Merckx, un portrait sur un homme en quête de grandeur. © AFP

Eddy Merckx: comment il est devenu le plus grand cycliste de tous les temps

Walter Pauli Walter Pauli est journaliste au Knack.

Merckx est un nom incontournable pour un documentaire sur «le plus grand coureur cycliste de tous les temps». Mais heureusement, ce film n’est pas une banale production sportive. C’est un portrait saisissant d’un homme qui considérait la quête de grandeur comme un devoir naturel.

Qu’est-ce qui a poussé les réalisateurs Christophe Hermans et Boris Tilquin à réaliser un film documentaire sur Eddy Merckx, un coureur cycliste belge qui avait déjà pris sa retraite du sport de haut niveau avant même leur naissance? La résonance légendaire de son nom? Son palmarès plus qu’impressionnant? Avant Merckx, aucun coureur n’avait remporté 521 courses. Et jusqu’à aujourd’hui, la question reste ouverte: quelqu’un parviendra-t-il à égaler cet exploit après lui? Même Tadej Pogačar en est encore loin —bien que cela soit aussi dû au fait qu’aujourd’hui, en nombre de jours de course, les coureurs gèrent leur calendrier avec bien plus de retenue. A l’époque de Merckx, les choses étaient différentes. D’ailleurs, tout était si différent en ce temps-là.

La carrière d’Eddy Merckx a commencé dans les golden sixties et s’est achevée à la moitié de la décennie suivante, à une époque où, en Europe de l’Ouest, nous n’avions pas encore pleinement compris que la crise pétrolière de 1973 marquait la fin des Trente Glorieuses. Ces trente années d’après-guerre, durant lesquelles la vie de la plupart des Occidentaux pouvait se résumer à des notions telles que plus riche, meilleur, plus heureux, plus haut et plus loin. Eddy Merckx incarnait, en tant que sportif, l’essence même de cette époque.

L’affichage de ce contenu a été bloqué pour respecter vos choix en matière de cookies. Cliquez ici pour régler vos préférences en matière de cookies et afficher le contenu.
Vous pouvez modifier vos choix à tout moment en cliquant sur « Paramètres des cookies » en bas du site.

Limite ultime

Dès son plus jeune âge, Merckx savait qu’il voulait devenir un champion cycliste d’exception. Ce sont des images magnifiques: en noir et blanc, un jeune homme d’une vingtaine d’années qui sait exactement ce qu’il veut.

Question: «Etes-vous fier d’être un grand champion? N’en tirez-vous pas une certaine fierté?»
Merckx: « Bien sûr, il faut avoir de l’ambition. Bien sûr, il faut se battre. Il ne faut jamais être satisfait trop vite. Il faut voir jusqu’où on peut aller.»

Cela pourrait sembler banal, mais un coureur comme Eddy Merckx a poussé ces mots jusqu’à leurs ultimes limites. A peine passé professionnel, il annonce à la télévision qu’il tentera de gagner le Tour de France, le plus tôt possible. Par exemple, «d’ici trois ans environ». Et ce n’était même pas de la fanfaronnade.

Années prodigieuses

Eddy Merckx est considéré comme un phénomène exceptionnel, mais cela mérite une nuance. D’autres sports ont également connu, à cette époque, des moments d’exception. Le contemporain de Merckx, Pelé, était lui aussi «le meilleur footballeur de tous les temps». Une affirmation qui reste valable aujourd’hui: aucun autre joueur n’a remporté trois Coupes du monde, et seuls quelques-uns ont dépassé la barre des mille buts inscrits.

Exceller, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, semblait être dans l’air du temps. Aux Jeux olympiques de Mexico, en 1968, Bob Beamon a bondi à 8,90 mètres —soit 55 centimètres de plus que le record en vigueur à l’époque. Aujourd’hui encore, 57 ans plus tard, seul Mike Powell a réussi à sauter plus loin, et ce, une seule fois. Avec sa performance, Beamon aurait décroché l’or à toutes les éditions des Jeux olympiques après 1968, quatorze fois de suite. Et ainsi de suite.

C’étaient aussi des années prodigieuses sur le plan collectif, une époque où des records étaient battus et où des performances autrefois inimaginables devenaient réalité. Il suffit de repenser à la toute première transplantation cardiaque. Au premier voyage sur la Lune. Ou encore au Concorde, qui permettait de relier Londres à New York en moins de trois heures. L’exceptionnel devenait la nouvelle norme.

Exceller, à la fin des années 1960 et au début des années 1970, semblait être dans l’air du temps.

Les progrès spectaculaires des années 1960 et 1970 se sont déroulés dans une société qui, certes, s’émancipait et se modernisait à une vitesse record, mais qui restait, sous bien des aspects, terriblement conservatrice et archaïque —du moins, si on la regarde avec les yeux de 2025. Au début du film, la sœur d’Eddy, Micheline, raconte: «Mon père était honnête et juste, mais très strict. Eddy recevait souvent des coups

Johny Vansevenant, journaliste spécialiste du monde politique et fin connaisseur de Merckx, apporte plus d’explications. Merckx, raconte-t-il, était un enfant hyperactif, son père n’arrivait pas à le maîtriser: «C’est pourquoi il le battait parfois.» Il lui arrivait aussi d’enfoncer la tête d’Eddy sous le robinet.

Mais il y avait une autre facette à cette brutalité, explique Johny Vansevenant. Le père de Merckx considérait son fils comme un bon à rien et le lui avait fait comprendre dès son plus jeune âge. La conséquence? Le fils devait et allait prouver à son père qu’il avait tort: regarde, papa, je peux le faire.

Quant à la mère de Merckx, elle ne voulait pas qu’Eddy devienne coureur cycliste. Mais une fois qu’il était lancé, tout devait s’effacer devant cela. Tout.

Clan familial

En 1967, Eddy Merckx annonça à ses parents qu’il voulait épouser Claudine Acou, la fille de son ancien directeur sportif. Ils ne furent pas ravis. Sa sœur Micheline: «Mon père en a fait un drame lorsqu’il a appris qu’Eddy voulait se marier. Il voulait toujours garder son clan familial autour de lui. Cela lui a fait beaucoup de peine. Il était très possessif.»

A ce moment-là, Eddy Merckx était déjà champion du monde. Il avait remporté deux fois Milan-San Remo, une Flèche wallonne et un Gand-Wevelgem. Lors de son premier Tour d’Italie, il avait gagné deux étapes, dont la difficile étape de montagne vers le Blockhaus, et, avec son coéquipier Ferdi Bracke, il avait décroché le Trophée National du Mérite Sportif. Pourtant, son père ne voulait pas qu’il se marie (déjà).

Tout un pays derrière Eddy Merckx. © Gamma-Keystone via Getty Images

Mais Eddy tint bon, et ses parents durent se résoudre à accepter. La réserve des parents face à ces projets de mariage avait une autre raison. Dans les quelques mots, mais ô combien révélateurs, de la mère de Merckx, cela s’exprimait ainsi: «Nous savions bien qu’il connaissait déjà Mademoiselle Acou. Mais nous avions un peu peur. La Belgique attendait beaucoup d’Eddy. Nous pensions devoir continuer à le soutenir. Mais je pense que Mademoiselle Acou saura le faire comme nous. »

Merckx ne courait pas uniquement pour lui ou pour sa famille. C’était aussi un appel du pays, l’attente des Belges.

Sens du devoir: Mademoiselle Acou savait, avant même de prononcer son «oui» (en français), qu’en tant que Madame Merckx, elle devrait faire mieux que ses beaux-parents. Elle n’avait pas d’autre choix: elle devait mener une vie de sacrifice, entièrement vouée à son mari. C’était la seule manière pour qu’Eddy puisse accomplir la mission que, non seulement lui-même, mais aussi sa famille, lui avaient assignée: devenir le meilleur coureur cycliste du monde.

Mais Merckx ne courait pas uniquement pour lui ou pour sa famille. C’était aussi un appel du pays, l’attente des Belges. A la poursuite de victoires sportives tel un engagement sociétal, et triompher comme un devoir civique: personne ne l’a fait avec autant d’insistance et de dévouement qu’Eddy Merckx. Et il en reçut toute la reconnaissance. Son nom semblait fait pour être scandé par les foules.

Et c’est ce que l’on entend, encore et encore, dans le documentaire, comme une sorte de section rythmique sur la bande sonore: «Ed-dy! Ed-dy! Ed-dy Ed-dy!»

Deuil national

Regardons ces images baignées de soleil du Tour de France 1969: dans les Vosges, Merckx grimpe le Ballon d’Alsace. Il mène la course en solitaire, avec autorité, définitivement en route vers le maillot jaune. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau champion, un jeune dieu, au centre d’une marée humaine en ébullition qui l’adore et l’acclame avec ferveur. Le commentateur télévisé se laisse emporter par ce délire collectif. D’une voix tremblante, il s’exclame à l’adresse des téléspectateurs: «Mettez-vous à leur place. Ils sont ici pour lui. C’est la splendeur du cyclisme, la grandeur du sport. Eddy Merckx! Toute la Belgique et la France ont les yeux rivés sur lui, lui qui est leur fierté!»

Eddy Merckx était en effet notre fierté. C’est pourquoi, au printemps 1978, la moitié de la Belgique eut les larmes aux yeux en découvrant, à la télévision et par surprise, la conférence de presse où Merckx annonça la fin de sa carrière cycliste. Un tel deuil national est rare. Cela s’est produit lors des funérailles des victimes de Marc Dutroux en 1996, ou encore à la mort du roi Baudouin en 1993. L’abdication de Merckx fut un moment tout aussi chargé d’émotion, précisément parce qu’il avait apporté tant de joie au pays et à ses habitants, en gagnant si souvent et de manière si spectaculaire.

C’est la splendeur du cyclisme, la grandeur du sport. Eddy Merckx! Toute la Belgique et la France ont les yeux rivés sur lui, lui qui est leur fierté!

Un commentateur sportif pendant le Tour de France 1969

Merckx aurait aussi pu choisir de mettre l’accent sur cet aspect: les performances sportives et les succès d’un coureur qui, un demi-siècle plus tard, reste the GOAT, le Greatest of All Time. La tentation est grande de raconter la carrière de Merckx comme une succession ininterrompue de moments héroïques. Mais une telle énumération ne risquerait-elle pas d’amoindrir l’exceptionnalité de Merckx. Et cela nous permettrait-il réellement de mieux comprendre ce qui l’a poussé à accomplir ces performances ultimes?

C’est pourquoi les deux réalisateurs ne s’attardent pas sur les innombrables classiques remportées par Merckx. Ils ne consacrent pas une seule seconde à aucun de ses Milan-San Remo (Merckx en a gagné sept), Liège-Bastogne-Liège (cinq), Paris-Roubaix (trois) ou Tour des Flandres (deux). Il n’y a même pas de place pour cette phrase légendaire de son rival battu, Frans Verbeeck, après le Tour des Flandres 1975: «Ge moe ’t zeggen gelijk het is: hij rijdt vijf per uur te snel voor ons.» («Il faut dire les choses comme elles sont: il roule cinq kilomètres à l’heure trop vite pour nous.»)

Gagner comme objectif de vie

Bien sûr, le film montre de nombreuses images de courses cyclistes, mais souvent sans préciser de quelle course il s’agit. Ce manque de contexte sportif attire toute l’attention sur Eddy Merckx lui-même. Merckx sous la neige, pédalant avec une puissance incroyable, mais souriant malgré tout. Tous les coureurs souffrent, même les spectateurs grelottent, et pourtant, on voit Merckx savourer l’instant. Il sait qu’il est en train de gagner.

Et il n’est pas nécessaire de savoir qu’il s’agit du Tour de Belgique 1970, ni que l’on assiste à une longue échappée lors d’une courte étape matinale, entre Jambes et Heist-aan-Zee. Cet après-midi-là, Merckx remportera encore un contre-la-montre, puis le classement général.

Mais pour les réalisateurs de ce documentaire, les résultats sont secondaires. Ce qu’ils veulent montrer, c’est l’essentiel: l’obsession de Merckx, son besoin irrépressible de gagner, le plaisir qu’il prend à écraser ses adversaires, et les conditions dans lesquelles cela se produit. Plus le temps est mauvais, plus l’effort est intense, plus l’écart avec les autres est grand, et plus le champion est grandiose. Peu importe qu’il ne s’agisse ni du Tour de France ni du Giro, mais seulement du Tour de Belgique.

C’était ça, Merckx. Il fallait toujours gagner.

Héroïque dans la défaite

Cela ne réussissait, bien sûr, pas toujours. Merckx courait bien plus de courses que Pogačar aujourd’hui: ce dernier ne prend le départ que de compétitions soigneusement sélectionnées. Merckx, lui, courait sans cesse et gagnait beaucoup —mais il perdait aussi. Il n’acceptait pas facilement la défaite. Et c’est ce qui rend le phénomène Merckx encore plus complexe. Il ne pouvait combattre efficacement ses adversaires qu’en luttant aussi en permanence contre lui-même.

Plus le temps est mauvais, plus l’effort est intense, plus l’écart avec les autres est grand, et plus le champion est grandiose.

La conséquence? Eddy Merckx se montrait peut-être encore plus héroïque dans la défaite que dans la victoire. Cela ressort pleinement dans ces images relativement méconnues, mais hautement révélatrices, de l’étape cruciale des Alpes lors du Tour de France 1975, entre Nice et Pra Loup. Merckx s’était échappé dans la montée du col d’Allos. Et après avoir franchi le sommet, il s’était lancé dans une descente à une vitesse vertigineuse et extrêmement dangereuse.

Jour de repos sur le Tour, 1975. «Dès qu’Eddy s’est rendu compte qu’il ne pouvait plus être Merckx, il s’est arrêté». © AFP

Une voiture suiveuse, incapable de rouler à l’allure effrénée de Merckx et de ses poursuivants, a raté un virage et s’est écrasée cent mètres plus bas, dans un ravin —par miracle, il n’y eut aucune victime. Cinquante ans plus tard, ces images restent saisissantes, une illustration oppressante de la manière dont Merckx allait trop loin pour gagner à tout prix. D’autant plus qu’il avait dépensé tant d’énergie dans cette échappée qu’il connut, peu avant l’arrivée, une défaillance comme on ne lui en avait jamais vue. Il perdit le maillot jaune au profit du Français Bernard Thévenet et, pour la première fois de sa vie, perdit aussi le Tour. Eddy Merckx ne remportera plus jamais le Tour de France. Par son attaque suicidaire sur l’Allos, il avait lui-même signé le début de la fin.

Il tenta encore. Mais dès qu’Eddy comprit qu’il ne pourrait plus être Merckx, il arrêta —de manière inattendue et brutale. Ce qui comptait pour lui, ce n’était pas le cyclisme, mais la victoire.

C’est un objectif de vie comme un autre. On le voit souvent dans le sport de haut niveau —et pas seulement là. On le retrouve aussi dans le football amateur, au billard de café, en politique, en économie, au tribunal, sur une scène, et plus que tout, en amour. Tout donner, car c’est la seule façon de recevoir autant en retour. Et c’est pourquoi l’on veut être le meilleur, le plus aimé.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire