De risée du foot aux portes de l’Euro: les secrets du succès du Luxembourg
S’il remporte ses deux matchs de barrage (contre la Géorgie et le vainqueur de Grèce-Kazakhstan), le Luxembourg disputera le premier Euro de son histoire.
Luc Holtz est un homme fidèle. A sa famille, déjà, dont les photos garnissent le calendrier à anneaux de son bureau. A ses clubs, ensuite, où il est resté en moyenne sept ans comme joueur puis entraîneur. A la Fédération luxembourgeoise de Football (FLF), enfin, où il travaille quotidiennement depuis 2008, dans un complexe installé en pleine campagne à Mondercange. «Je ne pensais jamais rester autant», sourit le sélectionneur du Luxembourg, qui affiche la plus grande longévité d’Europe, tout en exhibant un paquet de photos à dédicacer. «Je n’ai pas encore connu le malheur d’être limogé. Tant mieux. D’abord parce que c’est une grosse angoisse. Puis parce que le long terme permet de travailler dans la profondeur.»
D’assurer une continuité et des automatismes, aussi, puisque Holtz dirige un noyau presque inchangé depuis une quinzaine d’années. Une ossature articulée autour des tauliers Anthony Moris (Union), Laurent Jans (ex- Standard) et Gerson Rodrigues, mais également constituée d’une multitude de gars ayant grandi ensemble. Cette évolution marquée du sceau de la stabilité amène Roberto Martínez, récent adversaire des Luxembourgeois avec le Portugal, à comparer les «Rout Léiwen» à un club. Ca a du sens: rares sont les joueurs de sélection qui sont à ce point imprégnés des idées et principes de jeu de leur mentor.
«Je voulais que nos joueurs sortent de leur zone de confort.»
Vivre avec la défaite
Situé à l’angle d’une rue étroite du centre de Luxembourg-ville, le café Rock Solid ne ment pas sur son nom. Programmation musicale clairement contestataire, serveuse qui offre du cidre anglais, autocollants «Refugees Welcome»… Ce lieu fait partie des incontournables de Bob Gebele les jours de match. «Je me rends seul au stade depuis que j’ai 13 ans, confie le fan trentenaire, qui rejoint très vite le groupe de supporters M-Block Fanatics 95 derrière le but. Je suis longtemps venu sans réel espoir: on vivait avec la défaite, donc on n’était jamais déçu. Un coup franc bien placé ou un corner suffisait à nous rendre fous.»
Entre 2000 et 2011, le Grand-Duché n’a remporté que quatre de ses 70 matchs disputés au stade Josy Barthel, cette enceinte «old school» du centre de la capitale, où l’absence de toit a convaincu des générations entières de fans de rester devant leur télévision. Un stade que Michel Platini estimait «pourri», où l’ancien sélectionneur espagnol Vicente del Bosque a un jour dû s’asseoir sur une chaise de camping. Depuis trois ans, Bob et ses camarades du M-Block ambiancent néanmoins une arène nationale flambant neuve: le Stadion vu Lëtzebuerg. «Ca change tout: la pelouse est meilleure, les tribunes sont top et l’accès plus facile. Lors des deux premiers matchs, les 10 000 places ont presque toutes été vendues.» Un outil tombé à pic dans la stratégie nationale de professionnalisation amorcée il y a une quinzaine d’années.
Le Luxembourg et les apports étrangers
A la Fédération, Luc Holtz travaille entouré de maillots, fanions et affiches souvenirs des récentes performances du Luxembourg, comme cet improbable 0-0 arraché à la France quelques mois avant son sacre mondial en Russie. «Les résultats actuels découlent d’un processus de longue durée, place le quinqua aux yeux bleus. Le premier objectif était de mettre fin à cette mentalité anxieuse, propre à la fois aux Luxembourgeois et aux petites nations, qui consiste à installer un bloc bas pour ne surtout pas encaisser, puis à lancer un attaquant rapide en attendant l’aide du bon Dieu.»
Au tournant des années 2010, le natif de la capitale introduit une philosophie qui fait rimer possession du ballon avec audace et confiance. Puis il incite tout qui aspire à porter la vareuse nationale à quitter les clubs de BGL Ligue, la D1 locale, dont les salaires peuvent, certes, flirter avec les 10.000 euros mensuels, mais dont la structure reste amateur. Pour lui, c’est clair: les footballeurs doivent prendre de l’expérience et du galon à l’étranger. «Certains sont partis dans des championnats exotiques comme l’Ukraine ou la Pologne, se souvient-il. A l’époque, ce n’était pas évident pour un Luxembourgeois de se faire à la différence de culture. Mais je voulais qu’ils sortent de leur zone de confort.»
