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Comment la crise va bouleverser le mercato

La crise sanitaire bouleverse l’économie mondiale et réduit l’industrie du football à un dommage collatéral. Le marché des transferts, réévalué à la baisse, risque de faire quelques victimes. Décryptage à l’échelle nationale et professionnelle.

C’est une affaire de missives. Une relation épistolaire, sans parfum sur le papier, en des temps séquestrés. Fin mars, Andrea Agnelli sort sa plume pour évoquer  » le plus grand challenge de l’histoire [du football] et de notre industrie « . Le patron de la Juve et de l’European Club Association (ECA) parle même d’une  » menace existentielle « , selon des révélations du New York Times. Andrea Agnelli appelle ainsi la deux centaines des membres de l’ECA à coordonner les  » efforts « . Il faut, ensemble, relancer la machine. Le 2 avril dernier, une nouvelle lettre, consultée par Sport/Foot Magazine, confirme ce semblant d’union sacrée :  » Dans un scénario aussi dramatique, le football européen a néanmoins été capable de réagir en une famille unie « , signe alors un trio patriarcal formé par Aleksander Ceferin, président de l’UEFA, Lars-Christer Olsson, à la tête des Ligues européennes, et Andrea Agnelli. Dans la  » famille  » recomposée : les fédérations, les clubs, les dirigeants.  » Sans unité et sans solidarité, personne ne pourra se relever de cette crise, parce que nous sommes tous interdépendants « , ajoutent les trois hommes, pris dans un élan de collaboration plutôt rare au sein d’un milieu où le tacle se glisse à la perfection. C’est que l’heure est grave. Le mercato qui vient, censé s’ouvrir en juillet, hante les cerveaux de la planète foot. En coulisses, les atermoiements autour du shopping biannuel passe déjà au révélateur certaines pratiques de son  » industrie « , notamment en Belgique.

Équilibre en péril

En football, avril ne se résume pas qu’à une histoire de canulars, d’oeufs chocolatés et d’arbres qui bourgeonnent. Il s’agit surtout du moment privilégié par les directeurs sportifs pour réfléchir à leurs emplettes de l’été.  » Normalement, c’est la période où on prépare très concrètement le mercato, où on lance les contacts avec les clubs. Aujourd’hui, ce n’est pas complètement inactif, mais il n’y a presque aucune décision qui est prise. D’autant qu’il y a une incertitude totale quant à la reprise du championnat, son format et l’octroi des licences « , grince Jesse De Preter, président de la Fédération belge des agents de joueurs (BFFA). En clair, les entités professionnelles peinent à tracer une ligne de conduite. La suspension des championnats place certaines finances dans le rouge. Par rapport à d’autres pays, et même si les possibilités de renégociations ne sont pas à écarter, les vingt-quatre écuries des deux premières divisions ont déjà l’avantage d’avoir reçu la dernière tranche des droits télés. Un matelas de seize millions d’euros à se partager, pour un peu de répit. D’après un rapport conjoint Deloitte-Pro League, publié en juin 2019 et basé sur l’exercice 2017/2018, ces droits constituaient une moyenne de 25% des revenus totaux par club, soit la deuxième source de rentrées, juste derrière les recettes de billetteries (29%).  » Pour l’instant, il n’y a aucun problème de cash-flow. Avant le premier weekend d’avril, il n’y avait pas de matches prévus « , souligne Philippe Bormans, membre du conseil d’administration de la ligue et CEO de l’Union Saint-Gilloise, en D1B.  » Des clubs disent avoir beaucoup de pertes sans les play-offs 2 et ce n’est pas tout à fait correct. Ce n’est pas un format très lucratif, c’est vrai, mais pas au point que l’absence de matches créée un déséquilibre. Ce n’est pas comme si on jouait la Champions League.  » Ni la Coupe des villes de foire, d’ailleurs, vu les tribunes clairsemées des joutes de PO2. La problématique des play-offs et des profits qu’ils auraient pu générer concerne davantage les cadors de la JPL.  » Dans les play-offs 2, les revenus sont minimes et nous devons toujours payer des primes si les joueurs gagnent des matches. Ne pas les jouer n’est donc pas un drame « , converge Joseph Allijns, le président de Courtrai, qui siège également au CA de la Pro League et craint plutôt pour la reprise.  » Si on ne peut pas jouer la nouvelle saison normalement, cela va faire mal à beaucoup de clubs. On risquerait de perdre entre 15 et 25% de nos revenus.  » Parmi eux, les sponsors sont en première ligne. Les compagnies aériennes, qui s’affichent en lettres capitales sur les maillots, ou les plateformes de paris, qui visent la Belgique comme une terre fertile pour leurs coups de poker, tournent au ralenti. Les sociétés investies dans le football, qu’elles soient locales ou multinationales, repensent déjà leurs parrainages et pourraient, à terme, retirer leurs billes.

