Au-dessous du Volcan de Sclessin
Dans la famille des clubs éruptifs, on demande le père fondateur. Bouillonnante institution, le Standard de Liège vit une saison qui, sans ressembler à aucune autre étant donné la tristesse de ses résultats, participe à l’image d’Épinal d’un club qui passe historiquement plus de temps à réprimer ses démons qu’à jouir de son grain de folie.
Dans le singulier microcosme des accros aux paris sportifs, il y a parfois consensus. Beaucoup s’accordent par exemple à dire qu’on ne mise jamais sur son équipe de coeur. En Belgique, la règle voudrait surtout qu’on évite de parier trop souvent sur le Standard de Liège. Qu’on en soit fada ou non n’y changerait pas grand-chose. Insondable institution, « capable de perdre contre Zulte et de gagner avec handicap contre un bon Genk », selon ce suiveur assidu de Sclessin trop habitué à jeter son argent par les fenêtres dans le fond de ces instituts de paris déguisés en librairies qui repeuplent depuis près de dix ans le paysage commercial du plat pays, le Standard serait historiquement considéré par les bookmakers comme « un mauvais placement ». Parce qu’on présage rarement de ce qui se trame à l’intérieur d’un volcan.
Ici, il n’y a pas d’architecte ou de médecin. Notre base, elle est ouvrière. Sclessin, c’est 30.000 infirmiers, des gens qui vont au front. Qui ne s’économisent pas. » Mehdi Carcela
Même avec l’accent chantant d’ Igor De Camargo pour vous le faire comprendre, la pilule passe mal. « C’est un peu le problème du grand club qui ne gagne jamais », résume le Belgo-Brésilien qui a pourtant connu deux titres de champion de Belgique en rouche. « Pour moi, c’est de là que vient la situation volcanique du club. Tout y est en termes d’infrastructures pour que ça fonctionne, mais ça ne fonctionne plus. »
Quand un jouet est cassé, bien souvent, on le remplace. C’est plus compliqué avec les morceaux d’histoire. Et le Standard en est un. Ses dix titres de champion de Belgique, ses huit Coupes de Belgique et sa finale de Coupe d’Europe des Vainqueurs de Coupes en 1982 l’attestent. Yves Leterme aussi. « Moi, j’ai découvert le football avec le Standard, à une époque qui n’était pas facile au niveau socio-économique. Le début des années 1980 autour de Sclessin, c’est la morosité. C’est Cockerill Sambre, c’est l’effondrement du secteur de l’acier. Il y avait beaucoup de difficultés sociales. Institutionnellement, ce n’était pas évident non plus. Et au milieu de ça, il y avait le Standard. »
L’artiste qui dépeint avec mélancolie la Belgique de ses vingt ans était un jeune supporter de foot avant d’être un Premier ministre rigolo. Né d’un père francophone, l’étudiant flamand de bonne famille se revendiquera pour toujours supporter des Principautaires. Moins opportuniste que d’autres politiques qui se rueront par la suite dans les travées de Sclessin à la fin des années 2000 pour y être vus, Yves Leterme n’en serait pas moins en réel décalage avec ce qui forge l’identité de son club de coeur selon Mehdi Carcela, l’homme aux 304 apparitions – record du club – en rouche. « Chaque équipe a ses valeurs, mais le public de Sclessin, ce ne sont normalement que des coeurs purs. Il n’y a rien de fabriqué ici, tout est vrai. Je n’ai jamais ressenti ça à Benfica ou à l’Olympiacos. Attention, ils sont aussi fous là-bas, mais c’est une autre émotion. Ici, dans les tribunes, il n’y a pas d’architecte ou de médecin. Si, bien sûr, peut-être l’un ou l’autre, mais notre base, elle est ouvrière. Sclessin, c’est 30.000 infirmiers, ce sont des gens qui vont au front, qui travaillent de nuit. Qui ne s’économisent pas. »
Ce qu’ Alexandre Grosjean, le directeur général actuel des Rouches décrit à la hâte comme « le côté un peu Che Guevara » du matricule 16. L’histoire ne dit pas si avant de mettre des doudounes sans manche, l’ancien de chez Proximus a un jour porté des t-shirts à la gloire du Che dans les cours de récrés, mais l’homme se dit aujourd’hui « fier de travailler dans un club ancré à gauche, qui se proclame anti-fasciste, qui a des valeurs ouvrières. Cela va vous paraître une évidence, mais je ne pourrais pas me retrouver dans un club avec des supporters qui se diraient d’extrême droite. »
