Braine, Rwanda et Kanté: la vraie histoire de l’arrivée de David Helmer à Charleroi
Un vestiaire brabançon dans les années 1990, un marathon à Kigali, un volleyeur devenu ministre et un champion du monde français : la rencontre entre le Sporting de Charleroi et son nouvel associé américain est passée par des chemins inattendus.
Il y a le sourire apaisé de Mehdi Bayat, et le tee-shirt ras du cou sous la veste de David Helmer. Le premier traduit la fin de deux années de recherche d’un partenaire capable de donner une nouvelle dimension au Sporting de Charleroi sans lui enlever sa créature des mains. Le second habille un sexagénaire bien dans ses baskets et son époque, nouvel actionnaire américain d’un club dans lequel il injecte également six millions d’euros de capital. Dans la salle de réception du stade du Pays de Charleroi, où le dispositif de conférence de presse a été déménagé à la hâte sur ordre du patron des lieux, on ne voit qu’eux. Ce sont les deux vedettes d’un triumvirat autoproclamé où Fabien Debecq est confiné au troisième rôle, celui qui distribue les blagues à l’assemblée et les bons points aux questions des journalistes.
Eternel régisseur discret de la vie zébrée, Pierre-Yves Hendrickx porte un soin particulier à la répartition de l’assemblée. Le secrétaire général des Zèbres a les idées claires : le personnel du club est réuni sur la gauche de cette pièce qui sert aussi de salle de restaurant aux joueurs, les journalistes et les familles des protagonistes massés de part et d’autre de la fine allée centrale où s’entassent appareils photo et caméras. Le premier rang, finalement, se remplit d’alliés discrets et, surtout, d’un duo particulièrement complice.
Ceux qui se cachent derrière l’arrivée de David Helmer au Sporting de Charleroi
S’ils ne présentent que leur nuque au reste de l’auditoire, ils sont aux premières loges pour croiser les regards des trois héros de l’après-midi. Avec le sourire de ceux qui savent que sans eux, le triumvirat n’existerait pas. Même de dos, tout le monde reconnaît Louis Derwa. Médiatisé lors de la montée en D1 de l’AFC Tubize à la fin des années 2000, club dont il était le manager général, l’ancien joueur de l’Olympic voisin est devenu le conseiller juridique du Sporting en sa qualité d’avocat spécialisé en droit du sport. Il est également, depuis de longues années, l’homme qui négocie les contrats de Felice Mazzù, coach hennuyer revenu sur ses terres carolorégiennes voici un peu plus d’un an.
Un peu plus rares sont ceux qui savent que c’est Derwa, alors tout juste entré au conseil d’administration du CS Brainois, qui a véritablement lancé la carrière d’entraîneur de Mazzù au début du millénaire. Encore plus rares sont ceux qui savent que son voisin a également posé les crampons et surtout donné de la voix dans les vestiaires du stade Gaston Reiff de Braine-l’Alleud. Certains l’appellent Luc, d’autres Lucas. Son nom est Cannoot, et son CV renseigne de nombreuses piges à succès dans les clubs brabançons, dont un passage sur le banc des Brainois au milieu des nineties pour y coacher un Louis Derwa en fin de carrière. D’un siècle à l’autre, du Brabant wallon au Pays Noir en passant par le Rwanda, leur histoire est la source du Zèbre de demain.
David Helmer a développé sa fortune dans le secteur des équipements de laboratoire
Une heure pour une nouvelle vie
Ancien directeur commercial chez le géant de la pharma GSK, voyageur sans frontières et professeur à l’école des entraîneurs de la Fédération en même temps que coach dans les divisions inférieures ou chez les jeunes du RAEC Mons, Luc Cannoot a dessiné sa vie comme on entre sans GPS dans un rond-point, s’offrant la possibilité d’aller partout sans jamais trouver le temps de se poser nulle part. Quand il part pour le Rwanda en 2018, c’est donc initialement pour une rencontre « qui devait durer une heure » avec Robert Bayigamba. La discussion s’est prolongée pendant cinq heures, le séjour dure depuis cinq ans.
