Comment le Diable est redevenu hype
Déconfit après la débâcle du Mondial au Qatar, le supporter belge croit à nouveau en son Diable. Coup de projecteur sur un coup de fraîcheur.
Le coup de communication fait du bruit. Au sens propre. Sur la passerelle qui mène les visiteurs louvanistes vers le parallélépipède futuriste qu’est le musée Hergé, la Castafiore donne de la voix en guise de comité d’accueil. Le secret est bien éventé depuis quelques mois, les nouveaux maillots passant devant trop d’yeux pour résister aux fuites sur les réseaux sociaux, mais la Fédération belge de football met néanmoins le paquet pour annoncer que son Diable s’habillera en Tintin l’été prochain. Un maillot bleu qui rappelle celui que font briller Jérémy Doku et Kevin De Bruyne à Manchester, un short brun et des chaussettes blanches pour partir à l’aventure. Le storytelling crève les yeux, et la Belgique choisit évidemment son déplacement sous les projecteurs de Wembley – cadre d’un match amical contre le colosse anglais – plutôt que le duel face à l’Irlande pour la première sortie de sa nouvelle parure.
Les maillots ne sont pas les seules nouveautés d’une fin de matinée où Domenico Tedesco est pourtant avare en surprises. Avant les premiers mots du sélectionneur, c’est Piet Vandendriessche qui prend la parole. L’ancien CEO de Deloitte Belgium occupe depuis janvier la même fonction au sein de la Fédération belge de football, et profite de sa première sortie en grand public pour annoncer la prolongation du contrat du coach italo-allemand. Sans oublier de déclarer son amour au héros du jour, évidemment. Tintinophile auto-proclamé, Vandendriessche raconte sa fascination pour les albums Objectif Lune et On a marché sur la Lune, et rappelle qu’ils ont été écrits à la fin des années 1940, «quand il n’était pas encore question de voyager vers la Lune, ce qui prouve la grande force d’imagination d’Hergé».
Un coup d’avance sur son temps. C’est la vague sur laquelle veut surfer un football belge qui retrouve le sourire après la désillusion de l’hiver qatari en 2022. Pour le voyage estival en Allemagne, on assistera ainsi à une prise de pouvoir affirmée de ce qu’on appelait la «Génération 2026» dans les couloirs des bureaux de la Fédération à Tubize, quand Roberto Martínez y dictait encore le tempo.
Le projet “Génération 2026”
Longtemps dépeint comme un sélectionneur conservateur, le Catalan avait pourtant amorcé un premier virage au bout de son mandat, qu’il exerçait en même temps que la fonction de directeur technique fédéral. Entre l’Euro 2021 et la Coupe du monde 2022, la moyenne d’âge du Diable avait ainsi diminué, une première depuis la reprise des années glorieuses en 2014. En plus des habituels tauliers du groupe, qui se taillaient la part du lion en termes de temps de jeu, la sélection de 26 Belges avait ainsi accueilli les noms de Zeno Debast, Arthur Theate, Jérémy Doku, Charles De Ketelaere, Amadou Onana ou Loïs Openda, tous âgés de moins de 23 ans au début du tournoi.
Ancien homme fort de l’Union belge, Mehdi Bayat disait de Roberto Martínez qu’il aimait maintenir les matchs amicaux dans des fenêtres internationales pourtant surchargées: «Quand il fait ça, il met sa casquette de directeur technique. Sa volonté, c’est de poursuivre son travail de détection.» Contre la Suisse et la Côte d’Ivoire à la fin de l’année 2020, face à l’Irlande et au Burkina Faso en mars 2022, le coach catalan prépare donc l’avenir. A quelques mois de la Coupe du monde, il décide ainsi de réserver les deux rencontres amicales aux joueurs qui comptent moins de 50 sélections sous la tunique du Diable. Tant pis si certains voient ça comme une forme de complaisance envers les anciens, épargnés de deux matchs supplémentaires à une période où les rencontres à enjeu se multiplient.
Martínez, lui, déroule son plan. Minutieux dans son analyse de tous les jeunes joueurs qui sont sur le point d’éclore, il déclare dès l’automne 2021 qu’il est «convaincu que nous avons les armes pour nous maintenir dans le futur parmi les six meilleures sélections du monde quand notre génération actuelle ne sera plus là.» Entre la sortie de la pandémie et la fin de son mandat, le Catalan permet ainsi à 21 Belges de faire leur début dans le costume de Diable. Parmi eux, douze font partie de la liste de 25 noms égrenée par Domenico Tedesco dans l’imposant hall d’entrée du musée Hergé.
Le Diable selon Tedesco
La quarantaine pas encore atteinte, le sélectionneur diabolique a donné le ton dès sa première liste, rendue voici un an pour un match qualificatif en Suède et une rencontre amicale en Allemagne qui ont lancé son bail jusqu’ici couronné de succès. Entre retraites internationales et choix forts, le groupe mondialiste de Martínez voit disparaître les noms de Simon Mignolet (34 ans), Toby Alderweireld (33 ans), Eden Hazard (31 ans) et même Axel Witsel (33 ans). Quelques mois plus tard, le conflit avec Thibaut Courtois frappe encore dans une moyenne d’âge qui, pour la dernière sélection, ne culmine qu’à 25,8 ans, soit deux ans de moins que le groupe emmené au Qatar. Les bons résultats des premières sorties, associés à un football plus rythmé et vertical que celui affiché depuis 2021, créent un nouvel engouement autour du Diable.
Dans un football de sélection où la fièvre nationale est à son paroxysme et les rencontres plus rares, la lassitude se fait paradoxalement plus souvent sentir. Parce qu’il n’y a pas de mercato pour changer de joueurs et recréer un nouveau souffle, et que les sélectionneurs durent bien plus longtemps. C’est ainsi que pour la Belgique, la hype sans égal du début des années Wilmots s’est progressivement estompée après la Coupe du monde 2014, seulement alimentée par l’émergence du spectaculaire et télégénique Radja Nainggolan jusqu’à un Euro 2016 décevant. Relancée timidement sous Martínez, puis incandescente lors d’un Mondial 2018 conclu avec un résultat historique sur le podium final, la vague populaire s’est éteinte pendant que se répandait le discours dénigrant une génération dorée qui ne gagnerait jamais rien. La performance d’un cinquième quart de finale d’importance consécutif entre 2014 et 2021 a été relativisée, tout autant que la présence lors du Final Four de la Ligue des Nations avec une défaite sur le buzzer contre la France.
Morte sur le terrain au Qatar, la génération Hazard trouvait de moins en moins grâce aux yeux de l’opinion publique, même si celle-ci espère désormais revoir Witsel (plutôt au sud du pays) ou Alderweireld (plutôt au nord) revêtir à nouveau la tunique du Diable. Porte-drapeau exubérant de la nouvelle vague, le milieu de terrain Amadou Onana est ainsi la nouvelle coqueluche du grand public lors du Mondial 2022, pendant que d’aucuns se demandent ce qui amène encore Roberto Martínez à préférer un Eden Hazard en bout de course à des talents émergents comme Leandro Trossard ou Jérémy Doku. Le signe incontestable des temps qui changent.
Des anciens qui encombrent
D’emblée, Domenico Tedesco décide donc de faire confiance à une nouvelle génération prête à prendre la relève. Entre le dernier onze de Roberto Martínez et le premier aligné par l’Italo-Allemand à Stockholm pour un déplacement victorieux en Suède (0-3), cinq joueurs différents débutent la rencontre sur la pelouse. Si les cas de Romelu Lukaku, blessé lors de l’essentiel de la Coupe du monde, et d’Amadou Onana – suspendu contre la Croatie – sont particuliers, les titularisations de Wout Faes, Arthur Theate et Dodi Lukebakio sont les signaux d’un changement de régime. Le nouveau sélectionneur s’oriente vers une Belgique plus rapide, plus verticale, avec un football dynamique qu’elle ne parvenait plus à produire sous Martínez, et fait directement des résultats. Les dommages collatéraux sont la disparition de certains noms bien en vue de la génération dorée, qui reviennent comme des refrains quand la défense du Diable affiche d’évidents signes de fébrilité.
Au cœur du musée Hergé de Louvain-la-Neuve, les noms qui ont fait voyager le micro de chaise en chaise parmi les journalistes étaient surtout ceux que le sélectionneur n’avait pas cités. Si c’est par défaut que la Belgique s’est mise à vivre sans Kevin De Bruyne depuis le mois de mars 2023, date de sa dernière apparition chez les Diables avec une démonstration amicale sur le sol allemand, trois autres glorieux anciens ont fait siffler les oreilles du coach. Prolongé jusqu’en 2026, Domenico Tedesco a pris sa rafale habituelle de questions au sujet de Thibaut Courtois. De retour à l’entrainement avec le Real Madrid, annoncé «de retour à la fin du mois de mars» par son coach Carlo Ancelotti, le gardien belge sera probablement en forme quand l’Euro pointera le bout de son nez.
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Si la blessure n’était évidemment pas diplomatique, son coup de sifflet final remet inévitablement la question relationnelle sur la table. Tedesco l’a bottée en touche à plusieurs reprises, remettant la balle entre les gants d’un Thibaut Courtois qui a bien fait comprendre que si l’avenir des Diables se faisait avec l’entraîneur italo-allemand, il serait certainement sans lui. Cette semaine encore, le gardien du Real a liké sur les réseaux sociaux une interview d’Axel Witsel par Proximus Pickx. Le Liégeois s’y dit déçu par les explications trop brèves et, à ses yeux, insatisfaisantes de Tedesco pour justifier son absence du premier rassemblement de la nouvelle ère diabolique, en mars 2023. Depuis, Witsel vit une nouvelle jeunesse au sein de la rigoureuse défense à trois de l’Atlético de Madrid, tombeuse de l’Inter en huitièmes de finale de Ligue des Champions à la veille de l’annonce de la liste des Diables.
Appelé par une bonne partie des suiveurs et consultants pour intégrer la défense à quatre de la Belgique, pas toujours sereine lors des qualifications, le Madrilène ne l’a pas été par Tedesco. Pas plus que Toby Alderweireld, lui aussi toujours irréprochable – sur le terrain du moins – avec l’Antwerp. «On doit permettre à nos jeunes joueurs de faire des erreurs pour progresser, et leur faire sentir qu’on leur fait confiance, justifie le sélectionneur. En défense, ils sentent notre confiance.» Tant pis si ceux qui tiraient à boulets rouges sur le vieillissement de la génération dorée réclament aujourd’hui le retour en grâce de plusieurs de ses cadres. Tedesco décide, de son côté, de miser sur le rajeunissement des troupes. Parmi la liste des 26 joueurs emmenés à l’Euro 2021 par Roberto Martínez, ils ne sont en effet que neuf à figurer dans les 25 noms de ce rassemblement de mars. Si Yannick Carrasco et Kevin De Bruyne en auraient sans doute fait partie sans leur blessure, le changement de règne est évident.
Le nouveau Diable est jeune et cher
Les nouvelles têtes d’affiche ont l’âge de ceux qu’on a biberonné aux parties de PlayStation plutôt qu’aux albums de Tintin. La Belgique de Tedesco voit ainsi six de ses joueurs se classer dans la liste des 100 footballeurs de moins de 23 ans les plus chers du monde, selon le site spécialisé Transfermarkt. Seuls l’Angleterre, la France, l’Espagne, le Brésil et les Pays-Bas font mieux dans la qualité de leur rajeunissement que le Diable, devant des nations du calibre de l’Allemagne, de l’Argentine ou du Portugal.
En tête de liste, il y a bien évidemment Jérémy Doku, fer de lance de cette nouvelle génération qui brille par ses qualités athlétiques ou techniques. La fusée de Borgerhout a les deux. Métamorphosé footballistiquement par son atterrissage dans le football millimétré de Pep Guardiola à Manchester City, Doku est devenu le fer de lance du Diable en compagnie de Lukaku suite aux blessures à répétition de Kevin De Bruyne. Sur les réseaux sociaux de l’équipe nationale, il était d’ailleurs l’un des visages de la campagne annonçant le partenariat avec l’image de Tintin, en compagnie de Lukaku, De Bruyne, Jan Vertonghen ou encore Johan Bakayoko.
Sensation de la saison au PSV Eindhoven, l’ailier gaucher fait partie des nouvelles têtes lancées par Tedesco et a réussi ses débuts chez les Diables. Il devrait bientôt décrocher son gros transfert, comme l’a fait cet hiver le stratège anversois Arthur Vermeeren, parti vers l’Atlético de Madrid. Quelques mois plus tôt, c’est un autre membre de ce club restreint des jeunes Belges évalués à plus de 30 millions d’euros qui a pris la direction d’un grand club, avec la signature de Roméo Lavia à Chelsea. Longtemps convoité par Liverpool, le milieu de terrain est l’un des plus grands espoirs de cette nouvelle génération, mais les blessures l’empêchent actuellement de le prouver sur le pré.
Orel Mangala vers Lyon ou Charles De Ketelaere au Milan (prêté depuis à l’Atalanta, avec succès), avant les départs annoncés d’Amadou Onana – cité dans les plus grands clubs anglais – ou de Zeno Debast l’été prochain : le Diable du futur semble à un tournant, semblable à celui connu par la génération précédente au début des années 2010 quand Chelsea, l’Atlético de Madrid, Tottenham, Liverpool ou Manchester United attiraient les noms les plus brillants de la fameuse «génération dorée». Si la cuvée précédente, exceptionnelle en diversité car complètement spontanée, a mené la Belgique jusqu’au podium mondial en 2018, la question est maintenant de savoir si la nouvelle vague peut parvenir à faire encore mieux. C’est là que réside tout le principe de l’excitation populaire, et donc de la hype.
Génération Onana plutôt que Tielemans?
S’il faudra attendre l’été pour juger du véritable potentiel de ce Diable tout neuf, mené par un Domenico Tedesco qu’on dit minutieux et pragmatique dans la préparation de ses plans de matches en fonction du profil de l’adversaire, le déplacement amical à Wembley permettra de donner de premières indications majeures. Avec le souvenir, toutefois, que la désillusion européenne de 2016 avait été précédée de matches amicaux remportés face à la France et l’Italie. Qu’importe, cette Belgique semble avant tout avoir besoin de s’enflammer pour ses nouveaux champions.
C’est là, sans doute encore plus que sur le terrain, que le rôle d’Amadou Onana est précieux. La Fédération l’a bien compris, puisque le colosse du milieu de terrain est de toutes les vidéos qui circulent sur les réseaux sociaux, semblant endosser un rôle de grand frère pour toute cette nouvelle vague de talents. Leader vocal, parfois bruyant, de la nouvelle sélection, le milieu de terrain est peut-être en même temps l’une des dernières incarnations de la Belgique d’avant, celle où la réussite d’un joueur paraissait être le fruit d’un peu de hasard, de beaucoup de détermination et d’énormément de facultés à parcourir les chemins sinueux. Autour de lui, ce sont les produits des centres de formation qui pullulent au sein de l’équipe mise en place par Tedesco, avec des parcours lisses et des déclarations qui vont avec. L’histoire d’une génération qui devait être incarnée par le très policé Youri Tielemans, sortie des académies de plus en plus professionnelles des quatre coins du pays et donc parfois trop calculée pour être vraiment aimée.
Les percussions balle au pied d’Onana, les dribbles insaisissables de Jérémy Doku ou les coups de génie de Johan Bakayoko ajoutent du piment à cette nouvelle génération talentueuse, et font croître le rêve de surpasser les accomplissements de l’ère Hazard. Cette fois, contrairement aux heureuses coïncidences qui ont formé la génération dorée, la Belgique pourra dire qu’elle avait presque tout prévu. Un peu comme si 20 ans avant Neil Armstrong, elle s’était dessinée avec un pied sur la Lune.
- Guillaume Gautier
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