Organisé dans la Ruhr, romantique en Russie, hérétique à Leipzig, Domenico Tedesco semble avoir décidé qu’en football, l’important n’est pas le chemin, mais l’endroit où il mène. Road-trip tactique sur les multiples voies du nouveau sélectionneur des Diables.

Les tribunes chavirent de bonheur. Ressent-on les vibrations euphoriques du Mur Jaune jusqu’aux murs du vestiaire visiteurs? Pour Domenico Tedesco, la réponse importe peu. Pendant quinze minutes, il n’y a que lui et ses hommes. Le coach de Schalke 04 s’accroupit, pour se mettre à la hauteur des siens, comme s’il avait besoin d’être l’un d’eux pour leur partager son énergie. Les mots sont calmes et pesés, alors que les quatre buts jaunes qui ont affolé le marquoir lors des trois premiers quarts d’heure de la rencontre semblent être les indices d’une classique gueulante de mi-temps. Tedesco, lui, a choisi de ne pas être un coach comme les autres. «Il ne nous a pas juste crié dessus», explique Naldo, roc défensif brésilien des Königsblauen après le coup de sifflet final. Quelques consignes tactiques, et une phrase qui reste dans la légende: «Maintenant, il faut commencer à marquer des buts.» 45 minutes plus tard, le stade ne vibre plus. Le marquoir affiche quatre buts partout.

Il y a des coaches qui font toujours les mêmes choses, peu importe contre qui ils jouent. Domenico a toujours l’adversaire à l’esprit.»

CHRISTIAN HEIDEL, EX-DIRECTEUR SPORTIF DE SCHALKE

Paradoxalement, ce derby de la Ruhr resté dans les esprits quand on évoque le passage à Schalke de Domenico Tedesco est l’antithèse de ses idées. C’est un match bien trop allemand pour lui, l’entraîneur qui préfère citer en sources d’inspiration des Misters de son Italie natale comme Marcello LippiFabio Capello ou Antonio Conte. Son Schalke, qui finira à la deuxième place de la Bundesliga, tranche d’ailleurs radicalement avec ce stéréotype d’un championnat teuton qui court sans arrêt à la conquête des espaces, cherchant à ouvrir des portes sans vraiment se soucier des courants d’air défensifs. «Soyez Allemands», avait ainsi dit Pep Guardiola à son Bayern à l’heure d’accueillir en 4-2-4 le Real Madrid en demi-finale retour de la Ligue des Champions 2014, avec un cinglant 0-4 pour tout résultat. A posteriori, le Catalan avait regretté cette trahison de ses idées au profit de la culture locale.

Dans les esprits, l’entraîneur allemand d’aujourd’hui est un aventurier. Un gourou du pressing qui envoie ses joueurs chasser le rebond et ne jure que par la passe verticale et la répétition de courses à haute intensité. Un cliché alimenté par l’école RedBull, formatrice de coaches autant que de joueurs, qui dissémine désormais ses jeunes entraîneurs estampillés gegenpressing sur les bancs d’Allemagne et d’Europe. Pourtant, les figures de proue de la génération laptop, comme on surnomme cette nouvelle vague sous prétexte qu’elle réfléchit autrement qu’avec ses tripes, ont loin d’avoir les idées aussi radicales et caricaturales. On y retrouve évidemment les célèbres Julian Nagelsmann et Thomas Tuchel, mais aussi Domenico Tedesco.

La traditionnelle douche de bière du coach lors de la conférence de presse qui a suivi la victoire du RB Leipzig en finale de la Coupe d'Allemagne.
La traditionnelle douche de bière du coach lors de la conférence de presse qui a suivi la victoire du RB Leipzig en finale de la Coupe d’Allemagne. © GETTY