Jesse De Preter.
Jesse De Preter.© belga

La jungle des joueurs libres

Droits télés, recettes et sponsoring constituent trois des ingrédients principaux pour nourrir les bouches des employés. Les fiches de paie restent le nerf de la guerre et la masse salariale mange le gros du budget. Dans son analyse de 2019, le cabinet Deloitte met en exergue un excès : au cours de la saison 2017/2018, huit clubs pros avaient un ratio coûts salariaux/revenus à plus de 70%. Ils évoluaient en majorité en D1B. Véritable gouffre financier où huit petites équipes se disputent un seul visa pour l’élite, la division possédait alors un ratio à 80,3%, quand la moyenne globale était à 56%. Alors, quand la famine rôde, le ventre des travailleurs conserve la primeur des gargouillements. C’est la raison pour laquelle Virton a très tôt imposé le chômage technique, suivi de près par Roulers et Lommel – que des entités pointées par la Commission des licences – malgré les indications contraires de la Pro League. Des décisions, souvent unilatérales et signifiées par mail, qui devraient redistribuer les cartes. Au FC Sion, en Suisse, neuf joueurs ont été licenciés pour ne pas avoir accepté la réduction de leur salaire. L’occasion est trop belle pour ne pas alléger des bourses déjà étriquées. À l’inverse, des footballeurs pourraient profiter du créneau afin d’aller se vendre à plus offrant. Les joueurs libres et sans contrat devraient affluer sur le marché, où les transferts  » gratuits  » représentent déjà l’essentiel des transactions, tandis que les instances juridiques du sport-roi, sollicitées pour des litiges, risquent de connaître une recrudescence de leurs activités.  » La seule solution viable, c’est la négociation collective, entre les délégués des joueurs – non pas les agents mais les leaders du groupe, ceux qui négocient habituellement les primes – et les dirigeants du club « , assure Thomas Spee, juriste spécialisé en droit du sport au sein du bureau Eleven & Law. Après le confinement, qui aura au moins eu la vertu de rappeler les symptômes du football-business, les rémunérations pourraient être réévaluées à la baisse pour pallier la dépression annoncée. Les joueurs qui ne sont pas en position de force, à l’instar des plus âgés d’entre eux, devraient ainsi calmer leurs prétentions, de même que les managers, qui touchent un pourcentage sur leurs émoluments. Dans le monde très innovant des conseillers sportifs, une nouvelle tendance s’observe : nombreux sont les agents qui cherchent à séduire les potentiels joueurs  » libres  » pour qu’ils garnissent leur portefeuille.  » C’était déjà la jungle, alors je me sens tout à fait à l’aise « , ironise Jesse De Preter, qui gère les intérêts du Diable rouge Jason Denayer et du sélectionneur national, l’Espagnol Roberto Martinez.  » En Belgique, les clubs paient de toute façon les commissions en retard. On a cette habitude d’être prévoyants. De manière générale, je pense qu’il faut mettre un grand point d’interrogation sur l’ensemble des revenus de 2020. « 

Modèle dangereux

Genk, ici avec Sander Berge (maintenant Sheffield United) et Ruslan Malinovsky (maintenant Atalanta) est l'un des meilleurs fournisseurs du Big 5.
Genk, ici avec Sander Berge (maintenant Sheffield United) et Ruslan Malinovsky (maintenant Atalanta) est l’un des meilleurs fournisseurs du Big 5.

La sélection naturelle devrait suivre. Le schéma, classique, voit les plus solides survivre, les moins prudents chuter et se casser les dents. En plein marasme, l’élite noir-jaune-rouge, favorable aux économies d’échelle, dévoile son anatomie. Dans un communiqué accompagnant le rapport Deloitte de 2019, Pierre François synthétise :  » La hausse continue du prix des transferts est une tendance internationale, mais elle pèse sur le modèle belge qui dépend fortement des transferts pour garder les clubs rentables « , juge le CEO de la Pro League, avocat de formation. Le  » modèle  » en question ? Un  » trading  » pur et simple de footballeurs. Cela correspond à récupérer des talents le plus tôt possible, en dépensant peu et en revendant avec plus-value. Les clubs qui utilisent le procédé sont majoritairement déficitaires et y voient un moyen d’équilibrer les comptes. La Belgique et le Portugal en ont fait leur marque de fabrique. Le KRC Genk et le FC Porto en porte-drapeaux, les deux pays offrent un panel d’avantages défiant toute concurrence, entre niveau de jeu assez élevé et contraintes suffisamment légères, pour se positionner en tremplin parfait à quelques rebonds du Big 5. L’écosystème attire les investisseurs de tous les secteurs et de toutes les nationalités, qui rachètent des clubs pour les transformer en plaque-tournante et tenter de réaliser des bénéfices, idée folle dans une industrie fonctionnant à la dette. La lettre de l’Observatoire du football du 13 avril dernier, confirme le constat : Genk (6e), Anderlecht (10e) et Bruges (11e) se classent dans le top 15 des meilleurs fournisseurs mondiaux des cinq grands championnats européens. Un autre rapport de Deloitte, en collaboration avec l’UEFA cette fois-ci, démontre que sur l’année 2018, les écuries de D1A ont dépensé 150 millions d’euros en transferts entrants, mais récupéré 197 millions dans l’autre sens, pour un gain net de 47 millions. Sur le Vieux continent, seules les élites portugaise (81 millions) et croate – d’un rien (48) – vendent mieux. En Belgique, le ratio transferts/revenus est de 38%, quand l’Espagne ou l’Allemagne atteignent 29%. Enfin, selon Transfermarkt, il n’y a que l’Antwerp (-5,7 millions) et le Cercle (-2,4) qui ont transféré à  » perte  » sur la saison qui vient de s’écouler.  » Ce modèle de « trading » se base sur le fait que le déficit des opérations courantes est compensé par l’augmentation des transferts « , décrit Luc Arrondel, directeur de recherche au CNRS, en France, et co-auteur de L’Argent du football, en accès libre sur internet.  » Le problème, c’est qu’il s’agit de recettes très aléatoires, qui dépendent de plusieurs facteurs. Ce sont des recettes qui sont beaucoup plus incertaines que les autres, comme un contrat de sponsoring ou les droits télés. Là, c’est écrit noir sur blanc et on peut se projeter en fonction.  » Traduction : avec l’arrêt complet des compétitions et sans un marché florissant, les grands survivent, les petits s’exposent à de graves défaillances.

