Enquête | Le juteux business des faux maillots de foot: «Voilà, c’est de l’argent facile»
En plein Euro 2024, les contrefaçons de maillots de football pullulent sur Internet, les réseaux sociaux ou les plateformes de seconde main. Elles imitent de mieux en mieux les «vrais», sont de plus en plus accessibles et parfois revendues par des mineurs. Enquête au cœur d’un trafic organisé de manière décomplexée, et qui pose la question des prix exercés par l’industrie.
D’après le lieu de rendez-vous, on aurait pu s’attendre à recevoir un tout autre type de marchandise. Contacté sur le site de seconde main Vinted, Antoine (*) avait évoqué sa période d’examens pour fixer l’entrevue sur le parking de son université. L’étudiant avait au moins rassuré, par message, sur la qualité du produit: «C’est une pépite», avait-il écrit. La perle rare en question? Le dernier maillot des Diables Rouges, un hommage à Tintin floqué du nom de son meilleur représentant, Kevin De Bruyne. Le maillot, vendu en boutique officielle à un prix minimal de 100 euros, était affiché à 70 euros sur le profil d’Antoine, avant d’être négocié –sans forcer– à 60. Une aubaine. Jusqu’à ce que le couperet tombe, une fois le tricot sorti d’un sachet de lingerie: la «pépite» annoncée est en réalité une contrefaçon, comme tant d’autres présentes en ligne.
«Je ne vais pas faire ça des années. J’ai un job étudiant, mais voilà, c’est facile.»
Un peu d’argent de poche
Mis devant le fait accompli, Antoine formulera une parade plus ou moins bien orchestrée: son oncle, qui tiendrait un magasin de sport, lui offrirait ponctuellement l’un ou l’autre maillot. Antoine les revendrait ensuite pour se faire «un peu d’argent de poche». Selon ses dires, il ne savait donc pas qu’il s’adonnait au marchandage de contrefaçons, lui dont le profil Vinted stipulait justement que «tout est authentique avec preuve d’achat» et dont le dressing comprenait, aux côtés de la vareuse de Kevin De Bruyne, les maillots du Real Madrid, de l’équipe de France ou de la sélection mexicaine. Ce type d’articles a depuis disparu de son compte, tout comme la mention sur l’authenticité de ses produits.
Si l’étudiant n’a pas souhaité s’exprimer davantage, il s’inscrit parmi les centaines de particuliers qui revendent des faux maillots de foot sur Vinted. Quand on leur demande s’il s’agit de «vrais», ces commerçants improvisés répondent par l’affirmative, bottent en touche ou laissent en «vu». Mais dans la grande majorité des cas, ils racontent avoir reçu un cadeau qui ne leur convenait pas, avant de le poster sur l’application pour en faire profiter quelqu’un d’autre. Tout porterait presque à croire que les anniversaires sont légion, et que la générosité ne connaît plus de limites à l’heure de l’Euro 2024.
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«Je ne vais pas faire ça pendant des années. Je travaille, j’ai un job étudiant, mais voilà, c’est de l’argent facile», confesse Jonathan (*), l’un des rares à avoir accepté de détailler le business florissant dans lequel il vient de se lancer avec un flegme déconcertant. Tuyauté par des potes et des vidéos TikTok, cet ado de 16 ans a déjà acheté, en quelques semaines, une petite dizaine de contrefaçons. Il se les procure sur des sites spécialisés, via Telegram ou WhatsApp, les paie environ 20 euros l’unité, puis les revend en moyenne 35 euros. La marchandise est écoulée en quatre ou cinq jours à peine. Et tout le monde est content. «Les jeunes de mon âge se moquent que ce soit des faux, reprend-il. C’est une question de style et de prix. Pour la plupart, ils n’ont pas les moyens d’acheter un maillot officiel à 100 euros.»
«On est en droit de se demander si les prix des originaux ne favorisent par la propagation des copies.»
Joue-la comme Dua
Les statistiques confirment: selon une étude de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (EUIPO), publiée le 12 juin, 10% des Belges âgés de 15 à 24 ans acquièrent sciemment des articles de sport contrefaits; 9% supplémentaires le font par accident. Il s’agit d’abord de la conséquence d’un effet de mode: sur les réseaux, et en particulier sur TikTok, les influenceurs de tout genre enfilent des maillots de Venise, du Brésil ou du Celtic Glasgow. Non pas parce qu’ils supportent ces équipes, mais parce que les pièces portées, souvent vintage ou d’inspiration années 1990, sont devenues tendance. Fin 2023, la chanteuse Dua Lipa, par exemple, posait pour Puma avec un maillot rose de Palerme.