Le club qui ne dort jamais
À tout le moins, ça rassure. Ça conserve en tout cas intacts, pour le moment, les souvenirs de jeunesse de Jean-François Gillet. Né à Soumagne, formé et passé par toutes les classes d’âge liégeoises, l’actuel entraîneur des gardiens de l’équipe première n’a pas oublié « cette poussière rouge qui planait au-dessus du stade quand Cockerill fonctionnait encore. » Avant d’émigrer en Italie, Jean-François Gillet a eu seize ans au milieu des années 90. « On s’entraînait en-bas, près du stade, le soir après les cours, et on sentait les fourneaux. Et quand la nuit tombait, tu avais ce truc-là, avec les flammes du travail nocturne qui éclairaient le ciel. C’était incroyable, presque magique. »
C’est une drogue. Il y a des moments où tu as envie que ça se calme un peu. Et quand c’est le cas, tu sens comme un manque. Il y a une forme de dépendance. » Olivier Smeets, attaché de presse
Des mots d’enfants dans la bouche d’un quadra qui ne résument pas si mal ce pourquoi ceux qui aiment le Standard ne l’aiment généralement pas à la petite cuillère. Qu’importe la souffrance engendrée par un quart de siècle de disette entre 1983 et 2008, qu’importe le sevrage actuel. « C’est ce qui rend le Standard unique », poursuit à son tour Steven Defour. « Le club perdrait de son côté passionnel s’il gagnait tous les jours. Moi, quand je suis arrivé à Porto, j’ai débarqué dans un club qui restait sur sept sacres en dix ans. Ma première saison, on a été champions. La fête a duré une heure, peut-être deux. C’était un titre parmi d’autres, il n’y avait pas d’émotion. »
Le Standard, lui, a perdu. Beaucoup perdu même, au fil des ans. Une vitrine d’abord, de l’argent ensuite et parfois un peu de sa crédibilité. Ceux qui font le Standard de Liège depuis sept ans savent bien que deux Coupes de Belgique (2016, 2018) ne pardonnent pas tous les échecs. Reste que le club est resté maître dans un domaine, celui de faire l’actu. Star des tabloïds wallons, major du storytelling, le matricule 16 monnaie son imprévisibilité.
« À ce niveau-là, c’est presque de l’art », tance Philippe Léonard, ancien soldat émérite du club (1991-1996 ; 2004-2006). « Mais ça l’a toujours été. Il y a plus de fuites au Standard que dans n’importe quel club. La magie de ce club, c’est que même quand tu en fais partie, tu apprends des choses tous les jours en lisant le journal ( Il rit). »
Débarqué au club dès avril 2008 par l’intermédiaire de Samuel François – le fils de Pierre François, alors directeur général du club – avec qui il étudie, Olivier Smeets entre par la petite porte du merchandising dans un club dont on dit à l’époque qu’il aurait « dix ans d’avance sur la concurrence nationale ». Deux ans plus tard, le Standard est en PO2. Et Olivier Smeets devient bientôt un attaché de presse rompu à la communication de crise. « Ce n’est pas un élément de langage, mais j’aime bien dire que je vis dans un club qui ne se repose jamais. » Un homme qui a commencé au club sous Lucien D’Onofrio, a connu les quatre ans de l’ère Roland Duchâtelet et fonctionne depuis six ans et demi avec Bruno Venanzi sait a priori de quoi il retourne.
Réseaux sociaux, comptes dans le rouge et tir aux pigeons
Certains disent que ce qui rend le Standard de Liège unique, c’est son institution parsemée de passionnés à chacun de ses étages. Que le club principautaire ne vit jamais deux journées les mêmes. D’autres prétendent que ce serait avant tout l’histoire d’un club qui ne sait pas se gérer, incapable de prendre de la distance. « Les gens ne se rendent pas compte de la charge que représente le Standard. Vous savez que ma mère, quand je lui ai dit que je quittais Proximus pour le Standard, elle m’a demandé ce que j’allais faire la semaine? », se marre encore Alexandre Grosjean sept ans après sa bavette dominicale avec sa génitrice.
Sa carrière de vingt ans « dans les telcos » derrière lui, le fusible préféré des sympathisants liégeois reconnaît pourtant une vie moins apaisée. « Ce qui est dingue, c’est que gamin, je suis monté avec mon père sur cette pelouse après le match contre Waterschei, j’ai pleuré de joie dans ce stade en voyant Simon Tahamata, et qu’aujourd’hui, je vois mon nom sur des banderoles qui réclament ma démission. Heureusement, les banderoles, ça me donne de l’énergie. Je ne démissionnerai pas, jamais! On me dit que je suis fou, mais je crois que je ne perçois pas l’ampleur de la violence renvoyée sur les réseaux sociaux vu que je n’y suis plus… Mais je me doute que ça doit voler. »
Alors, et c’est très rare au Standard, Alexandre Grosjean relativise. Ressort les vieux adages locaux – « Un match de foot, surtout au Standard, quand tu gagnes la bière est bonne, les filles sont jolies. Quand tu perds, c’est l’inverse. » – et se dit qu’il y a pire dans la vie. Récemment, le directeur général du Standard s’est coltiné les 84 minutes d' » Angèle« , le documentaire produit par Netflix sur le vie de la chanteuse bruxelloise. Il y a vu une « violence inouïe » sur le traitement sociétal de l’annonce de la bisexualité de la chanteuse. « Quelque chose de mille fois pire que moi évidemment. Alors qu’elle, tout le monde l’adore… »
Et que par définition, on apprécie généralement peu les instances dirigeantes d’un club à la dérive, dont les comptes, déposés à la Banque Nationale le 22 décembre dernier racontent une plongée en apnée jamais vue et une perte de 19,7 millions d’euros comptabilisée pour l’exercice 2020-2021. Additionnée aux pertes nettes estimées à 20,7 millions d’euros depuis le début de la présidence Venanzi et aux échéances judiciaires à venir, ce n’est plus un fardeau que transporte l’actuel président du Standard de Liège, mais une bombe humaine.
« Il n’y a qu’un club en Belgique capable de continuer de faire vivre sa passion dans ces conditions », assure pourtant Philippe Léonard. « Parce qu’au Standard, il y a toujours cette envie de se dire que ça ira mieux demain. Les supporters vivent de cet espoir. Mais ce club, c’est quoi? C’est la police qui débarque, c’est ton coach qui se fait virer, ce sont des transferts improbables… Le quotidien, que tu sois joueur ou supporter, c’est d’écarquiller fort les yeux. »
En arrivées invraisemblables, l’ancien Monégasque en connaît un rayon. L’été de son retour au club, en 2004, le Standard de Lucien D’Onofrio signait aussi deux internationaux de renom: Sergio Conceiçao et Milan Rapaic. « Ça, typiquement, c’était un mercato à la Lucien D’Onofrio. De toute façon, avec lui il y avait deux cas de figure. Soit il était là pour assurer la présentation du joueur et alors tu voyais débarquer des gars beaucoup trop forts type RobertProsinecki ( en janvier 2001, ndlr) et tu avais des garanties. Soit Lucien n’assurait pas le service après-vente et c’était un peu le tir aux pigeons ( Il rit). Je peux en tout cas vous dire que je n’ai pas joué qu’avec des Ronaldinho au Standard… »
Ce club, c’est la police qui débarque, ton coach qui se fait virer, des transferts improbables… Le quotidien, que tu sois joueur ou supporter, c’est d’écarquiller les yeux. » Philippe Léonard
Une obsession nommée Standard