Message parfaitement capté par Sébastien Thill, pourtant taulier du Progrès Niederkorn. «Jusque-là, je n’avais pas besoin d’être à 100% pour faire la différence en BGL Ligue, alors je préférais aller boire un coup avec mes potes que m’entraîner sérieusement», confie-t-il par téléphone. A 23 ans, le jardinier communal commence à stagner et voit même l’équipe nationale s’éloigner: «Je restais bon techniquement, mais dans les efforts et l’impact physique, les joueurs pros étaient bien supérieurs à moi.» Brusquement, Thill décide de prendre soin de son alimentation, remplace la bière par du Fanta, travaille dur puis saute sur le contrat pro que lui offrent les Russes du FK Tambov, en 2020. La saison suivante, il rejoint le Sheriff Tiraspol en Moldavie, dispute la Ligue des Champions où il inscrit deux buts incroyables contre le Real Madrid et l’Inter Milan, et retrouve logiquement les Rout Léiwen. Une réelle source d’inspiration qui contribue au fait qu’aujourd’hui, tous les joueurs de champ du noyau traditionnel de l’équipe nationale sont professionnels. Du jamais-vu.
«L’équipe nationale est un peu le reflet de la société luxembourgeoise, peut-être plus ouverte qu’au début du siècle.»
Il est bien loin le temps des naturalisations de voisins français (Joubert, Rémy) ou belges (Joachim, Moris) pour garder la tête hors de l’eau. Le Luxembourg peut désormais compter sur ses forces vives, notamment héritées de sa diversité culturelle. «L’équipe nationale est un peu le reflet de la société luxembourgeoise, peut-être plus ouverte qu’au début du siècle, et que les descendants d’immigrés veulent désormais représenter», estime Luc Holtz. Le tiers de son noyau est constitué de joueurs aux origines portugaises. Au milieu du XXe siècle, un accord avec le pays méditerranéen a permis à de nombreuses familles de fuir la dictature de Salazar pour renforcer les secteurs de la construction et de l’Horeca luxembourgeois. Aujourd’hui, 150.000 personnes ayant des racines au Portugal ou dans ses anciennes colonies peuplent le Grand-Duché, soit 23% des 660.000 habitants. Pourtant, la cohabitation n’a pas toujours été évidente. La preuve par le foot. Désireuse de se fixer des points d’ancrage, la communauté portugaise a rapidement créé ses propres clubs et sa fédération, ce qui l’a longtemps isolée sportivement et donc socialement du reste du pays. Ce sont ensuite les cercles traditionnels luxembourgeois qui ont maintenu cette séparation en refusant l’accès des formations portugaises aux ligues de la FLF, probablement par peur d’y perdre en subsides communaux, occupations des terrains, supporters et joueurs.
Finalement, il a fallu attendre le début des années 2000 et l’intégration naturelle des deuxième et troisième générations d’immigrés portugais par le quartier, la langue ou l’école, pour régler le problème. Certains clubs ont fusionné, d’autres ont disparu. Les communautés se sont en tout cas mélangées, au bénéfice de tous.
L’épine des clubs du Luxembourg
Les tablettes rondes du café Do For Love de Luxembourg-ville sont interdites aux ordinateurs portables. Heureusement, Vivian Reydel a apporté un dossier estampillé «Racing FC Union Luxembourg» pour parler formation des jeunes. Ce pendant luxembourgeois d’Olivier Deschacht – la mèche blonde et les yeux bleus font beaucoup – vient tout juste de délaisser son poste de directeur de l’académie du club de la capitale (au profit de la Belge Aline Zeler). «On avait atteint le plafond de verre du Luxembourg, pense-t-il, face à son infusion menthe. On avait mis en place une commission technique, amélioré notre projet de jeu… mais on devait parfois travailler sans quinze ou 20 jeunes pendant la semaine. Ca devenait impossible de grandir…» A la manière de l’Adeps en Belgique, la FLF fonctionne comme un centre de performance qui rassemble les meilleurs joueurs du pays du lundi au jeudi avant de les renvoyer en club le week-end. Une façon de travailler plutôt singulière, liée à la taille et la démographie du pays, mais également au fait que la Fédération possède les meilleurs moyens financiers, logistiques et structurels de tout le pays. «Chaque semaine, leurs équipes affrontent des clubs pros comme Metz, Mayence ou Charleroi, poursuit Reydel. C’est clair que les jeunes ne peuvent pas engranger cette expérience internationale en restant au pays, mais ce système restreint les clubs à un certain niveau.»
Pour faciliter une structuration générale et équilibrée, Vivian Reydel prône une intervention de la FLF, l’instauration d’un cahier de charges, le détachement de coordinateurs auprès de clubs qui n’en disposent pas, ou encore la création de supports techniques et administratifs. Beaucoup de dirigeants ne cracheraient pas sur cette aide. Mais l’aspect hétérogène du foot luxembourgeois fait que d’autres continueraient probablement de se débrouiller seuls. Au Progrès Niederkorn, à l’extrême sud du pays, on a par exemple trouvé un moyen de se positionner face aux limites de la formation. Cet après-midi, le président et ancien joueur Thomas Gilgemann parcourt les plans d’amélioration du stade et l’histoire des Abeilles.
En moins d’une décennie, le FCPN vient de disputer deux tiers des rencontres européennes de son existence. Une réussite que le Français attribue notamment à l’intégration de jeunes talents en pleine émergence. «Au lieu d’aller à la concurrence avec un meilleur salaire, ils viennent au Progrès où il y a des ambitions et un contexte idéal pour se préparer au grand saut vers un championnat plus huppé, détaille Gilgemann, qui invoque un réseau et une culture du transfert inédits au pays. Contrat ou pas, on n’a qu’une parole: le garçon partira même si on ne récupère pas directement de fonds. Maintenir un équilibre demande un travail constant, mais ça paie.» Depuis 2018, le FCPN a envoyé seize joueurs vers le monde pro. Six d’entre eux évoluent aujourd’hui dans le giron de l’équipe nationale.
Les amis pros
En attendant les résultats de la fin mars, Luc Holtz et Bob Gebele préparent chacun à leur façon un potentiel Euro. Le premier visite notamment des camps de base en Allemagne. Il en a déjà refusé un proposé par l’UEFA près de Dortmund. Les chambres étaient petites, il n’y avait ni piscine, ni fitness, ni salle de récupération et pas non plus d’espace de loisirs. «Ca aurait été irresponsable d’installer mon équipe dans un tel environnement pendant trois semaines. Surtout dans un contexte psychologique extrêmement difficile… et nouveau, affirme le sélectionneur. On ne peut pas tout accepter sous prétexte que l’on est une petite nation. Le Portugal ou la Turquie ont davantage de qualités que nous. Si on doit les affronter en ayant eu de mauvaises conditions de préparation, ce n’est même pas la peine d’y aller…»
«On a bu des bières et on a fait la fête tous ensemble. Un truc de malade.»
Bob Gebele, quant à lui, discute déjà billets avec Luxair et tickets avec la FLF. «On réfléchit aussi aux tifos, confie le supporter, qui demande pardon pour son français pourtant impeccable. On veut marquer le coup, mais si ça passe, on n’aura pas beaucoup de temps. Il faudra être créatif.» Si «ça» passe, donc, le citoyen de Kehlen s’attend à une fête de tous les diables. En tribune. Puis avec les joueurs et le staff. Le cliché du petit pays où tout le monde se connaît? Parfaitement. «On a une vraie relation avec les gars de l’équipe nationale et quand je vais à la FLF, j’enchaîne les « Salut, ça va? ». Ca serait impensable ailleurs (rires).»
En juin 2023, quand les Rout Léiwen ont battu la Bosnie-Herzégovine 0-2 à Zenica, les fans du M-Block sont allés saluer les joueurs à leur hôtel. «C’est une tradition, mais là, le président de la Fédé Paul Philipp nous a invités à manger avec l’équipe. Après, on est allés dans le lobby, où on a mis de la musique, on a bu des bières et on a fait la fête tous ensemble. Un truc de malade.» Luc Holtz dégustait sûrement un verre de vin rouge. Comme souvent après un match. Quand on vous dit que c’est un homme fidèle.
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