UN PEU D’ITALIE DANS LA RUHR

Au pays du football spectacle, le Schalke 04 du coach italo-allemand est presque une hérésie. Il n’a pourtant rien de surprenant pour ceux qui avaient plongé les yeux dans les entrailles de l’antichambre du football teuton lors de la saison précédente, où Tedesco a pris les rênes du FC Erzgebirge Aue dans une opération maintien réussie. En une dizaine de rencontres, le trentenaire calme les ardeurs du pressing de ses couleurs (passant de sept à onze passes accordées à l’adversaire dans sa moitié de terrain avant d’y initier une action défensive) et solidifie leur assise défensive en concédant seulement 0,85 expected goal (contre 1,42 sur le début de saison) ou 2,82 tirs cadrés (4,33 avant son arrivée) par rencontre. Dans la Ruhr, les idées semblent parallèles pour rendre performante une équipe qui manque cruellement de génie offensif. «On avait beaucoup de joueurs physiques, on a joué compact et marqué beaucoup de buts sur des contre-attaques, des coups francs ou des corners», reconnaît Tedesco quelques années plus tard, au micro de SkySports. La ligne défensive, souvent à cinq en perte du ballon, est structurée avec une précision très italienne. Les distances entre les joueurs sont réduites et équivalentes, les coulissements parfaits, et la possession accessoire. Les Königsblauen finiront la saison 2017-2018 avec 47% du temps passé au ballon, mais une place sur la deuxième marche du podium.

Tedesco, lui, s’offre quelques coups d’éclat. Des écarts à sa ligne de conduite tracée en 5-2-2-1, où les trois défenseurs centraux sont compacts, les joueurs de couloir prêts à jaillir quand l’adversaire active un coté et le pentagone offensif axial très agressif dès qu’une passe tente de le transpercer. Quand il affronte l’Hoffenheim de son camarade de promo Julian Nagelsmann, par exemple, Domenico propose un 4-4-2 losange qui dévore les rebonds dans le camp adverse et bouscule l’organisation défensive de ses adversaires. L’écart est creusé à la pause, et chaque adaptation offensive d’Hoffenheim est contrée par une réaction de Tedesco: un passage en 3-4-3 pour répondre au même système lancé par Nagelsmann au retour des vestiaires, puis un 5-2-1-2 final quand le wonderboy du coaching allemand joue le tout pour le tout en 4-3-3. «Il y a des coaches qui font toujours les mêmes choses, peu importe contre qui ils jouent. Mais pas Domenico», explique à l’IndependantChristian Heidel, alors directeur sportif de Schalke après avoir lancé Tuchel et Jürgen Klopp sur le banc de Mayence. «Domenico a toujours l’adversaire à l’esprit quand il coache.»

La belle histoire bleue s’essouffle, notamment parce que la créativité reste trop rare dans une construction du jeu qui oublie souvent ses milieux de terrain. Tedesco devient catalogué comme un coach ne proposant pas grand-chose d’autre qu’une organisation défensive solide et un jeu d’attaque plus opportuniste que scénarisé. C’est peut-être à cause de cette encombrante étiquette de coach dont les joueurs courent comme des Allemands mais pensent comme des Italiens que la suite de son histoire s’écrit en Russie.

UN BALLON À MOSCOU

À Moscou, c’est à l’abri des regards du grand public que Domenico Tedesco se déguise en caméléon. Vice-champion à l’ombre de l’omnipotent Zenit, le club moscovite voyage à près de 60% de possession de balle moyenne, 460 passes par match et 16,7 récupérations hautes à chaque rencontre. La base défensive à trois semble être la seule constante d’un jeu bien différent de celui étalé sur les pelouses allemandes. «Au Spartak, on avait des joueurs très forts avec le ballon», explique l’intéressé à l’heure de justifier sa métamorphose tactique. «Comme coach, je dois être flexible. Mon idée du football, c’est qu’on doit s’adapter aux forces qu’on a au sein de notre équipe.» Si celui que son pays appelait Extrempragmatiker prend le ballon, c’est donc pour une bonne raison.

Domenico Tedesco distille ses consignes à Leon Goretzka lors de son passage à Schalke 04, son premier club d'envergure.
Domenico Tedesco distille ses consignes à Leon Goretzka lors de son passage à Schalke 04, son premier club d’envergure. © GETTY

Animée autour d’un numéro 10 aux qualités techniques au-dessus de la moyenne, toute l’équipe moscovite semble rechercher en permanence la meilleure façon d’alimenter le pied gauche de Zelimkhan Bakaev dans des positions dangereuses. Aligné derrière le duo d’attaquants d’un 3-4-1-2 d’abord rudimentaire avec la balle, Bakaev s’épanouit quand l’équipe trouve son rythme de croisière en possession. Grâce à ses attaquants qui lui ouvrent des espaces en monopolisant l’attention de la défense centrale adverse, le maestro du Spartak se promène entre les lignes et place sa dose de fantaisie dans la zone de vérité. Les triangles qui se multiplient sur les côtés à la construction semblent presque avoir pour unique but de distraire l’adversaire jusqu’à isoler les hommes capables de faire la différence sur le pré.

Mon idée du football, c’est qu’on doit s’adapter aux forces qu’on a au sein de notre équipe.»
DOMENICO TEDESCO

La possession assumée ne désarticule pas l’organisation défensive pour autant. Comme s’il ne voulait pas trahir ses idoles, Domenico Tedesco s’assure que le déploiement de ses troupes avec la balle ne le mette pas démesurément en danger à chaque transition défensive. S’il opte pour une défense à quatre, l’un des arrières latéraux vient se joindre au milieu de terrain une fois la construction lancée, pour peupler l’axe en cas de contre adverse. Tout est savamment positionné, encore plus quand le ballon est entre les pieds de l’adversaire avec une logique toujours identique: le bloc est compact, entrouvre parfois une de ses portes axiales, mais seulement quand il est sûr de pouvoir la refermer sur les orteils de l’opposant pour repartir avec le ballon.

HÉRÉSIE AU TEMPLE DU PRESSING

Il y a des endroits où on ne négocie pas avec le style. S’imaginerait-on abandonner la balle en pilotant les héros du Camp Nou? Ce que le Barça est à la possession, le RB Leipzig l’est au pressing. Comme pour incarner leur boisson sur le terrain, les équipes RedBull prônent un football qui déborde d’énergie, transmis par des coaches eux-mêmes biberonnés par les idées de la firme. Tout le système est tourné vers une possession minimaliste, une volonté de récupérer le ballon le plus près possible du but adverse, et une chasse ininterrompue au rebond. Le football inspiré par Ralf Rangnick, le maître à penser du jeu RedBull, donne l’impression de passer une heure trente dans une machine à laver. Pourtant, c’est avec un Julian Nagelsmann aux idées moins extrêmes que le club a connu la plus belle de ses campagnes européennes. Est-ce en se rappelant de l’importance du compromis que les dirigeants de Leipzig confient la succession de Jesse Marsch à Domenico Tedesco?

Domenico Tedesco sur le banc du Spartak Moscou lors de son aventure russe.
Domenico Tedesco sur le banc du Spartak Moscou lors de son aventure russe. © GETTY

S’il conserve le visage jeune voulu par la firme, Tedesco incarne surtout l’énergie de la boisson par son attitude hyperactive sur la ligne de touche. Sur le terrain, par contre, son Leipzig a le sens de la mesure. Le pressing reste parfois haut, parce que les joueurs sont conditionnés pour réussir à récupérer le ballon dans ces circonstances, mais se positionne également en bloc moyen, avec la volonté plus fréquente de récupérer le ballon à hauteur du rond central. De Marsch à Tedesco, l’équipe passe d’un PPDA de 8,69 (passes autorisées à l’adversaire dans son tiers défensif avant de tenter une récupération, ndlr) à 13,28. Le pressing n’est plus la raison d’être de l’équipe. «En commençant, j’ai réalisé que l’équipe était affamée à l’idée de presser très haut», explique le coach italo-allemand. «J’aime ça aussi, mais parfois, c’est mieux de rester calme dans certaines situations.»

Lassés de jouer comme des outsiders, les cadres de Leipzig réclament aussi un football qui soigne mieux le ballon, comme c’était le cas lors du passage de Nagelsmann. Sous Tedesco, l’équipe passe de 480 à 575 passes par match, avec des circuits plus patients (de 4,47 à 5,68 passes par possession) et un jeu long plus rare (10,4% sous Marsch, 9 par la suite). Là aussi, c’est une défense à trois qui sert de socle au nouveau coach par rapport au quatre arrière fréquemment utilisé par son prédécesseur américain. Le reste de l’animation dépend, comme souvent avec Tedesco, du défi proposé par l’adversaire. S’il est retranché, le Calabrais optera pour une sentinelle devant la défense et trois milieux offensifs répartis dans les trois couloirs axiaux du terrain. En cas d’adversaire plus menaçant dans l’axe du terrain ou sur les transitions rapides, un deuxième milieu central assurera la sécurité défensive, laissant le couloir offensif axial à l’attaquant de pointe avec deux meneurs de jeu à ses côtés dans les pocket zones. C’est presque systématiquement dans l’axe que la différence se cherche avec des passes qui vont souvent de la défense ou du flanc vers les espaces entre les lignes occupés par les numéros 10. Une mécanique qu’on trouvait déjà quelques années plus tôt à Schalke, mais désormais bien plus schématisée grâce à la qualité technique supérieure des joueurs à disposition.

En quelques mois, Domenico Tedesco emmène Leipzig à une place qualificative pour la Ligue des Champions en Bundesliga, aux portes de la finale de l’Europa League – finalement éliminé par les Rangers après avoir sorti la Real Sociedad et l’Atalanta – et au premier trophée de son histoire, la Coupe d’Allemagne. Si le divorce ne traine pas après un début de saison 2022-2023 raté, le coach quitte la Saxe avec un premier trophée au palmarès et un appétit toujours gargantuesque pour le jeu. Qu’importe si certains continuent à le résumer à son ordinateur: ses costumes tactiques s’esquissent peut-être sur un écran, mais ils paraissent souvent assez clairs pour que ses joueurs puissent les enfiler avec aisance à l’heure de monter fouler le terrain. Avec la rigueur des Italiens et l’énergie des Allemands.

Parcours express

Né à Rossano, en Calabre, Domenico Tedesco débarque dans la région de Stuttgart à deux ans, dans le sillage de ses parents. Très tôt intéressé par le coaching, il intègre un staff pour la première fois à 22 ans à peine. Il finit major de sa promotion devant Julian Nagelsmann à la célèbre Hennes-Weisweiler-Akademie, et combine longtemps le coaching et les études. Sa carrière d’ingénieur reste cependant derrière lui quand il gravit les échelons dans les plus prestigieuses académies d’Allemagne, jusqu’à prendre les rênes du club d’Erzgebirge Aue à la fin de la saison 2016-2017.

Après avoir assuré le maintien des Veilchen en 2. Bundesliga, il est catapulté à la tête de l’équipe de Schalke 04 qu’il mène sur la deuxième marche du podium de l’élite allemande. L’année suivante, il devient le plus jeune coach à diriger une équipe lors d’un match de Ligue des Champions, record battu plus tard par Julian Nagelsmann. Balayé par Manchester City lors du match retour des huitièmes de finale (7-0), il est licencié dans la foulée et retrouve de l’embauche six mois plus tard en Russie, à la tête du Spartak Moscou. Septième lors de cette première saison prise en cours de route, dauphin du Zénit l’année suivante, il quitte ensuite l’est de l’Europe pour des raisons familiales, et retrouve rapidement de l’embauche à Leipzig où il succède à Jesse Marsch. Il redresse la situation du club, l’emmène dans le top 4 du championnat, mais aussi en demi-finale d’Europa League et en finale de la Coupe d’Allemagne, remportée aux tirs au but contre Fribourg. Un premier trophée dans l’histoire du club qui ne l’empêchera pas de prendre la porte quelques mois plus tard, après un départ raté en championnat et une lourde défaite contre le Shakhtar Donetsk en Ligue des Champions.

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