Théo Léoni et Chemsdine Talbi sont des produits des centres de formation d’Anderlecht et de Bruges. La référence mauve d’hier est-elle encore celle d’aujourd’hui face à la prise de vitesse de la machine brugeoise? © David Catry / Isosport

Anderlecht, Genk, Standard, ou déjà Bruges: qui a le meilleur centre de formation du pays?

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Priorité d’un pays devenu pépinière de talents footballistiques, la formation des joueurs locaux est une bataille d’idées, de perles et de millions. Référence depuis de nombreuses années, Anderlecht reste-t-il le meilleur centre de formation de Belgique?

C’est un film à rebondissements dont les premiers rôles restent souvent confidentiels. Même les remous ont du mal à sortir de l’ombre, y compris quand certains jettent un regard un peu appuyé dans les coulisses. Pour que les acteurs arrivent en haut de l’affiche médiatique, il faut qu’ils sortent eux-mêmes de l’ombre. C’est ce qu’il s’est produit à Anderlecht au cœur de l’automne 2022, quand une entrevue entre le président Wouter Vandenhaute et Jean Kindermans, alors directeur du centre de formation des Mauves, a débouché sur un désaccord et ouvert la porte à la fin de l’aventure entre l’homme fort de Neerpede (siège de l’académie anderlechtoise) et le club de son cœur.

Dans ce milieu fermé où la médiatisation est rare, Jean Kindermans faisait office d’exception. Son départ a chamboulé les supporters bruxellois, parce qu’il était sans doute l’unique directeur d’un centre de formation à avoir accédé à une forme de célébrité. Dans son bureau, où il affichait fièrement des photos de Romelu Lukaku ou Youri Tielemans comme symboles de sa réussite, le sexagénaire aimait recevoir la presse pour parler de son travail. Il était, sans doute, l’unique véritable visage d’une formation belge alors enviée partout sur la planète, conséquence des résultats probants de l’équipe nationale sous les ordres de Marc Wilmots puis de Roberto Martínez.

S’il était presque impossible pour les profanes de citer le nom du moindre de ses confrères, Jean Kindermans était devenu quelqu’un. Son salaire accompagnait sa renommée, depuis que des clubs anglais avaient coché son nom au milieu des années 2010, mais sa réputation ne semblait plus suffire. A la table du restaurant Silo’s à Boortmeerbeek, Wouter Vandenhaute présente les constats de son équipe: si les choses ne changent pas, Anderlecht risque de ne plus avoir le meilleur centre de formation du pays.

«A Genk, l’œil fait encore la différence, parce qu’il permet de voir tout ce qui échappe aux datas.»

Neerpede contre le Limbourg

A cette époque, un gamin belgo-marocain crève l’écran, au point de se faire une place parmi la liste des Lions de l’Atlas appelés à disputer le Mondial 2022 au Qatar. Bilal El Khannouss fait le bonheur de Genk, étincelant leader du championnat, et la presse rappelle rapidement que le meneur de jeu fut gentiment poussé vers la sortie à Neerpede, où l’on considérait son talent comme bien inférieur à celui de Mario Stroeykens. En parallèle, un jeune joyau belgo-grec nommé Konstantinos Karétsas quitte l’académie d’Anderlecht pour retourner vers celle de Genk, trois ans après avoir fait le trajet du Limbourg vers la capitale. Celui qu’on présente alors comme la future star du football belge préfère le projet proposé par les Genkies à un Anderlecht où les trajectoires présentées aux jeunes talents paraissent de plus en plus floues. Un double événement aux airs de signal d’alarme: Neerpede pourrait cesser d’être la référence nationale.

Crèche à talents, biberonneuse de Thibaut Courtois et Kevin De Bruyne, l’académie de Genk a une belle réputation d’usine à champions. Dans le calme du Limbourg, les jeunes sont d’abord moins exposés médiatiquement, peuvent grandir de façon un peu plus tranquille, et sortent généralement de la pouponnière avec une marque de fabrique: un sens de la créativité au-dessus de la moyenne, ce fameux «flair» qui distingue les bons des grands joueurs. Directeur du football au Racing, Dimitri De Condé aime évoquer cette particularité: «La créativité, c’est l’un des mots clés de notre modèle. On ne néglige pas l’importance des datas, mais elles représentent 20% de notre jugement, pas 70%. L’œil fait encore la différence chez nous, parce que c’est lui qui permet de voir la première touche, la passe, la vista… Tout ce qui échappe aux bases de données. On n’est pas naïfs sur ces aspects physiques, mais on conserve le volet créatif en priorité.»

Entre cette philosophie bien rôdée, un projet bien vendu aux talents et les événements récents, le raccourci laisse alors penser que c’est Genk qui (re)prend la main. Du moins que la hiérarchie des centres de formation nationaux est bien moins nette que quelques années plus tôt, lorsque Neerpede semblait avoir pris la concurrence de vitesse et que presque chaque joueur prometteur grandissant dans un club belge n’attendait que l’opportunité de se mesurer à ceux d’Anderlecht pour prouver qu’il y méritait aussi sa chance. Aujourd’hui, les pôles d’attraction sont bien plus nombreux, et ressemblent à s’y méprendre aux sommets du classement de la Jupiler Pro League. Seule l’Union Saint-Gilloise, incapable de rivaliser sur le marché bruxellois avec Anderlecht et disposant d’infrastructures indignes de son rang pour ses jeunes, fait office d’exception.

Les Rouches insiste beaucoup sur la dimension athlétique du jeu, sans qu’on sache si ce pari sera gagnant pour l’avenir.

Les contestataires

Dans le milieu, beaucoup mettent aujourd’hui en avant l’excellent travail réalisé par La Gantoise. Les Buffalos avaient profité de la fin de l’aventure d’Emilio Ferrera à la tête du club de Seraing en 2021 pour lui confier la direction de leur centre de formation. S’il a quitté le poste à l’automne dernier, le Bruxellois a imposé sa griffe sur la postformation gantoise, comme il l’avait fait lors d’un bref passage à la tête des U21 d’Anderlecht, où ses querelles continues avec Jean Kindermans étaient connues de tous ceux qui se promenaient dans les coulisses de Neerpede. Trois ans ont suffi pour permettre à Gand de faire éclore plusieurs talents et de les monnayer à prix d’or: Ibrahim Salah s’en est allé vers Rennes, et son trajet vers l’Hexagone a été imité par Malick Fofana (vendu à Lyon pour près de 20 millions d’euros en janvier 2024) puis par Matias Fernandez-Pardo, acheté par Lille contre dix millions.

Si les chiffres des ventes des dernières saisons n’ont pas été aussi mirobolants, la faute notamment à des remous à la tête du club et à la difficile gestion des contrats de jeunes joueurs devenus des cadres au fil des saisons agitées, le Standard reste un nom qui compte en matière de formation. Les frères Balikwisha, Zinho Vanheusden ou Hugo Siquet n’ont certes pas eu la réussite qu’on leur prédisait hors des frontières belges, tandis que Nicolas Raskin ou Arnaud Bodart n’ont pas rapporté les montants de transfert espérés, mais la situation économique précaire des Rouches les a incités à miser sur les jeunes et leur a permis de révéler des joueurs dans tous les secteurs du terrain. Cheval de bataille de Bruno Venanzi, «bébé» du CEO Pierre Locht (ancien directeur du centre), l’académie du Standard perd cependant de sa superbe. Les spécialistes des catégories de jeunes qui traînent au bord des pelouses du Sart-Tilman évoquent la prolifération de profils de plus en plus physiques, symboles de la grinta liégeoise chère à Réginal Goreux. L’ancien latéral droit devenu patron de la formation des Rouches insiste beaucoup sur la dimension athlétique du jeu, sans qu’on sache encore si ce pari sera gagnant pour l’avenir.

Nouveau riche pressé, devenu champion grâce aux millions injectés par Paul Gheysens, l’Antwerp se structure aussi en profondeur. Titulaire au milieu de terrain lors du titre de 2023, Arthur Vermeeren a servi de nouveau porte-drapeau à une formation anversoise qui ne parvenait plus à tirer le meilleur du potentiel de sa ville, pourtant pourvoyeuse de choix de la génération dorée des Diables Rouges (Toby Alderweireld, Jan Vertonghen, Thomas Vermaelen, Moussa Dembélé ou encore Radja Nainggolan sont des anversois). Des investissements majeurs ont été consentis, des méthodes scientifiques modernes mises en place, et l’Antwerp est devenu un concurrent crédible pour les grosses puissances formatrices du pays. Il ne restait plus qu’à légitimer le projet, et les Anversois l’ont fait en attirant Jean Kindermans à la tête de leur académie. Son expertise et, surtout, sa réputation sont le complément parfait à la modernité de l’approche, et doivent permettre de multiplier les exemples de réussite locale. Zeno Van den Bosch, fréquemment titulaire aux côtés de Toby Alderweireld dans la défense du Bosuil, en est aujourd’hui le symbole le plus visible.

Le dernier pôle est peut-être le plus magnétique. Parce qu’en investissant dans un centre d’entraînement largement en avance sur celui de ses concurrents, Bruges ne pensait pas seulement à l’épanouissement de son équipe fanion. Le Club s’est d’ailleurs hissé en huitièmes de finale de la Ligue des champions avec quatre représentants de son académie sur la pelouse, le désormais vétéran Brandon Mechele étant accompagné de Joaquin Seys, Maxim De Cuyper et Chemsdine Talbi dans le onze brugeois. En face, l’Atalanta arborait son Charles De Ketelaere, plus gros transfert sortant de l’histoire du Club et première réussite financière de cette nouvelle politique sportive voulue depuis plusieurs années par Bart Verhaeghe et Vincent Mannaert. Là où le discours dominant expliquait voici quelques années que la formation était le talon d’Achille de la machine brugeoise, ne formant que de «bons joueurs pour un club moyen du championnat de Belgique», la donne est en train de changer. Ils sont de plus en plus nombreux, au sein des équipes dirigeantes des académies belges, à affirmer que sur ce terrain aussi, c’est désormais Bruges qui a pris la main.

84,9millions d’euros ont été engrangés par Anderlecht depuis l’été 2020 pour la vente de talents.

Compter pour classer

Comment s’en assurer, dans un secteur où hiérarchiser la qualité du travail produit est particulièrement difficile puisque les résultats de la politique menée en 2025 ne se verront que plusieurs années plus tard?

Il reste toutefois des chiffres pour objectiver au mieux les différences entre ces six clubs qui ont mis, plus ou moins, la formation des jeunes au cœur de leur projet. A commencer par celui de leurs produits. Parmi une trentaine de championnats de première ou deuxième division, qui figurent parmi les ligues les mieux cotées de la planète, on recense par exemple 132 joueurs passés par Anderlecht, au moins un an, avant leur dix-neuvième anniversaire. C’est loin devant le Standard (102), qui joue des coudes avec Genk (98) et Bruges (92) dans le sillage de l’autoritaire leader du championnat en la matière. Les Buffalos de Gand suivent à une distance respectable (62 joueurs) tandis que l’Antwerp (27) est bien plus loin dans ce classement, en deuxième partie de tableau des clubs belges et devancé par des formations comme Malines, le Lierse, OHL ou même Eupen.

Ces données sont toutefois valables quel que soit l’âge actuel des joueurs concernés, et ne représentent pas assez justement la réalité du moment. Dans plusieurs de ses études consacrées au football, le Centre international d’études du sport (Cies) récolte des chiffres plus récents. Ceux qui disent par exemple qu’entre septembre 2021 et septembre 2024, 22 joueurs de moins de 21 ans se sont répartis près d’un quart (24,1%) des minutes de jeu d’Anderlecht en championnat, dont onze Belges. C’est mieux que le Standard (18,2%) qui a toutefois lancé plus de Belges (17) que Bruges (14,9% pour 18 joueurs, dont onze Belges), Genk (14% pour 19 joueurs dont treize Belges) et tous les autres, Gand apparaissant très loin dans ce classement avec seulement 7,6% des minutes disputées par des U21. Toutefois, la présence de Westerlo dans le sillage d’Anderlecht au sein de ce classement particulier (20,7% de temps de jeu pour 25 jeunes joueurs dont dix Belges) montre ses limites, les Campinois étant bien plus spécialisés dans l’import-export de jeunes talents que dans la formation.

On peut encore se pencher sur l’ancrage local, et constater qu’entre avril 2023 et avril 2024, Anderlecht a aligné 36% de joueurs belges formés au sein de son académie. Plus que le Standard (22%) et Bruges (21%), et encore bien mieux que l’Antwerp (17), Gand et Genk (15). Mais là encore, les résultats font état de quantité sans permettre de juger de la qualité des joueurs formés, et la crise financière traversée par Anderlecht ou le Standard explique probablement une partie de ces chiffres.

La valeur du talent

Pour estimer le plus précisément possible la qualité des joueurs formés, on peut alors se focaliser sur leur valeur marchande. Celle estimée par le site spécialisé Transfermarkt, pour les joueurs qui évoluent encore dans leur club formateur, ou celle déboursée par des clubs pour s’offrir leurs services.

