se réalisent plus tard. Ça lui est encore arrivé l’été dernier.
« Je me suis blessé au genou pendant la préparation et je n’ai pas pu m’entraîner avec l’équipe. On a décidé de m’opérer à Anvers, l’intervention devait avoir lieu un lundi. Dans la nuit du samedi au dimanche, j’ai rêvé que quelque chose de compromettant pour la suite de ma carrière se produisait pendant l’opération. J’ai appelé mon père qui m’a dit de suivre mon instinct. Une nuit, j’avais rêvé que ma soeur était à l’hôpital. Le lendemain, elle y était…
Ce dimanche-là, j’ai beaucoup prié, car quand je prie, les mauvais rêves ne se réalisent pas et les bons se concrétisent. C’est pourquoi, sur mon compte Instagram, on peut lire: dreams don’t die (les rêves ne meurent pas) . Normalement, je prie trois fois trente minutes par jour. Ce jour-là, j’ai prié pendant une heure. Le lendemain, je n’avais plus mal. Je suis arrivé au club et j’ai dit à l’entraîneur que je pouvais m’entraîner, qu’il ne fallait pas m’opérer. Personne ne me croyait, mais je n’ai plus jamais eu mal. J’ai juste tardé à retrouver la forme parce que j’avais pris du poids. »
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