Reste que 21 ans après Robert Prosinecki et les coups de folie de Lucien D’Onofrio, le mercato hivernal 2022 du Standard ( GillesDewaele, JoachimVan Damme, RenaudEmond, MathieuCafaro) vient cruellement rappeler où en est aujourd’hui l’institution liégeoise, pilotée depuis octobre par Luka Elsner et son staff. Dans celui-ci, un certain Serge Costa, arrivé comme T3 en même temps que le Franco-Slovène. Habitué à crapahuter dans les clubs qui comptent de l’Hexagone dans une première vie consacrée au coaching individuel, l’homme de l’ombre de Luka Elsner a connu les coulisses de l’OM ou du LOSC, a même fréquenté par intermittence certains cadors continentaux de Premier League ou de Bundesliga, mais s’étonne du fonctionnement si particulier de son nouveau port d’attache. « Ici, la complexité, c’est que tout le monde aime tellement le Standard qu’il y a chez certains une vraie obsession. Il n’y a pas une heure dans la journée où ils n’y pensent pas. Et le fait est que comme partout, il y a des erreurs. Mais au Standard, on voudrait qu’elles n’arrivent jamais. Ce n’est pas de la malveillance, mais tout prend des proportions énormes. Moi, je crois que le risque, c’est qu’en mettant autant d’énergie, d’intention, de dialogue, parfois il y a de l’excès. Si j’osais, je vous dirais que c’est comme une belle femme dont ils sont trop amoureux. Je crois que c’est plus facile d’entretenir une relation avec une femme dont tu es moins épris. Parfois, ça t’évite de faire des excès. »
Une expertise sur l’amour-passion que Serge Costa tire notamment d’une première réunion d’équipe dans un restaurant du centre de Liège le lendemain de son arrivée au Standard. Entouré de Luka Eslner et Leo Djaoui, coach en performance athlétique, le Franco-Portugais pensait passer une soirée tranquille dans l’anonymat de la Cité ardente, mais découvre une ville « avec un club plus grand qu’elle ». « Il y avait des oreilles partout! Le serveur, le gars à gauche, la table de droite… Les gens venaient nous voir, nous écoutaient, donnaient leurs avis. J’ai voyagé à Paris, à Londres, à Lille, à Munich, personne ne m’avait jamais reconnu nulle part. Mais ici, en 24 heures, on ne pouvait déjà plus aller manger n’importe où. »
Depuis, on dit que le staff liégeois éternise plus souvent ses soirées à l’académie qu’en ville. Moins glamour, mais moins exposé aussi. Surtout, il ne se balade pas avec Mehdi Carcela. L’homme dont le vestiaire liégeois refuse la compagnie quand il s’agit de déambuler en ville. « C’est vrai ( Il se marre). Ça vient du fait que je suis incapable de couper la parole. Je crois que j’aime écouter les gens. Ce n’est pas mentir de dire que je les considère tous comme faisant partie de ma famille. C’est grâce à eux que j’aime autant le foot. Je vous jure, je n’aurais pas fait la même carrière si je n’avais pas découvert le football professionnel à travers le Standard. » La question, c’est surtout de savoir si dans une autre vie, Mehdi Carcela aurait été médecin ou architecte.
La drogue de la communication permanente
Olivier Smeets, directeur de la communication du Standard, sait en tout cas ce que ce le Standard lui doit en termes de vie de famille et de fêtes d’anniversaires manquées par devoir professionnel. « J’en parle parfois avec mes confrères d’autres clubs. Notamment avec Kirsten Willem du Club Bruges. On se dit souvent qu’on ne fait pas le même métier que les autres. Nous, on est au coeur de l’effervescence médiatique à chaque heure du jour et de la nuit. Parfois, on se demande ce qu’il se passe à Eupen, Zulte Waregem ou Courtrai en semaine… Eh bien en fait, il ne se passe pas souvent grand-chose! Et quelque part, c’est peut-être plus sain, mais nous on a attrapé le virus de la communication permanente. Parce que les quotidiens sortent tous les jours… »
Et qu’il faut bien leur faire dire quelque chose, aurait pu terminer Olivier Smeets. « C’est une drogue à accoutumance. Il y a des moments où tu as envie que ça se calme un peu. On voudrait respirer. Et puis, paradoxalement, quand c’est le cas, tu sens comme un manque. Je ne sais pas vraiment quel serait le terme idéal, mais il y a une forme de dépendance. »
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