Dans cette dernière catégorie, c’est encore Anderlecht qui domine. Depuis l’été 2020, les Mauves ont vendu des talents du calibre de Jérémy Doku, Alexis Saelemaekers, Albert Sambi Lokonga, Zeno Debast ou Julien Duranville pour 84,9 millions d’euros. Un chiffre qui met à distance respectable le Club de Bruges, qui a récolté 59,1 millions pour Charles De Ketelaere, Loïs Openda ou Ignace Van der Brempt, ainsi que Genk, pointé à 56,3 millions avec les ventes rémunératrices de Bilal El Khannouss, Mike Penders ou Maarten Vandevoordt. Il faut encore descendre de quelques étages pour trouver La Gantoise, en plein essor avec les départs d’Ibrahim Salah, Malick Fofana et Matias Fernandez-Pardo, puis un Standard qui a trop souvent «sous-vendu» ses talents.

«Les clubs étrangers ne savent pas toujours que ça bouge ailleurs, ils voient surtout Anderlecht.»

Là, la «marque Neerpede» fait encore la différence. «Neerpede, ça fait monter les prix, lance ainsi l’agent de joueurs Jesse De Preter. Les autres clubs belges ne peuvent pas vendre aux mêmes conditions, et pourtant il y en a quelques-uns où on fait du super boulot avec les jeunes. Pour moi, cette suprématie de Neerpede sera bientôt de l’histoire ancienne, mais les clubs étrangers ne savent pas toujours que ça bouge ailleurs, ils voient surtout Anderlecht.»

L’histoire est peut-être effectivement en train de changer. Dans les noyaux actuels des entités de Pro League, si on accumule la valeur marchande des joueurs nés après 2000, formés au club et valorisés à plus d’un million d’euros par Transfermarkt, Bruges devance effectivement Anderlecht. Le site spécialisé est pourtant en attente d’une future mise à jour, qui devrait augmenter la valeur estimée de l’ailier brugeois Chemsdine Talbi (actuellement évalué à trois millions d’euros «seulement»), mais peut compter sur les bonnes cotes de Maxim De Cuyper (douze millions), Joaquin Seys (7) ou Sabbe (4,5) pour devancer les Mauves, à 33,5 millions de valeur cumulée contre 32 pour les Bruxellois.

La course-poursuite de Bruges

Le futur pourrait suivre cette tendance, car les bonnes prestations de Club NXT, l’équipe U23 des Brugeois, au sein de la deuxième division nationale sont une excellente publicité pour la formation des Blauw en Zwart. Voici quelques saisons, c’est ainsi sans passer par l’équipe fanion qu’Arne Engels a rejoint Augsbourg, en Allemagne, avant d’être revendu contre onze millions d’euros aux Ecossais du Celtic.

A Bruges, être «la meilleure équipe U23 du pays» est l’objectif affiché par Guilian Preud’homme, fils de gardien de légende et CEO de cette équipe espoirs qui s’invite dans la première partie de tableau de la Challenger Pro League, alors que les autres équipes U23 y jouent toutes le maintien. La postformation, étape importante et souvent périlleuse de l’éclosion d’un jeune talent, se voit alors fortement facilitée, et Bruges peut faire progresser tranquillement ses joyaux jusqu’à ce qu’ils soient prêts à fouler la pelouse du stade Jan Breydel en compagnie des tauliers locaux et des diamants venus de l’étranger.

Est-ce suffisant pour dépasser Neerpede? Dans sa 478e lettre hebdomadaire, le Cies n’est pas encore de cet avis. Pour établir son classement des académies selon leur capacité à former des joueurs de haut niveau, le centre d’études a établi un «indice de formation» qui pondère la présence numérique de jeunes locaux sur le terrain par leur niveau sportif. Ce dernier est calculé en prenant en compte les minutes jouées lors de la dernière année écoulée, mais aussi le coefficient de difficulté sportive des rencontres concernées au sein de 30 ligues européennes. Avec ses 55 joueurs formés (dont neuf encore présents au club), Anderlecht affiche un indice de 64,3 et est de très loin le meilleur club belge, devançant Genk (38,3) et le Standard (37,3) et laissant Bruges au pied du podium (35,1), avec «seulement» 31 joueurs dont huit encore présents au club.

Les choses ne seraient-elles finalement pas en train de changer? Dans la dernière colonne du tableau du Cies, un chiffre pourrait indiquer le contraire. Les joueurs concernés par l’indice brugeois affichent une moyenne de 24,2 ans, de loin la plus jeune des quatre (25,3 ans pour Anderlecht). L’avenir radieux qu’on leur prédit devrait bientôt faire décoller l’indice, une fois que De Cuyper, Talbi, Seys et les autres auront décroché le transfert qu’on leur prédit. Peut-être qu’à ce moment-là, tout le monde connaîtra le nom du directeur de la formation brugeoise. Comment dit-on Jean Kindermans en ouest-flandrien?

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