Baisse des indemnités

« Notre modèle des transferts est très fiable et a fait ses preuves », tempère Loïc Ravenel, collaborateur scientifique du CIES, centre d’études suisse, et cofondateur de son antenne, l’Observatoire du football.  » Comme dans tout système économique, il est préférable de ne pas mettre toutes ses billes dans le même panier. Ce sont seulement les clubs qui ne fonctionnent que sur le « trading » qui risquent de connaître des difficultés financières.  » C’est-à-dire ceux qui placent les revenus liés aux transferts dans leur business plan. Les dernières décisions de la Commission des licences, qui a recalé sept des vingt-quatre écuries professionnelles, prouvent en tout cas que les liquidités manquent. D’autant que les marchés réagissent en cascade. Dans ce jeu, le Royaume-Uni tient le rôle de l’eldorado, la Premier League jouissant des droits télés les plus juteux du monde et concentrant le tiers des dépenses européennes en matière de transferts. Si les clubs britanniques se serrent la ceinture, leurs homologues français et espagnols vont suivre, et ainsi de suite, jusqu’aux collègues belges.  » L’Angleterre va engranger moins de recettes donc, mécaniquement, va injecter moins d’argent sur le marché « , reprend Luc Arrondel.  » C’est la logique de l’offre et de la demande. Ce qui se passe, c’est un cours de base d’économie : il y a un changement structurel de la demande.  » En conséquence, les essais et surtout les prêts avec option d’achat, dans le but de postposer les paiements, devraient être légions lors d’un été aux allures de tutoriel de bricolage. La baisse générale du montant des indemnités de transfert,touchées directement par la chute de valeur des joueurs, qui n’ont plus l’occasion de la faire grimper sur le terrain, figure parmi les quelques certitudes. Le 30 mars, l’Observatoire du football fixait cette chute à 28% pour les éléments du Big 5. Une perte chiffrée en milliards à l’international, en millions dans le Royaume, où les play-offs 1 font office de vitrine pour les talents à revendre. Jonathan David, l’attaquant canadien de La Gantoise, est sans conteste le plus brillant d’entre eux. Son directeur général, Michel Louwagie, se dit serein.  » C’est un grand talent, mais s’il doit partir, ce sera toujours à notre prix. Ce prix dépend de la situation financière du club acheteur et du club vendeur. Si on est fort, le prix est plus élevé « , certifie celui qui a mis ses poulains les plus bankables sous contrat jusqu’en 2023 et qui est persuadé qu’il y aura toujours  » un marché  » pour les  » grands talents « .  » Chez nous, on ne se fait pas de soucis. Les clubs qui ont des bases financières très solides vont moins souffrir « , termine-t-il.  » C’est sûr qu’il y aura moins d’argent, mais c’est peut-être une bonne chose. Pour moi, il y a trop de clubs professionnels en Belgique et cela va être corrigé par le marché.  » Encore une affaire de missives, sans parfum sur le papier.

Le jeu des certitudes

Ici et là, on parle  » d’avant « ,  » d’après  » et même de  » bulle « . Les mots, tantôt forcés, tantôt galvaudés, rappellent qu’il n’y a qu’une certitude : celle de l’instant. Et, aux dernières nouvelles, si les fantasmes sont nourris par l’idée d’un espèce de plan Marshall du football – le plus souvent réclamé par les clubs les plus exposés -, rien n’est acté. L’UEFA pense à assouplir le fair-play financier et la FIFA songe à puiser dans ses réserves pour créer un  » fonds de soutien « . L’association mondiale basée en Suisse, qui a tendance à prendre la hauteur d’un État sans en avoir les compétences, veut également prolonger le mercato de quatre semaines, puisqu’il y a peu de chances de le voir démarrer, normalement, au 1er juillet prochain. Selon son document  » Covid-19 : Football Regulatory Issues « , que Sport/Foot Magazine a pu consulter dans sa version 1.0, la FIFA ne prévoit aucune mesure révolutionnaire, si ce n’est de s’adapter à la situation. En Belgique, ni la  » cellule de crise  » de l’Union belge, ni le  » groupe de travail  » de la Pro League ne fixent ces priorités pécuniaires à l’ordre du jour. Il s’agit avant tout de s’éviter les foudres du directoire de l’UEFA, qui éprouve des peines certaines pour fédérer l’ensemble de ses membres autour d’une réaction cohérente. L’industrie du football a su s’adapter à toutes les époques, jusqu’ici. La crise de 2008 ne l’avait pas tellement impacté : pendant que Lehman Brothers coulait, les rencontres se poursuivaient et Cristiano Ronaldo s’apprêtait à briser tous les records en rejoignant le Real Madrid, un an plus tard, contre la bagatelle de 94 millions d’euros. Cette  » industrie « , corrélée à l’économie mondialisée, s’est développée par l’apport exponentiel d’investisseurs débarqués de Russie, du Moyen-Orient ou des États-Unis, et qui régissent le marché. En d’autres termes, les clubs qui ne bénéficient ni de ressources solides, ni d’un ange gardien à la Marc Coucke, vont au-devant de grandes déconvenues : des faillites, des banqueroutes, du moins des sorties laissant plusieurs joueurs sur le bas-côté.

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