«C’est le phénomène du « Blokecore », qui consiste à porter un maillot de foot en outfit, avec un jeans et des chaussures assorties, précise Damien Eck, patron du 90 Vintage Football Store, une boutique de seconde main spécialisée du centre de Bruxelles. La semaine dernière, la grande question qu’on me posait, c’était: « Avez-vous des maillots roses? » J’avais justement des maillots de Palerme, donc on les a bien vendus.» Déjà propriétaire d’un site Internet, Damien s’est définitivement lancé dans le business au moment de la crise sanitaire. Le profil de ses clients, depuis, a évolué: autrefois apanage exclusif des collectionneurs et des supporteurs acharnés, le maillot de foot s’étrenne désormais en soirée comme en festival.
Afin de surfer sur la vague, et gonfler leurs recettes, les clubs en ont fait un atout marketing. A l’aube de chaque été, les grands moyens sont déployés pour mieux divulguer les trois nouveaux maillots (domicile, extérieur, coupe) de la saison à venir. Sans parler des tenues d’entraînement, ni des maillots collectors mis sur le marché en cours de championnat. D’après des chiffres de PR Marketing, les ventes de maillots des écuries des cinq grands championnats européens (Angleterre, Espagne, Allemagne, Italie, France) ont ainsi augmenté de 157% entre 2001 et 2021, avant d’atteindre un total de 18,3 millions de pièces écoulées pour le seul exercice 2023-2024.
Comme une lettre à la poste
Les maillots de foot n’ont pourtant jamais coûté aussi chers. Quand le prix à l’unité avoisinait les 70 euros en 2013, il approche aujourd’hui aisément les 90 euros et ce, sans compter les coûts additionnels de flocage –un patch du championnat sur la manche ou le nom d’un joueur au dos– ainsi que les éventuels frais de livraison. L’inflation peut s’avérer rédhibitoire pour un certain nombre de bourses. «On est en droit de se demander si ces prix ne favorisent par la propagation des copies, pose Olivier Vrins, avocat spécialisé en propriété intellectuelle. C’est une politique qui incombe à chaque titulaire de droits, mais il faut en tenir compte si on veut lutter efficacement contre la contrefaçon.»
Sollicités par Le Vif et la cellule #Investigation de la RTBF, les représentants de Puma et Adidas sont restés évasifs sur cette question. Tout comme sur l’essentiel des interrogations distillées en visioconférence ou par e-mail. Les deux équipementiers allemands, qui figurent parmi les plus importants d’un marché «hautement compétitif» où chaque donnée semble relever du sacro-saint secret industriel, s’accordent sur une chose: ils prennent la contrefaçon «très au sérieux»… Mais paraissent surtout débordés. Le développement du e-commerce, devenu la norme dans le tournant de la crise sanitaire, a permis l’émergence d’une multitudes de sites proposant à moindres frais, et de façon très organisée, tout un panel d’articles se rapprochant du «vrai», mais qui restent quand même du «faux».
Pour les maillots, il n’y a qu’à se pencher pour se servir: KKGoal, Maxi Kits, Yupoo, DHgate, AliExpress… En quelques clics, en un paiement par carte ou Paypal, souvent par l’intermédiaire d’un revendeur, des maillots qui ressemblent en tous points aux officiels se paient cinq à six fois moins cher. Le Vif et #Investigation ont fait le test: trois maillots contrefaits des Diables Rouges sont arrivés en une semaine à peine, contre un montant d’environ 20 euros pièce, livraison comprise. Comme une lettre à la poste. «Maintenant, je ne m’embête plus. Vu les prix exorbitants en boutique, je prends aussi ceux-là pour mes enfants et moi», glisse Bernard (*), un revendeur actif depuis deux ans.
