Comment l’Ukraine s’est qualifiée pour l’Euro malgré la guerre
Depuis le début du conflit, l’équipe nationale de football d’Ukraine semble encore plus forte. Un Euro réussi en Allemagne signifierait beaucoup pour les Ukrainiens.
«Lorsque j’ai entendu l’hymne national avant le coup d’envoi du premier match de l’Euro, j’étais particulièrement émue», avoue Irina Zbozhek. L’Ukrainienne vit en Belgique depuis 2001, mais compatit fortement à la douleur provoquée par la guerre dans son pays. Elle est en contact quotidien avec ses amis et sa famille à Odessa. Le coup d’envoi du premier match, Roumanie-Ukraine, a été donné à Munich le 17 juin. «De nombreux réfugiés ukrainiens vivent en Allemagne et beaucoup sont venus au stade, poursuit Iryna. J’espère que ce championnat d’Europe donnera à mes compatriotes un nouvel élan émotionnel.»
L’Ukraine pourrait ainsi indirectement «marquer des points» contre la Russie, exclue de la compétition. Car comme l’a dit George Orwell: «Le sport c’est la guerre, les fusils en moins.» Les équipes sportives et les athlètes russes ont été bannis des compétitions internationales après l’invasion de l’Ukraine. «Les fédérations internationales de football –la Fifa et l’UEFA– autorisent l’activisme, elles ont pris parti pour l’Ukraine et se sont opposées à la Russie», confirme le professeur Jeroen Scheerder, qui enseigne le sport et la politique à la KU Leuven.
Lors du match de qualification pour le Championnat d’Europe contre l’Islande, l’UEFA a ainsi autorisé le déploiement d’une banderole ukrainienne sur laquelle on pouvait lire: «La Russie est un Etat terroriste.» « C’est inédit dans le football, affirme Jeroen Scheerder. Sur de nombreux terrains, depuis l’invasion, on observe souvent une minute de silence pour les victimes de la guerre en Ukraine. Les clubs de football amateur du monde entier ont lancé des actions pour aider le pays et son peuple. En revanche, lorsqu’il s’agit d’Israël et de Gaza, les fédérations sportives ont peur de faire preuve de symbolisme. Il est remarquable de constater à quel point l’Europe est divisée sur le conflit à Gaza, alors qu’à l’Ouest, la Russie est un ennemi commun.»
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Un Ballon d’or dans les tranchées
«Il est rare qu’un pays en guerre participe à un grand tournoi sportif; l’Ukraine est une exception, poursuit l’académique. Mais elle a toujours été un grand pays sportif. Il suffit de penser à Sergei Bubka, le légendaire sauteur à la perche. Il a concouru pour l’Union soviétique, mais il est bien un athlète ukrainien. Il a d’ailleurs été membre du Parlement ukrainien et, jusqu’à récemment, président du comité olympique de son pays.» Après l’invasion russe en février 2022, il a déclaré: «Nous ne sommes certainement pas seuls dans notre lutte, l’ensemble du mouvement olympique est derrière nous.»
Il y a douze ans, l’Ukraine a même coorganisé l’Euro, avec la Pologne. Depuis lors, elle a toujours été présente lors de cette compétition. «L’Ukraine a à cœur depuis longtemps de se montrer comme une nation sportive, ajoute Jeroen Scheerder. Il ne s’agit pas d’un nationalisme banal, comme les 90 minutes de chauvinisme lors d’un match des Diables Rouges ou l’agitation de drapeaux flamands au Tour des Flandres. Pour l’Ukraine, le sport est un soft power à côté de la puissance dure des armes de guerre. La culture et la musique sont également utilisées dans ce processus. Début juin, le lauréat du concours Reine Elisabeth, le violoniste Dmytro Udovychenko a ainsi posé un acte symbolique en ne serrant pas la main d’un membre russe du jury (NDLR: dont la femme, danseuse étoile du Bolchoï, figure parmi les soutiens de Vladimir Poutine).»
Ce sont surtout les (anciens) footballeurs qui attirent l’attention sur la guerre. Parmi eux, Igor Belanov, originaire d’Odessa, Ballon d’or et footballeur de l’année en 1986. Lors de la Coupe du monde au Mexique, la même année, l’attaquant a marqué trois buts contre les Belges dans le légendaire huitième de finale que les Diables Rouges ont remporté 4-3. Belanov jouait alors dans l’équipe d’URSS. Aujourd’hui, il dit avoir combattu sur la ligne de front contre la Russie. «Un courage fantastique et un esprit combatif inépuisable», a-t-il écrit sur Facebook en avril 2022, pour accompagner une photo de lui dans une tranchée, fusil à la main. Alors qu’il rendait visite à des soldats blessés dans un hôpital d’Odessa, Belanov a emporté avec lui son Ballon d’or. Sur les réseaux sociaux, il aime d’ailleurs associer ses plus grands exploits footballistiques à des actes de guerre héroïques.
«J’admire les athlètes qui défendent notre pays sur la ligne de front», témoigne, depuis Odessa, le journaliste Ruslan Drozdov. La guerre fait désormais partie du quotidien de cette ville. Une fois par jour, un missile atterrit ici. Régulièrement, l’alarme aérienne se déclenche. Mais en ville, tout le monde travaille, les gens sont dans les cafés, sur la plage, les enfants jouent… La vie continue.»
«Certains stades sont devenus des cimetières.»
La fuite des stars
«Au total, 300 athlètes professionnels ukrainiens ont déjà perdu la vie. Plus de 400 centres sportifs ont été réduits en miettes», indique le professeur Scheerder. La Lviv Arena, le stade où évolue le club de Karpaty Lviv et l’un des terrains de l’Euro 2012, a été transformée en camp de réfugiés avec l’aide des joueurs. Certains stades sont devenus des cimetières.»
Peu après le raid de février 2022, des footballeurs du Dinamo Kiev et du Shakhtar Donetsk ainsi que leurs familles ont demandé de l’aide dans un hôtel de Kiev. «Nous avons fui tête baissée et nous nous sentons abandonnés», a déclaré l’une des épouses des joueurs. Trois jours plus tard, ils ont franchi la frontière roumaine. «Le fait que les joueurs vedettes aient fui le pays n’a pas été contesté par la population, souligne Jeroen Scheerder. Les habitants s’en félicitent. Ils ont fait de même en mai lorsque le boxeur Oleksandr Usyk est devenu le champion du monde incontesté des poids lourds en battant Tyson Fury.»
En avril 2022, la Fédération ukrainienne de football a décidé de mettre un terme à la «Premjer Liha», le championnat national. Le Shakhtar Donetsk était alors le favori. L’équipe n’a pas été déclarée championne, mais des tickets européens ont été distribués pour que les clubs ukrainiens puissent participer aux compétitions continentales. Ainsi, le Shakhtar a remporté deux victoires contre l’Antwerp lors de la phase de groupes de la Ligue des champions en 2023. Les matchs à domicile des Ukrainiens se jouaient au Volksparkstadion de Hambourg.
L’équipe nationale n’a pas non plus disputé les qualifications pour le Championnat d’Europe en Ukraine, mais au Stadion Miejski en Pologne. L’Ukraine a pu se qualifier en terminant troisième d’un groupe comprenant l’Angleterre, l’Italie, la Macédoine du Nord et Malte. Lors des barrages, elle a éliminé la Bosnie-Herzégovine et l’Islande. Quelques jours avant le match décisif, les joueurs voyaient encore à la télévision les images des attentats d’Odessa et de Kiev. «La qualification est pour le peuple et nos combattants», a déclaré l’attaquant Viktor Tsygankov. «Un bon résultat au championnat d’Europe enchanterait le président Volodymyr Zelensky. Pour lui, le football est un outil de marketing géopolitique, estime le professeur Scheerder. Il peut ainsi s’attirer la sympathie de la communauté internationale. Et ce, à l’encontre des souhaits du président russe Vladimir Poutine. Le sport n’est pas apolitique. Il est devenu politique.»
Pour le président Zelensky, le football est un outil de marketing politique.
Une surprise ukrainienne?
L’Ukraine peut-elle surprendre à l’Euro? Le 3 juin, elle a encore tenu en échec le pays hôte, l’Allemagne (0-0), lors d’un match amical. Un beau cadeau pour le sélectionneur national et ancien international Serhiy Rebrov, qui a fêté ses 50 ans. Il est étonnant de constater que la guerre a permis à Rebrov de renforcer son équipe nationale. De plus en plus de footballeurs ukrainiens ont rejoint des ligues étrangères prestigieuses après avoir quitté la «Premjer Liha». Et les talents ukrainiens ont fait leurs débuts dans leur pays lorsque la ligue nationale de football a été relancée. «Les joueurs redoublent d’efforts car ils se rendent compte qu’une grande responsabilité repose sur leurs épaules, déclare le journaliste Ruslan Drozdov. Ils sont l’espoir de la nation.»
L’équipe comprend des joueurs de haut niveau issus des meilleures ligues européennes: Lunin a fait un excellent travail en remplaçant Thibaut Courtois, blessé, au Real Madrid. Artem Dovbyk et Viktor Tsygankov, les attaquants du FC Girona, surprenant troisième club espagnol, ont marqué 29 buts en Liga. Certains joueurs ont des liens avec la Belgique. Comme l’ancien attaquant de Gand et de Bruges, Roman Yaremchuk, mais aussi Serhiy Sydorchuk, qui évolue au cœur de la défense de Westerlo. «La guerre est terrible, a-t-il récemment expliqué à la Gazet van Antwerpen. Je suis heureux de ne pas vivre en Ukraine en ce moment.»
Le 26 juin, l’Ukraine rencontrera les Diables Rouges à Stuttgart. Malgré sa double nationalité, Iryna Zbrozhek doit peu réfléchir à la question de savoir qui elle soutiendra. «Toujours pour l’Ukraine. C’est un choix purement émotionnel.» Son mari, David Van Dorpe, est né et a grandi en Belgique. Il se rendra à Stuttgart avec des amis pour suivre le match en direct. «Je regarde toujours l’Ukraine avec plus de sympathie que la moyenne, dit-il. Le résultat m’importe peu. J’y vais pour profiter du football et de l’ambiance.»
«Les joueurs redoublent d’efforts car ils se rendent compte qu’une grande responsabilité repose sur leurs épaules.»
Un geste pour l’Ukraine?
Selon Van Dorpe, les supporters ukrainiens seront plus convaincus que les supporters belges. «Je suis toujours un peu jaloux des pays qui ont une identité claire. La Belgique a un sentiment national moins prononcé que l’Ukraine. Avec la guerre qui les met sous pression, les Ukrainiens seront émus par leur équipe nationale. J’aime cette façon de soutenir pleinement leur pays. Si l’Ukraine marque un but, je suis sûr que le buteur s’approchera de la caméra et fera un signe à ses compatriotes.»
«Qui sait, peut-être que Romelu Lukaku accomplira-t-il un acte symbolique de solidarité. Lui qui s’était agenouillé contre le racisme pour la cause du mouvement Black Lives Matter…» En février, le Belge avait également fêté un but en mimant un pistolet fictif sur la tempe et en posant une main sur la bouche pour dénoncer la violence meurtrière au Congo, son pays d’origine.
Selon le Pr. Scheerder, les choses seront différentes lorsque les Diables Rouges affronteront Israël dans le cadre de la Ligue des nations de l’UEFA, le 6 septembre, au stade Roi Baudouin: «La charge politique sera énorme. On s’aperçoit que le conflit est très sensible. Ce match sera accompagné de nombreuses mesures de sécurité. Tout comme lors du championnat d’Europe en Allemagne, en raison de la menace terroriste permanente.»
«Les Ukrainiens sont fiers de leurs compatriotes footballeurs. Ceux-ci collectent de l’argent pour soutenir l’armée», atteste Ruslan Drozdov. Le joueur vedette Oleksandr Zinchenko, par exemple, affirme avoir déjà donné plus d’un million d’euros. La population espère pouvoir regarder les matchs du championnat d’Europe en direct. «Dans tout le pays, l’électricité est coupée de temps à autre en raison des bombardements russes sur les infrastructures critiques, poursuit Drozdov. Mais dès que je sortirai de l’abri, je regarderai certainement les résultats de nos gars et je pourrai chanter à la gloire de l’Ukraine.»
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