Comment l’Antwerp est redevenu un grand club
Finaliste de la Coupe de Belgique, l’Antwerp compte sur les millions de son président pour bâtir un projet hors norme.
Si le visage est figé au point de ne plus en distinguer les rictus, la scène ne prête certainement pas Paul Gheysens à sourire. En ce début d’après-midi dominical de février 2022, l’hiver et les buts de l’audacieux hôte malinois refroidissent le Bosuilstadion, enceinte habituellement bouillante de l’Antwerp, sous les yeux d’un président qui sait probablement déjà que l’entraîneur danois Brian Priske ne sera plus sur le banc de touche de son club la saison prochaine. Alors, le magnat de la construction – à la tête de Ghelamco, qui a redessiné une bonne partie du centre de Varsovie – se prête à l’une de ses actions favorites. Il tend l’oreille.
Longtemps, le souffleur, et tête pensante, a parlé en français. C’était Lucien D’Onofrio, l’architecte du grand Standard des années 2000. Quand l’Antwerp, déjà financé dans l’ombre par Gheysens, a fait son retour en première division après treize années de purgatoire, l’homme d’affaires flamand s’empresse de le faire par la grande porte. Au mois de juin 2017, il présente donc «Luciano» à une presse belge ébahie de voir l’ancien agent de joueurs faire son retour. Tant pis pour ses démêlés judiciaires passés ou sa réputation sulfureuse toujours d’actualité: pour Paul Gheysens, la fin justifie les moyens. Pour lui, D’Onofrio, c’est avant tout un carnet d’adresses et une aura. Celle qui force même Bart De Wever à parler français lors des réunions entre le club et la Ville pour se faire comprendre d’un Liégeois qui n’a jamais daigné apprendre la langue de Vondel. Celui qui amènera sur la pelouse du Bosuil l’expérience du coach roumain László Bölöni (champion avec le Standard en 2009), les buts de Dieumerci Mbokani ou les CV clinquants de Kevin Mirallas, Steven Defour ou Jordan Lukaku.
Pour Paul Gheysens, la fin justifie les moyens. L’éthique s’enterre, le sportif décolle.
Orphelin de Lucien D’Onofrio depuis le printemps 2021, l’Antwerp n’a alors plus de tête pensante sportive. Juste des souffleurs. Michael Gheysens, fils du patron et passionné de ballon, est l’un d’eux. Il est évidemment présent aux côtés de son père lors de cette rencontre face à Malines, dans un trio complété par Omar Souidi. Ce dernier, avocat bien connu de la place anversoise et grand supporter du «Great Old» (NDLR: surnom de l’Antwerp, le plus ancien club de Belgique), était déjà à l’initiative du retour de l’enfant terrible Radja Nainggolan – dont il est le conseiller juridique – dans la Métropole. Amateur de football léché et fan de l’Ajax Amsterdam, Souidi souffre devant ce jeu sans saveur, et lance alors le nom qu’il imagine bien tout changer: Marc Overmars.
De D’Onofrio à Overmars
L’ancien ailier néerlandais était devenu un directeur sportif à succès à Amsterdam, convoité par les plus grands clubs de la planète pour avoir réveillé l’Ajax à l’échelle européenne. Tout ça, c’était avant de tomber pour harcèlement et envoi de dickpics (photos à caractère sexuel) à une bonne partie du personnel féminin des Amstello- damois. Un lourd passif insuffisant pour que Gheysens balaie l’idée d’emblée. Après tout, après Lucien D’Onofrio et ses encombrantes casseroles, n’avait-il pas également confié les rênes de son équipe au coach croate Ivan Leko, pourtant inculpé de blanchiment dans l’affaire du Footgate? Une rencontre est rapidement organisée de l’autre côté de la frontière, des avocats sont mis sur le coup pour évaluer les risques, puis Marc Overmars est présenté comme nouveau directeur sportif de l’Antwerp, le 21 mars 2022, au bout d’une dizaine de réunions avec Michael Gheysens et Omar Souidi (devenu agent sans aban- donner sa fonction d’avocat). L’éthique s’enterre, le sportif décolle.
Dans le monde vide de scrupules et empli de millions de son président, l’Antwerp trouve enfin son équilibre. Lors des premières années du retour en D1, pourtant couronnées de succès avec une Coupe de Belgique remportée ou des qualifications européennes, Paul Gheysens se frustre des comptes d’apothicaire de Lucien D’Onofrio, spécialiste du transfert gratuit de dernière minute comme du contrat d’un an, capable de négocier un chiffre sur une fiche de paie pendant de longues journées avant de faire craquer un joueur. Une fois «débarrassé» de son frein financier, le Great Old délie les cordons de la bourse. Les millions pleuvent. Plus de cinquante millions d’euros ont été dépensés en quatre mercatos depuis le départ de D’Onofrio, contre à peine une quinzaine lors des huit fenêtres de marché précédentes. D’abord un peu n’importe comment, le club attirant par exemple le défenseur carolo Dorian Dessoleil à un prix bien supérieur à celui espéré par Charleroi dans la panique de la fin d’été 2021. Désormais avec structure, sous l’œil avisé d’un Marc Overmars que son entourage aime qualifier de «voetbaldier». Une bête de football, face plus reluisante de son animalité.
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Avec lui, l’Antwerp s’est structuré. Avant lui, aussi. Si Lucien D’Onofrio avait placé ses hommes de confiance à tous les échelons du club, du staff au groupe de joueurs en passant par le responsable de la communication, le Liégeois restait attaché à ses méthodes à l’ancienne. Pas trop de datas, autant moquées par lui-même que par son ami et coach de confiance László Bölöni qui prenait un malin plaisir à contredire les observations de ses analystes dans la préparation de ses entraînements. Plutôt un carnet d’adresses et de bonnes relations. Une fois sevré du répertoire de «Luciano», le Great Old s’est donc donné dans les bureaux le coup de jeune déjà aperçu dans le stade, presque entièrement reconstruit avec la bénédiction de la Ville et les ouvriers du patron. Dans la foulée du mercato- panique de l’été 2021, le club de la Métropole pioche ainsi un certain Joachim Vercaigne à Courtrai. Précieux homme de l’ombre, le trentenaire est passé à la postérité dans le milieu du recrutement en mettant la main sur le Nigérian Terem Moffi, attiré à Courtrai contre quelques centaines de milliers d’euros et revendu contre huit millions à Lorient quelques mois plus tard. Pour un club qui s’appuyait surtout sur les joueurs chevronnés de D’Onofrio et peinait à débaucher des jeunes à fort potentiel, l’opportunité est immanquable. Le diagnostic ne date d’ailleurs pas d’hier, puisque l’ancien directeur sportif du Standard Olivier Renard avait été engagé par l’Antwerp – il y avait attiré le jeune milieu de terrain camerounais Martin Hongla – avant de rapidement quitter le vaisseau du Bosuil pour poursuivre sa carrière de l’autre côté de l’Atlantique, à Montréal.
Les chères pièces du puzzle de l’Antwerp
Malgré les péripéties et les débordements émotionnels, entraînant des transferts irrationnels ou des messages envoyés par le président à ses coachs à la mi-temps pour réclamer des changements – quand il ne descendait pas directement les réclamer dans le vestiaire –, l’Antwerp semble avoir minutieusement complété son puzzle. Un stade, dont les loges sont vite devenues très prisées de l’entrepreneuriat, une équipe efficace et un homme de pouvoir pour se faire un nom et une réputation, puis une structure interne qui finit sa course-poursuite pour enfin se hisser à la hauteur des ambitions. Le tout, bien aidé par les multiples augmentations de capital de Paul Gheysens, pour un total vertigineux de 115 millions d’euros depuis 2019. Un montant qui devrait provoquer des sanctions pour avoir largement débordé des limites imposées par le fair-play financier belge, mais rendu possible après l’assouplissement des règles provoqué par la pandémie. Il paraît que le temps, c’est de l’argent. Le président du Great Old semble parfois manquer du premier, jamais du second.
Il paraît que le temps, c’est de l’argent. Le président du Great Old semble parfois manquer du premier, jamais du second.
Il faut un coffre-fort richement garni pour rapatrier le Diable Rouge Toby Alderweireld, attirer le buteur batave Vincent Janssen à la pointe de l’attaque ou l’ancien milieu de terrain du Barça ou du Bayern Munich Mark van Bommel sur le banc de touche. Pointée à 11,6 millions d’euros au terme de l’exercice comptable 2018, la masse salariale des Anversois a décollé jusqu’à 38,4 millions quatre ans plus tard. Réputés et donc pas spécialement bon marché, les espoirs du football néerlandais que sont Calvin Stengs et Jurgen Ekkelenkamp, tous deux bien connus de Marc Overmars, ont encore étoffé la garnison «oranje». Entre les bureaux et le terrain, on dénombre désormais plus d’une dizaine de Néerlandais au Bosuil.
Si la vague batave a des airs de colonisation, la stratégie de Marc Overmars est plutôt claire: pour un vestiaire qui fonctionne en harmonie, il est important d’avoir une base locale – néerlandophone, dans ce cas précis – puis de la compléter par un nombre restreint de nationalités, qui fonctionnent souvent par couples pour éviter la sensation de solitude. C’est ainsi que l’Antwerp actuel compte par exemple deux Equatoriens, Anthony Valencia et surtout William Pacho, défenseur central arrivé au début de l’année 2022 contre environ trois millions et déjà revendu pour le quintuple aux Allemands de Francfort l’été prochain. Une entrée dans le système de trading indispensable pour que les Anversois dépendent moins des injections régulières de leur président pour atteindre un budget le plus équilibré possible. L’équipe de scouting, qui travaille essentiellement par vidéo – l’un d’eux est notamment employé depuis chez lui, en Suède – et est chapeautée par Joachim Vercaigne, doit multiplier les trouvailles semblables pour définitivement faire de l’Antwerp un club moderne.
S’il n’a pas encore l’expérience des scouts les plus chevronnés du pays, Vercaigne affiche néanmoins un CV déjà bien fourni. Longuement passé par Bruges, où il travaillait à partir des datas comme chercheur puis gestionnaire de la base de données, y côtoyant notamment l’ancien CEO d’Anderlecht Peter Verbeke, il impose dans la cité portuaire des méthodes modernes, basées sur un premier tri statistique puis des heures d’analyse vidéo pointue, des renseignements à la chaîne sur le statut du joueur et des messages envoyés vers des hommes de confiance pour tout savoir sur la personnalité d’une cible potentielle. Dans le milieu, on affirme que le scouting de l’Antwerp est indéniablement entre de bonnes mains.
Le dernier pilier
Longtemps considéré comme négligé par les dirigeants, le centre de formation peut désormais s’appuyer sur une figure identifiable pour vanter les mérites de l’écolage à l’anversoise. Intégré dès le stage estival de préparation malgré une carte d’identité qui renseigne une naissance en 2005, le milieu de terrain Arthur Vermeeren n’a plus quitté le onze de base de Mark van Bommel depuis le mois de novembre et une première titularisation en Coupe face aux voisins de Beveren. Déjà pressenti chez les Diables Rouges comme potentielle surprise lors de la première annonce de Domenico Tedesco, laissé à l’abri de la surmédiatisation internationale mais vanté par le sélectionneur, Vermeeren tape dans l’œil de tous les scouts qui s’invitent dans les gradins du Bosuil et sert de parfait porte-étendard à l’académie de l’Antwerp.
L’adolescent surdoué est loin d’être le seul à avoir reçu sa chance cette saison. Les défenseurs Laurit Krasniqi et Zeno Van Den Bosch – tous deux représentés par le nouvel agent Omar Souidi – ont également été lancés, tout comme Kobe Corbanie, pour affirmer un peu plus les ambitions anversoises d’ouvrir les portes de l’équipe fanion aux jeunes du cru. Un «mercato interne» évidemment soutenu par Marc Overmars, très souvent aperçu au bord des terrains qui jouxtent le stade du Bosuil lors des matinées du samedi ou du dimanche, comme s’il voulait valider par sa présence l’importance accordée aux talents de la Métropole.
Sur la pelouse du stade roi Baudouin, il n’y aura sans doute plus beaucoup de joueurs qui porteront la trace des années D’Onofrio. Ritchie De Laet, capitaine et Anversois pur jus, emmènera un onze équilibré entre le carnet d’adresses d’Overmars, les bases de données de Vercaigne, les CV belges ronflants et même l’académie. En tribune d’honneur, de l’autre côté de la piste d’athlétisme, Paul Gheysens pourra sans doute avoir le sourire. Parce qu’en football, la maxime s’adapte certes un peu, mais est plus que jamais vraie: qui veut la fin, met les moyens.
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