Le phénomène dont il faut taire le nom
Pour commander un faux affiché sur son catalogue pirate, Bernard demande de cliquer sur un lien, puis de sélectionner la bonne référence. L’URL renvoie alors vers AliExpress et un onglet qui suggère d’acheter une nappe, du moins officiellement… La FAQ de Yupoo se veut moins cachotière, parlant simplement de «replica» plutôt que de «fakes»: «Nous ne vendons que des répliques. Tous nos produits proviennent d’usines qui ont travaillé pour des marques ou d’usines similaires capables de reproduire la même qualité. […] A-t-on le droit d’exporter des répliques? Techniquement, non. […] Nous pouvons assurer que le colis passe la douane chinoise et dans le pays d’importation, il n’y a normalement pas de problème.»
Yupoo touche ici un point sensible, qui a tendance à crisper le secteur: non seulement des millions de petits colis débarquent en Europe sans encombre, pour l’immense majorité depuis la Chine, mais les emballages et les produits sont désormais très proches de ceux fabriqués par les marques. Ce qui accentue la difficulté des contrôles et laisse penser qu’ils pourraient sortir des mêmes usines, c’est-à-dire être fabriqués à l’endroit précis où les équipementiers sous-traitent leur production. Plusieurs sources évoquent ainsi des employés recrutés au sein de ces usines par les contrefacteurs, afin de bénéficier de leur savoir-faire, et soufflent le nom d’un phénomène comme on craint de dire à voix haute celui du méchant d’un film: «l’overrun».
Le principe est le suivant: la marque conclut un contrat avec une usine pour qu’elle produise un certain nombre de maillots; cette dernière en fabrique davantage, puis revend le surplus grâce à des circuits parallèles. Selon Olivier Vrins, le phénomène reste néanmoins marginal. «Dans la plupart des cas, les contrefaçons sont produites dans des usines clandestines qui n’ont rien à voir avec le réseau de production officiel et qui s’affranchissent donc de la TVA, des droits de douane, des cotisations sociales, recentre l’avocat. Leur main-d’œuvre est illégale et peut également comprendre des mineurs…»
«Tous nos produits viennent d’usines qui ont travaillé pour des marques ou capables de reproduire la même qualité.»
Métaux lourds et dix lavages
La problématique ne semble cependant pas émouvoir les acheteurs de ces contrefaçons: à l’approche de l’Euro 2024, les douanes du seul aéroport de Liège ont détruit près de 4.000 faux maillots, soit presque autant que sur l’ensemble de l’année 2023. Au total, les autorités contrôleraient entre 1% et 3% des produits contrefaits qui transitent sur le territoire. D’autant que les arguments du prix et de la qualité penchent en faveur des contrefacteurs: seuls quelques détails, ainsi que les références et les QR codes imprimés sur les étiquettes afin d’authentifier le produit, permettent de dissocier les vrais des faux.
Début avril, la chaîne de télé espagnole La Sexta a diffusé les résultats d’une analyse comparative: le laboratoire mandaté affirmait alors que «les différences de prix ne sont pas justifiées» entre un maillot contrefait et un authentique, les deux pièces étant abîmées de façon similaire après dix lavages. Avec une belle nuance tout de même: des traces de plomb, de mercure et de cadmium étaient présentes dans le textile du faux maillot. Une analyse sur la présence de métaux lourds, commandée par #Investigation auprès de Celabor, n’a rien donné de probant, mais soulève malgré tout la question de la qualité des contrefaçons apportées. «Pour réaliser un produit avec cette technicité, écrit le laboratoire, il faut un équipement bien précis et sourcer des matières premières dont il est fort probable qu’elles soient issues d’usines qui livrent également des composantes à des grandes marques.»
Le prix exercé par l’industrie se justifierait donc par les détails dans la confection, la recherche et développement, le coût des taxes publiques ou la rémunération d’autres bénéficiaires, que ce soient les fédérations, les clubs ou les magasins de sport. Le risque, lui, peut paraître minime pour les acheteurs comme pour les revendeurs, qui s’exposent au mieux à une destruction de leur marchandise, au pire à une compensation de quelques centaines d’euros réclamée par le titulaire de droits lésé. «Ce n’est pas quelque chose qui me stresse», assure Jonathan (*), 16 ans, qui vend aussi ses faux sur le profil d’un pote et vice versa. «Je me ferais peut-être bannir de Vinted, mais si ça arrive, je créerais tout simplement un autre compte.» Et les rendez-vous louches pourront alors recommencer.
(*) Prénom modifié pour conserver l’anonymat de l’interlocuteur.Enquête réalisée en collaboration avec la cellule #Investigation de la RTBF.Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici