D’où viennent les plus grands talents du sport belge ? (infographies)
Des championnes sorties de nulle part, des sportifs qui explosent partout: on dirait que le sport belge est devenu une référence. Le royaume est pourtant morcelé, avec une Wallonie qui reste une terre de débrouille, plus fertile en histoires familiales qu’en œuvres collectives. Voyage entre les pages du grand roman sportif national.
Rhisnes n’est pas vraiment loin de tout, et pourtant près de rien. A quelques kilomètres de ce village namurois, la E42 balafre la Wallonie des confins du Hainaut à la Cité Ardente. A peine plus loin, la E411 monte vers Bruxelles ou descend vers le soleil. Tout est à portée, mais rien n’est vraiment là. Fierté de la commune de La Bruyère, le club de football de Meux est devenu une référence de la quatrième division nationale, sans pour autant transformer les environs en pépinière à champions. Aucun Diable Rouge n’est à recenser dans toute la province de Namur, alors que les cyclistes qui font briller la Belgique à l’échelle internationale ont plutôt le phrasé guttural du nord que le verbe languissant de la capitale wallonne. Le tableau d’un coin de Belgique paisible, spectateur d’un grand roman national qu’il a l’habitude de suivre par écran interposé. Rien ne paraît prédestiner les lieux à une renommée qui dépasse les frontières. Au décompte des deux dernières olympiades, Rhisnes affiche pourtant deux médailles. Les plus belles. En or. Parce que le village est le berceau de la championne belge de la dernière décennie. C’est là, loin de tout et près de rien, qu’a grandi Nafissatou Thiam.
Le raccourci est facile. Beaucoup aiment raconter que le talent n’a pas de racines et brandissent «Nafi» comme témoin majeur d’une génétique presque magique, d’une graine imperceptible qui enfante des champions. C’est négliger un peu vite que la Rhisnoise est la fille de Danièle Denisty, rôdée de longue date aux épreuves combinées qui rythment les meetings d’athlétisme. Thiam enfile très vite les spikes dans le sillage de sa mère, s’affilie dans un club namurois, puis est repérée par Roger Lespagnard, ancien athlète olympique devenu entraîneur, lors d’un meeting à Seraing dès ses 13 ans. La suite est passée à la postérité: des trajets en train de Namur à Liège après les cours plusieurs soirs par semaine pour s’entraîner, un record du monde junior non homologué pour un vice de procédure et puis, des médailles à n’en plus finir. Un refrain à ce point connu qu’on oublierait presque d’en décortiquer les paroles.
Pourtant, la trajectoire de Nafissatou Thiam raconte à sa manière les péripéties d’un sport belge toujours riche en rocambolesque. Un pays de héros solitaires et de tribus sportives, rarement capable de détailler les ingrédients d’un succès dont il est pourtant prompt à publier la recette. En marge des derniers Jeux de Tokyo, l’ancien judoka Robert Van de Walle donne sa version des faits. Champion olympique à Moscou en 1980, encore «bronzé» huit ans plus tard à Séoul, l’Ostendais savoure l’éclosion de Matthias Casse, mais relativise la structure d’une discipline qui a pourtant rapporté à la Belgique 7% de ses médailles sur l’Olympe: «Je n’oserais pas parler d’une école de judo belge. En Belgique, comme autrefois, ce sont des individus qui parviennent à percer envers et contre tout. La seule différence, c’est qu’aujourd’hui, les athlètes belges sont bien soutenus.»
En Belgique, ce sont des individus qui parviennent à percer envers et contre tout.
Le retard du Wallon dans le sport belge
Quinze ans après être entrée pour de bon dans le giron de l’athlétisme belge, Nafissatou Thiam est devenue bien malgré elle le genre de personne qui porte des drapeaux et coupe des rubans. Collée par les élus autant que par les micros, elle salue, en juin 2022, l’inauguration d’un nouveau revêtement posé sur la piste de Naimette-Xhovémont, terre d’accueil de son RFC Liège et théâtre le plus récurrent de ses innombrables séances d’entraînement. La facture de ce tapis taillé pour les records s’élève à 3,5 millions d’euros, répartis pour leur grande majorité entre la Province de Liège (un peu plus d’un million pour le lifting de la désormais «Province Naimette Arena») et la Région wallonne (2,3 millions).