Volleyeur de haut vol devenu successivement président du Comité olympique rwandais et ministre des Sports, Bayigamba est à l’initiative de The Center for Global Sports (CGS) Africa, dont l’objectif est de développer la puissance sportive rwandaise en faisant du pays le hub sportif de l’Afrique de l’Est sous l’impulsion du programme « sport et tourisme » du président Paul Kagame. Cannoot accepte le poste de chief operations officer (COO) et rencontre quelques mois plus tard, à l’occasion du « Peace Marathon » de Kigali, l’associé américain du projet : David Helmer. Sa fortune développée dans le secteur des équipements de laboratoire, puis son marché étendu à l’international lui ont ouvert les portes de l’Afrique et plus précisément du Rwanda au début du millénaire, diversifiant ses affaires initiales pour un projet que son entourage décrit comme « profondément social ».
Scolarisés et formés ballon au pied, des enfants de 6 à 17 ans sont répartis dans une petite dizaine de centres dans tout le pays, chapeautés par Luc Cannoot. Ils y découvrent les méthodes à l’européenne, bien éloignées des préceptes locaux qui n’intègrent pas les jeunes dans des structures professionnalisées avant l’âge de 14 ans. Au fil des ans, le projet social prend une dimension de réussite sportive qui trouve d’abord son prolongement à l’échelle nationale, avec l’acquisition par CGS de 80 % des parts du FC Amagaju, puis cherche à franchir les frontières.
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N’Golo Kanté et Jette
« L’été dernier, en lisant le journal, je vois que N’Golo Kanté (NDLR : champion du monde avec la France en 2018) a racheté le club de Virton et qu’il envisage d’y faire jouer les meilleurs talents de son académie en Afrique », rembobine Luc Cannoot depuis sa résidence rwandaise, tout juste revenu de son séjour carolo. Le Belge évoque le projet de Kanté lors d’une vidéoconférence de CGS, avec Robert Bayigamba et David Helmer. Ce dernier vient justement de vendre son entreprise Helmer Scientific, et souhaite consacrer une partie des bénéfices au sport par l’intermédiaire de sa toute nouvelle société Catalytik Group.
Avec un autre Belge, l’ancien basketteur Jacques Vandescure (ex-recruteur pour la franchise texane des San Antonio Spurs et aperçu à ses côtés en tribunes lors du dernier Charleroi-Westerlo), Helmer fonde ainsi Wingspan, une société qui développe une base de données consacrée aux plus grands talents des parquets africains pour leur offrir une passerelle vers les grandes ligues des autres continents.
Au moment de s’intéresser au football, ce sont évidemment vers le réseau et les contacts de Cannoot que se tourne le riche Américain. « Il m’a dit qu’il pourrait être intéressé par l’idée d’avoir un club en Belgique, donc j’ai contacté Louis (NDLR : Derwa) en lui disant qu’on cherchait un club, pour sonder un peu le marché. Moi, à la base, je pensais à Jette : je connais bien, c’est dans l’agglomération de Bruxelles, c’est facile d’accès, et ils ont de très bons terrains synthétiques. C’était parfait pour les conditions d’entraînement, poursuit Cannoot. Louis m’a répondu : “c’est bien, oui, mais qu’est-ce que tu penses de Charleroi ?”. »
Les coulisses du débarquement de David Helmer: des hommes et des datas
Louis Derwa connaît le projet de CGS. Quelques mois avant l’appel de son ami, il était allé lui rendre visite au Rwanda. C’est donc en connaissance de cause et « pas dans le but de faire le lien avec un club ami, plutôt pour mettre en lien de bonnes personnes ensemble » que l’avocat fait se rencontrer David Helmer et Fabien Debecq, premier à croiser l’Américain puisque Mehdi Bayat profite du mois de juillet pour s’octroyer quelques jours de congé avant de replonger la tête la première dans la suite de son mercato. Le président et l’investisseur potentiel font le tour du propriétaire, les retours de Debecq vers son associé sont positifs, mais c’est la première rencontre entre Helmer et Bayat qui fera office de déclic définitif. « Humainement parlant, le contact entre eux fut excellent », raconte Louis Derwa. Luc Cannoot confirme : « Je suis dans le football depuis pas mal de temps, et un deal de cette ampleur qui se fait en si peu de temps, je n’avais jamais vu ça. Tout s’est concrétisé en l’espace de trois mois. L’humain a vraiment joué. Je pense que David et Mehdi se sont trouvés. Pour David, c’était très important parce que chez lui, l’humain est toujours la base et la finalité de tout. »