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Cette dernière passe à la caisse dans le cadre du plan «Wallonie Ambition Or», qui dégage cinq millions annuels jusqu’en 2024 pour créer ou rénover des infrastructures sportives de qualité, lorgne autant le bien-être des locomotives sportives locales que la proximité temporelle et géographique des Jeux olympiques de Paris, qui pourrait inciter des athlètes de haut vol à poser leurs valises en Cité Ardente pour leur préparation. Surtout, le sud du pays s’associe là à l’image dorée de Thiam pour faire briller la sienne, écornée par des rapports sportifs nationaux qui ne font que souligner le décalage avec une Flandre bien plus active en la matière.
A l’heure des comptes, la Wallonie est dans les cordes. Sur les 360 sportifs recensés dans notre panel du haut niveau, seuls 76 ont grandi sur le sol wallon. Au décompte provincial, Bruxelles et les cinq provinces flamandes mènent un classement où seul le Liégeois semble capable de rivaliser avec les moins prolifiques des entités flamandes. De quoi éloigner la percée principautaire de Nafi Thiam de la théorie des heureuses coïncidences. Moins peuplée que le Hainaut, la province de Liège est pourtant deux fois plus prolifique que l’autre grande entité régionale. Alain Etienne (asbl Liège Sports) racontait ainsi dans Sport/Foot Magazine que «Liège a été le berceau de pas mal de sports en Belgique». Point de départ et d’arrivée de la Doyenne des classiques cyclistes, qui crochète par Bastogne pour revenir en Cité Ardente, la ville abrite également le chaudron de Sclessin, salle de spectacle sportif la plus prisée du sud du pays, et place ses clubs de sports collectifs dans la plupart des premières divisions du royaume.
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Un statut de bon élève que d’aucuns relient aux subsides plus importants octroyés par la Province, d’autres préférant mettre en avant le «know how» soigneusement installé aux postes importants du Liégeois. Ancien sélectionneur de l’équipe nationale belge de basket, sextuple champion de Belgique en tant que coach sur les parquets, Giovanni Bozzi occupe ainsi, depuis 2016, la fonction de patron du Service des sports de la Province de Liège, laquelle emploie également des conseillers du calibre de Benoît Thans, Olivier Doll (anciens Diables Rouges) ou Christel Deliège, six fois championne nationale de judo. Toujours est-il que Liège (s’)investit, et ne se prive pas pour le montrer en faisant briller Naimette ou en accueillant régulièrement des événements d’envergure internationale. Au XXIe siècle, la Principauté a ainsi accueilli le départ des trois grands tours du calendrier cycliste (Italie, France et Espagne). Un cas unique pour une ville étrangère.
Le sud du pays s’associe à l’image dorée de Thiam pour faire briller la sienne, plutôt écornée.
Le grand plan flamand
De l’autre côté de la frontière linguistique, pourtant, la locomotive wallonne a un train de retard. La conséquence, notamment, d’un système morcelé sur le plan politique, avec un ministère des Sports attelé au pouvoir communautaire de la Fédération Wallonie-Bruxelles tandis que les infrastructures sportives sont une compétence régionale. Les alliances variant d’une législature à l’autre compliquent encore l’équation face à une Flandre où la N-VA, par l’intermédiaire de Philippe Muyters puis Ben Weyts, gère le portefeuille sportif depuis près d’une décennie. Dans les coulisses du sport belge, on résume souvent la situation d’un pays à deux vitesses par la formule suivante: la Wallonie, dans le sillage de l’Adeps, prône avant tout le sport pour tous, alors que la Flandre a fait le choix de l’élitisme, misant sur l’idée que les champions qui triomphent au plus haut niveau seront une source d’inspiration pour la jeunesse et augmenteront la base sportive nationale.
C’est ainsi que malgré des subsides bien plus importants octroyés au nord du pays, la Fédération Wallonie-Bruxelles accompagne davantage de sportifs de haut niveau (78) que la Flandre (68). Pour cette dernière, les critères d’obtention de ce statut tant convoité – et des avantages qui l’accompagnent – créent parfois des situations étonnantes. Aux Jeux olympiques de Rio, en 2016, le marathonien ouest- flandrien Koen Naert n’a pu faire mieux qu’une modeste 22e place, à trois minutes d’un Top 8 qui sert souvent de juge de paix pour déterminer la réussite d’une performance olympique. Déçue par ce résultat, la fédération Sport Vlaanderen n’a pas prolongé son bail de sportif de haut niveau. Le fondeur s’est alors affilié à l’Excelsior Bruxelles pour obtenir plus facilement un statut protégé du côté francophone et créer la surprise en 2018, à Berlin, en s’offrant un titre de champion d’Europe.
La belle histoire fait néanmoins figure d’exception. Au bout de l’été 2021, dans la foulée de Jeux olympiques historiques pour la Belgique, le quotidien De Morgen soulignait que sur les 44 meilleurs résultats obtenus par nos compatriotes à Tokyo et à Rio, seuls quatre avaient été décrochés par des athlètes francophones entraînés au sud du pays. Les Jeux d’hiver à Pékin, disputés l’année suivante, confirmèrent la tendance avec deux médailles ramenées par les patineurs de vitesse louvaniste Bart Swings et malinoise Hanne Desmet.
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«On n’a pas besoin de montagnes pour ramener une médaille», disait déjà le slogan du COIB, rythmé par les couplets du Plat Pays de Brel et illustré par des snowboarders dévalant des terrils. Le Comité olympique belge faisait alors monter la sauce lors d’une campagne publicitaire qui préfaçait les Jeux d’hiver de Pyeongchang, en 2018. Au nord du pays, les annonces furent suivies de faits. A Wilrijk, en bordure anversoise, un sport-études consacré aux sports de neige fut mis en place, avec une piste couverte à disposition des athlètes. Par la suite, ce sont deux pistes artificielles avec pente réglable qui furent inaugurées à Genk. Essentiellement pour les snowboarders, alors en vogue au nord du pays, avec une stratégie bien précise détaillée par Tom Coeckelberghs, responsable «Topsport» chez Sport Vlaanderen: «Nous avons choisi, avec SnowSport et Sport Vlaanderen, de nous concentrer sur ces disciplines de snowboard parce qu’en l’absence de pistes plus longues et pentues, nous ne pouvons pas entraîner d’autres athlètes dans des conditions suffisamment bonnes.» Les 6,4% du budget sportif flamand consacrés aux sports d’hiver sont ainsi répartis entre le snowboard, le short-track (ce patinage de vitesse sur piste courte où brille la fratrie Desmet) et le patinage artistique. «Nous devons investir nos ressources financières de façon très ciblée, reprend Coeckelberghs. De préférence dans des disciplines où nous avons désormais plus d’infrastructures et de tradition pour développer ces athlètes.»
Un sport pas vraiment pour tous, mais un sport qui gagne des médailles.
Où se rassemblent les références du sport belge ?
Ce décalage en matière d’infrastructures, Nafissatou Thiam en prend sans doute la mesure lorsqu’elle foule, au début du mois de février 2013, la piste indoor du Topsporthal de Gand. En plein hiver et à l’abri des regards, la Namuroise fait pour la première fois parler d’elle à l’international avec un record du monde junior du pentathlon battu mais pas homologué. Un imbroglio dû à l’absence de médecin présent sur les lieux pour réaliser un contrôle antidopage, l’une des conditions exigées par l’IAAF, la fédération internationale d’athlétisme, pour la validation d’un record mondial.
Dans l’attente désespérée d’un professionnel de la santé, Thiam et son entourage quitteront très tard cette «ville» miniature nichée à l’ouest de Gand, sur les rives du canal. La bande à Roger Lespagnard veille probablement plus tard que les jeunes gymnastes qui vivent à l’internat voisin, à quelques hectomètres d’un hall de gymnastique parmi les plus modernes d’Europe. Et où s’entraîne alors une certaine Nina Derwael, intégrée dans les mailles du filet sportif flamand depuis son onzième anniversaire et qui sera, huit ans plus tard, en compagnie de Thiam, la deuxième Belge dorée de Tokyo.
Si le sport-études est répandu aux quatre coins du pays, les infrastructures sont une nouvelle fois bien plus développées en Flandre. A Genk, les couloirs d’un collège Atlas aux façades cubiques vantent ainsi les mérites d’une génération de footballeurs qui ont partagé leur adolescence entre les bancs de l’école et les rectangles verts voisins, où ils pouvaient multiplier les heures de pratique sportive entre les cours de maths et de géographie. Au «Hall of Fame», l’établissement aligne les noms de Thibaut Courtois, Koen Casteels, Kevin De Bruyne, Yannick Carrasco, Divock Origi ou Dennis Praet, tous présents dans la dernière liste nationale égrenée par Domenico Tedesco. «En Flandre, tout est plus carré, il existe vraiment un côté professionnel qui se ressent dès le plus jeune âge dans l’encadrement», glisse un parent d’espoirs sportifs qui a décidé de faire franchir la frontière linguistique à sa progéniture pour maximiser ses chances de réussite.
Même le hockey, malgré ses accents plutôt bruxellois, situe son éclosion définitive au sommet de la hiérarchie mondiale dans les faubourgs d’Anvers. A Boom, plus connue pour son amour des DJ’s que par sa passion pour le stick, ce sont neuf mille Belges qui se rassemblent dans les tribunes amovibles d’un stade de fortune pour accueillir l’Euro 2013 de hockey sur gazon. L’événement est facturé quatre millions d’euros, mais son succès est gigantesque. C’est là, avant la finale face à une intouchable Allemagne, que les Red Lions décident d’entonner la Brabançonne a cappella, sentant alors descendre des tribunes «un élan de patriotisme» aux dires de l’ancien international Alexandre De Saedeleer. Si dix ans plus tard, la Wallonie consacre une partie des premiers investissements de son «Ambition Or» à la construction d’un stade de hockey aux normes internationales à Wavre, sur le site de l’ancienne enceinte de football de la capitale du Brabant wallon, la manœuvre a une nouvelle fois des airs d’ interminable course-poursuite. Au sud du pays, les instances sportives s’insurgent d’une portion budgétaire allouée au sport encore réduite, au-delà des spectaculaires effets d’annonce sur l’une ou l’autre infrastructure. Selon Le Soir, malgré les promesses d’une élévation jusqu’à 1% du budget communautaire, la part sportive serait aujourd’hui descendue à 0,4%.
La Flandre a pris le dessus, avec des plans plus élitistes et des subsides investis là où les athlètes peuvent rapporter gros.
La Belgique des tribus
«Tout est morcelé, regrette Jacques Borlée, coach et patriarche désormais célèbre, passé sous l’égide de Sport Vlaanderen voici bientôt trois ans. Chacun vit reclus de son côté de la frontière linguistique, avec peu de possibilités et de moyens. On saupoudre un budget qui, en Wallonie, est miniature et souvent, il faut le dire, mal utilisé.»
A la tête d’une fratrie à succès et d’un relais encore médaillé d’or (indoor) et de bronze (outdoor) aux Championnats du monde 2022, Jacques Borlée est l’un des symboles de ce qu’il appelle les «stratégies tribales» du sport belge. Un monde où des familles créent un cocon sportif et émotionnel autour d’un talent pour l’accompagner au mieux dans son ascension vers les sommets. Nafissatou Thiam a eu sa mère, Danièle Denisty, mais certaines histoires du grand roman sportif national englobent bien plus de personnages. Dans le Westhoek, plus précisément à Ypres, là où la Belgique se parfume à l’iode et effleure la France, Philip Mestdagh a décidé de relever le défi des Belgian Cats, l’équipe nationale de basket féminin dont il prend la tête en 2015. Deux ans plus tard, en République tchèque, sa sélection gratte une médaille de bronze européenne dans le sillage des grosses pointures continentales que sont la France et l’Espagne. Parmi les Cats, emmenées par la talentueuse Anne Meesseman – également originaire du Westhoek –, on trouve Kim et Hanne Mestdagh. Filles du coach, qu’elles ont d’ailleurs précédé de plusieurs années dans le giron de la sélection. Témoins d’une histoire familiale entamée sur les parquets du Rapid Langemark, au nord d’Ypres, où les filles passaient les week-ends dans les gradins à encourager leur père avant de profiter de la mi-temps et de l’après-match pour tenter quelques paniers. Si la Topsportschool – pour Hanne – et les études supérieures de l’autre côté de l’Atlantique sont passées par là pour polir leur talent, les jeunes années au sein de la tribu Mestdagh ont permis l’éclosion de talents qu’une fois de plus, certains voudraient limiter à une histoire génétique plus que sociologique.
A l’autre bout de la Flandre, là où les flirts se font plutôt avec les teintes orange du voisin batave, la ville limbourgeoise de Bilzen a vu grandir la famille Courtois. Les parents, Thierry et Gitte, ont fait carrière dans le volley, voie suivie par leur fille Valérie. Thibaut, lui, enfilera plutôt les crampons pour devenir le meilleur gardien du monde. Le résultat d’une formation pointue à Genk, club réputé pour la qualité de ses derniers remparts, mais aussi d’une mentalité hors norme acquise à la maison. Plus jeunes, les Courtois (avec Gaëtan, troisième membre de la fratrie) aiment inviter le voisinage chez eux pour les faire participer aux «Jeux du jardin», dans une pelouse transformée pour l’occasion en véritable parc olympique. Une piscine, un anneau de basket, un terrain de beach- volley parfois transformé en parcours de cyclo-cross: tout y est. Rendez-vous phare des joutes familiales, la table de ping-pong fait très tôt grimper les décibels quand Thierry et Thibaut s’y installent. «Quand ils jouaient, on les entendait crier dans toute la maison», rembobine Valérie. Les matchs ne sont jamais une partie de plaisir. Compétiteur invétéré, le père promet systématiquement une raclée à son rejeton et n’hésite pas à tenter de le déstabiliser par tous les moyens quand sa progéniture prend l’ascendant au score. Le trash-talk dès le berceau pour transformer «la Pieuvre» en monstre de victoires, capable de laisser tous les sentiments au vestiaire quand il s’agit de gagner.
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Pour cette génération dorée de footballeurs belges à laquelle certains ont tenté d’accoler un récit commun pour flatter les décisions nationales, les premiers chapitres sont souvent des histoires de tribus comme aime les esquisser Jacques Borlée. Chez les Lukaku à Wintam, quelque part en bordure d’A12 entre Bruxelles et Anvers, le père Roger – ancien footballeur professionnel – masse souvent son fils après ses entraînements en reproduisant les gestes des vestiaires du monde pro. A Braine-le-Comte, là où le Hainaut et le Brabant wallon se tutoient, Thierry et Carine Hazard ont leur jardin derrière le poteau de corner du terrain du Stade brainois, comme si la pelouse – entretenue par Thierry – prolongeait leur jardin. Ses fils Eden, Thorgan, Kylian et Ethan ne crachent jamais sur une petite heure passée ballon au pied, dans une famille où les deux parents ont également un passif en crampons.
La Belgique est une terre de tribus conditionnées et de héros solitaires. Passé du football au cyclisme au cœur de l’adolescence, Remco Evenepoel compte beaucoup sur son père Patrick pour le soutenir, logistiquement et psychologiquement, lors des longues semaines écoulées à l’étranger pour préparer ses objectifs les plus ambitieux. Le sport belge est une affaire de famille. Pas étonnant, dès lors, que la terre soit fertile en cyclistes, discipline roulée en peloton mais souvent préparée en solitaire, sans grands besoins d’autres structures que la route qui s’élève ou se durcit. Les pros du vélo viennent surtout des Ardennes flamandes, naturellement tracées pour tailler de robustes champions. Quant au football, autre sport mondialisé et couronné de réussite ces dernières années, il s’est principalement développé dans des clubs qui ont pris les choses en main, tant financièrement qu’organisationnellement, pour transformer leurs académies en usines à champions. Certaines entités envisagent même de passer à l’étape supérieure en imitant les clubs anglais qui ont intégré le cursus scolaire à leur académie pour réduire les trajets et augmenter le temps passé par les joueurs sur le terrain.
Les faillites du système du sport belge
Pour ceux qui n’ont pas la chance de briller dans l’un des sports les plus riches du pays, la structure familiale reste donc longtemps la base de référence. «La stratégie tribale a des avantages, analyse Jacques Borlée. Généralement, les parents auront une ouverture d’esprit beaucoup plus grande qu’un système mis en place, parce qu’ils veulent réussir et s’entourent donc d’experts. En plus, ils offrent un énorme soutien psychologique et développent de l’ocytocine, qui est l’hormone de l’amour. J’ai l’habitude de dire que c’est le produit dopant le plus performant au monde. Le problème, c’est qu’une fois la première ascension gravie par la tribu, on arrive sur une zone plateau et on encaisse des vents contraires assez violents. C’est là que le système est trop faible et manque de structure pour protéger les athlètes.»
La Province de Liège est la seule, en Wallonie, qui semble capable de rivaliser avec les structures flamandes.
Porté au premier plan depuis les derniers Jeux olympiques d’été, quand la tenniswoman Naomi Osaka (quatre tournois du Grand Chelem) puis la gymnaste Simone Biles (cinq médailles olympiques et 25 mondiales) ont osé étaler en public la souffrance psychologique de leur quotidien d’athlète de haut niveau, le thème de la santé mentale devient central une fois le premier sommet franchi. Là, Jacques Borlée déplore l’absence d’un centre national qui rassemblerait les sportifs de nombreuses disciplines et leur permettrait de partager leurs craintes et leurs méthodes d’excellence. Longuement passé par l’Allemagne, notamment au colossal Bayern Munich, l’ancien défenseur international Daniel Van Buyten s’étonnait ainsi de voir que la plupart des sportifs allemands de haut niveau se connaissaient, peu importe le sport qu’ils pratiquent. Une culture également affichée par Kylian Mbappé, l’attaquant français qui saluait encore récemment l’arrivée en NBA de son jeune et très prometteur compatriote Victor Wembanyama, tout juste «drafté» par les Spurs de San Antonio.
Collégialité trop rare en Belgique, où l’interdisciplinarité reste souvent un tabou. Depuis la locomotive du ballon rond, l’ancien sélectionneur Roberto Martinez ou l’ex-capitaine des Diables Vincent Kompany ont tenté de faire bouger les choses, ce dernier admettant notamment qu’il était «coaché» par Gert Vande Broek, ancien sélectionneur à succès des Yellow Tigers, l’équipe nationale belge de volley (NDLR: accusé depuis par d’anciennes joueuses de comportement inapproprié comme des abus émotionnels ou du body shaming). Des passerelles favorisées par la convergence de plusieurs fédérations au sein du centre national de Tubize, néanmoins cantonné à un nombre limité de sports. Plusieurs analyses menées sur le sujet démontreraient pourtant que le modèle le plus efficace pour le rayonnement sportif d’une nation est la prolifération de centres régionaux qui dépendent tous d’un grand centre national où sont rassemblés les décideurs et les idées.
«Un centre belge de haut niveau est la clé pour le développement national du sport, reprend Jacques Borlée. Il faut créer de l’ouverture d’esprit. Dans mon cas, je remarque que l’échange avec les Flamands est d’une richesse colossale. Sur la route de l’excellence, on doit mettre du partage et de l’exigence. Le problème, c’est que le système belge ne permet pas d’avoir une vision globale et de créer une ligne directrice nationale.»
Le maillage du talent
Il reste donc les tribus. Celles qui se raccrochent à des structures plus grandes qu’elles grâce à un parc d’infrastructures qui, malgré les faibles moyens, grandit. Avec pour certains, des investissements initiaux ou des distances à parcourir qui empêchent l’accès au sport d’élite pour tous. Dans le Luxembourg, le Hainaut ou la province de Namur, moins riches en infrastructures sportives, les exemples de réussites sont souvent des exceptions. Aux derniers championnats de Belgique d’athlétisme, les résultats des meilleurs athlètes wallons équivalaient rarement à la cinquième meilleure performance flamande, problème de fond masqué par les récents exploits continentaux de Nafissatou Thiam ou Julien Watrin. Ces derniers, comme plusieurs autres, sont soutenus financièrement et logistiquement une fois les premières performances d’exception réussies. Prennent parfois la direction de la Flandre quand le soutien régional de la FWB devient insuffisant. S’accrochent aux branches d’un système toujours bancal qui manque de moyens, d’idées et d’ambitions.
Il y aura encore de belles histoires. Des chapitres à ajouter au grand roman national. Resteront néanmoins les chiffres. Ceux qui affirment qu’un Anversois a dix fois plus de chances de devenir un sportif de haut niveau qu’un Namurois. Qu’il vaut mieux être Liégeois qu’Hainuyer, Flamand que Wallon, Flandrien que Limbourgeois, si l’on rêve d’une carrière passée à porter haut les couleurs de la Belgique. Des constats qui sont surtout le résultat d’un système, pas vraiment conçu pour éviter que des femmes et des hommes aux capacités physiques et mentales hors norme passent entre les failles du filet. Parce que le talent, lui, est visiblement partout. Même à Rhisnes.
Justine et des Flamands dans le Brabant
Les rappels étaient fréquents, au faîte de la bataille permanente entre Justine Henin et Kim Clijsters dans la chasse aux tournois du Grand Chelem. Pourtant, malgré des parachutes du calibre de David Goffin ou Elise Mertens, le tennis belge mesure aujourd’hui l’étendue de son saut dans le vide après les années dorées. La filière du tennis-études de Mons, empruntée par les Liégeois David Goffin et Steve Darcis dans le sillage de Henin ou des frères Rochus, semble ne plus suffire face à une concurrence mondiale qui passe, très jeune, beaucoup plus d’heures sur les courts que dans ces formations qui conservent généralement les horaires de cours classiques.
A Limelette, où elle a installé de longue date un complexe rythmé par le bruit récurrent des trains qui relient Wavre à Ottignies, Justine Henin tente depuis peu de faire passer un cap à la formation tennistique belge. Une formule en internat ou externat, restreinte à huit candidats de 12 à 18 ans minutieusement sélectionnés et chiffrée à plusieurs milliers d’euros par mois – soutenue par BNP Paribas Fortis – permet à ces talents en puissance de passer, jusqu’en 2025 et à un rythme soutenu, entre les mains de la championne olympique de 2008 et, surtout, de son mentor de toujours, Carlos Rodriguez. «Ce qu’il faut cultiver, c’est l’ambition et l’inspiration», soulignait Justine Henin l’automne dernier à la RTBF, faisant écho à la culture élitiste plutôt prônée de l’autre côté de la frontière linguistique. La «Team Jeunes Talents BNP Paribas Fortis» réussit ainsi la prouesse d’amener des Flamands à s’installer en Wallonie, pour y accéder à l’excellence sportive. La preuve que Justine Henin n’a rien perdu de son art du revers.
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