Les autres pistes explorées par Charleroi, notamment liées à l’insertion dans un réseau multiclubs, sont rapidement balayées au profit d’un contact de plus en plus proche d’un accord avec David Helmer et son Catalytik Group. L’arrivée au capital du Sporting carolo, sans devenir majoritaire, permet aux décideurs en place de conserver leur mainmise sur la gestion économique et sportive, en s’adjoignant les billets et le réseau d’un nouvel associé. En coulisses, on parle déjà de l’arrivée à moyen terme de talents rwandais, mais aussi du développement d’une base de données footballistique semblable à celle de Wingspan pour le basket, histoire de s’inspirer du succès algorithmique du recrutement de l’Union Saint-Gilloise. Une aspiration à contre-courant de la récente évolution du club zébré, qui n’a pas rempli les bureaux de la cellule performance progressivement vidés après le départ du coach Edward Still, mais témoignant d’une nouvelle prise de conscience de l’importance de la modernisation des méthodes dans une entité parfois plus tournée vers la tentative de reproduction de ses réussites d’hier que vers les besoins de demain.
Libéré de certaines tâches extrasportives par la promesse d’un Fabien Debecq plus présent pour gérer le volet administratif du club en compagnie du COO Olivier Simons, Mehdi Bayat remettra plus franchement les mains dans le cambouis du recrutement. Les idées fourmillent déjà chez l’autodiagnostiqué hyperactif : « Avec cette structure au Rwanda et le club de Division 1 acquis par David au pays, on pourra faire en sorte que les talents d’Afrique choisissent Charleroi pour être leur porte d’entrée vers l’Europe. Il s’agira d’un volet sportif parmi d’autres options, que nous développerons parallèlement à notre école des jeunes et notre réseau de scouting actuel. A moyen terme, l’objectif est de développer une filière. On se doit d’être créatif et dynamique. »
Refaire du Charleroi
Dans les travées du stade carolo, on a le sens de la formule. Au sommet de la remontada zébrée, quand les Hennuyers s’invitaient fréquemment à la grande fête de fin de saison que sont les play-offs, on aimait donc y parler de « faire du Charleroi » pour évoquer ces recrues sorties de nulle part, avec un pedigree atypique et un rendement inattendu. Lancée par Mogi Bayat quand il tenait encore les rênes du club sous la présidence de son oncle, avec ces nombreux joueurs arrivés des divisions inférieures françaises pour faire sensation sur le sol belge, la méthode s’est prolongée sous la houlette de son frère cadet avec les Iraniens Kaveh Rezaei puis Ali Gholizadeh ou les perles décelées dans l’anonyme championnat chypriote qu’étaient Núrio Fortuna et Stelios Andreou.
« Peut-être s’était-on embourgeoisé », admet Mehdi Bayat à l’heure d’évoquer un virage quelque peu raté ces dernières années, au point d’être doublé par les nouveaux bolides saint-gillois ou anversois dans la hiérarchie nationale. « Aujourd’hui, on a mis en place un département recrutement avec des gens de qualité, mais on doit retrouver la niaque qu’on avait à l’époque où on n’avait pas de moyens. »
Charleroi se prépare donc à s’ouvrir de nouvelles portes. Celles du carnet d’adresses de David Helmer, pour commencer, qui seront probablement utiles pour la construction d’une Zebrarena qui se fait attendre. Celles de l’Afrique de l’Est, ensuite, actuellement aride en talents de renommée internationale, mais dont les formateurs regorgent de confiance. « On sait que ça va prendre un peu de temps, mais on sait aussi que ça va réussir », affirme Luc Cannoot. Quand la prophétie sort de la bouche d’un homme qui est passé par Kigali pour relier le Brabant à Charleroi, difficile de ne pas croire dans les vertus des itinéraires inattendus.
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