Domenico Tedesco : « A deux moments précis, on s’est approché de la Belgique que je rêve de voir sur le terrain » (entretien)
A la fin de sa première année diabolique, Domenico Tedesco revient sur l’évolution chirurgicale d’une Belgique rajeunie. Avec très peu de «je» et beaucoup de jeu.
La journée consacrée aux médias par Domenico Tedesco en ce mois de novembre a des airs de marathon, parcouru avec le nom de Thibaut Courtois dans les écouteurs. Fixé dans la foulée d’une qualification officialisée pour l’Euro 2024, le rendez-vous charrie inévitablement son lot de questions sur la situation du gardien (Courtois a annoncé ce 19 décembre qu’il n’y prendrait pas part), parti fâché du rassemblement de fin de saison dernière et écarté du groupe, depuis, par une lourde blessure. Une polémique à rallonge qui a laissé le football au second plan, alors que les questions sont aussi nombreuses que les chantiers après ces premiers mois de la nouvelle ère diabolique. En l’espace de quelques semaines, la sélection a appris les retraites internationales de Toby Alderweireld, Eden Hazard ou encore Axel Witsel, ténors de la fameuse «génération dorée».
Dans la foulée du fiasco qatari, c’est donc une Belgique reliftée qui a entamé l’année 2023, fruit d’une cure de jouvence dont les noms de Dodi Lukebakio, Wout Faes, Orel Mangala ou Johan Bakayoko sont les symptômes les plus visibles. Arrivé au cœur de l’hiver pour prendre la relève de Roberto Martínez et mener la Belgique vers l’Euro, le tacticien italo-allemand sert de chirurgien esthétique à ces Diables de demain. Il ne manque d’ailleurs que la blouse blanche pour donner à Domenico Tedesco le look d’un médecin de luxe. Le sélectionneur parcourt les couloirs du centre modernisé de Tubize, la veste posée sur un tee-shirt ou un col roulé selon la saison.
Si son bilan parle pour lui, le coach des Diables ne laisse la parole à personne à l’heure d’évoquer le jeu belge, orphelin de Kevin De Bruyne depuis l’été mais porté par des ailiers tonitruants et un Lukaku toujours prolifique. En trente minutes chrono, l’ancien entraîneur de Leipzig égrène les contours du lifting belge, le talent abondant des contrées noir-jaune-rouge et sa nouvelle vie loin du quotidien effréné du football de club.
Malgré un licenciement en septembre à Leipzig, vous aviez coaché 35 matchs en 2022. En 2023, il n’y en a eu que dix à la tête des Diables Rouges. A quel point devenir sélectionneur a-t-il changé votre vie et votre façon de travailler?
Quand on travaille dans un club, on est avec ses joueurs sans arrêt. On a l’impression d’y être immergé 24 heures sur 24 et dans les faits, on côtoie son équipe environ dix heures par jour. Tout ça laisse plus de temps pour développer une relation de grande proximité avec les joueurs et, à l’inverse, moins pour analyser chaque adversaire dans le moindre détail, surtout quand on joue la Coupe d’Europe et qu’on enfile les matchs tous les trois jours. Avec la sélection, les moments passés ensemble sont beaucoup plus intensifs. Par contre, entre chaque rassemblement international, on a plus de temps pour écrire des messages aux joueurs, leur rendre visite dans leur club, assister aux matchs… Bref, avoir une meilleure vue d’ensemble, en quelque sorte. Je dirais que dans ce sens-là, ma vie a changé.
Vous disposez d’énormément de temps pour analyser vos adversaires, mais il y a deux bémols: ils disposent également de ce délai pour vous «disséquer», et vous avez très peu d’opportunités pour travailler en pratique avec vos joueurs.
Bien sûr. Si on prend, par exemple, le rassemblement de juin, on a eu deux mois pour le préparer. On savait déjà quelles équipes on affronterait. Par contre, on n’avait que deux jours pour s’entraîner. On avait de bonnes idées, on s’est dit qu’on jouerait dans ce système, et qu’on avait besoin d’avoir tel ou tel mouvement dans notre jeu, mais on ne disposait que de deux jours pour les préparer. C’est un problème. On sent aussi que les adversaires ont du temps pour se préparer. Et je dirais que les matchs internationaux, si on les compare avec des matchs de Ligue des champions… (Il réfléchit) Je dirais que chaque match est comme un quart de finale.
Si on veut progresser, on doit aussi pouvoir se tromper.
Longtemps, le niveau du football de sélection a été décrié. Pourtant, collectivement, la qualité des matchs s’est considérablement améliorée ces dernières années.
C’est mon impression. Je n’étais pas là avant, donc je ne peux pas comparer, mais mon sentiment et ce qui ressort des conversations que j’ai avec certains joueurs, c’est qu’un match contre l’Autriche ou la Suède, c’est comme un quart de finale de Champions League en ce qui concerne le niveau, la vitesse, au point de vue tactique… C’est beau, parce que chaque match est un vrai challenge.
Auparavant, on gagnait les tournois avec une bonne organisation et des exploits individuels. Maintenant, les équipes sont plus…
… proactives! C’est aussi mon sentiment. Même les petites équipes de notre groupe, comme l’Estonie ou l’Azerbaïdjan, ont de bons joueurs. Si on visionne le match de l’Azerbaïdjan contre l’Autriche, on observe qu’ils ont eu beaucoup de possession, ils se sont créés des occasions… Rien n’est facile.
En faisant le diagnostic de la Coupe du monde, la Belgique manquait surtout d’intensité et de rythme par rapport aux équipes qui ont brillé au Qatar. C’était votre principal chantier, à votre arrivée?
J’avais plusieurs challenges au moment d’arriver ici. Le premier, c’était d’être qualifié avec une équipe en mutation. Plusieurs joueurs ont pris leur retraite, certains avant mars et d’autres après le premier rassemblement. Il fallait reconstruire quelque chose avec de jeunes joueurs tout en allant chercher cette qualification parce que si on avait bien joué mais qu’on restait à la maison pour l’Euro, personne n’aurait été heureux.
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Avec cette urgence de qualification et le peu de temps avec les joueurs, vous ne voyez pas encore la Belgique dont vous rêvez sur le terrain?
Dans certaines circonstances, quelques périodes de matchs, on s’en est approché.
A quels moments?
La première mi-temps contre l’Allemagne, c’était déjà quelque chose. On était mis sous pression et on a joué de façon fantastique, en étant courageux et rapides. Notre intensité avec le ballon était vraiment très bonne. Contre un adversaire plus replié, comme l’était l’Estonie à Bruxelles, on a aussi été très bons. Chez eux, ça n’avait pas été facile mais au match retour, on avait appris de ce déplacement et on ne leur a rien laissé. On n’a rien concédé, même pas de phase arrêtée dangereuse après une faute stupide. On les a laissés dans leur camp, on a marqué cinq buts et on a même eu les occasions pour en inscrire plus. Je retiens surtout ces deux moments. Il ne faut pas non plus oublier la première mi-temps contre la Suède. Pas toute la mi-temps, mais pendant vingt ou 25 minutes, on les a contrôlés d’une façon que j’ai appréciée, tout en créant deux ou trois occasions à partir de notre côté droit.
Contrôler le match, c’est la clé pour vous?
Je veux avoir le contrôle, parce qu’on a les joueurs pour le faire. Et je crois qu’on peut contrôler un match de différentes manières. En pressant haut, par exemple, dès que c’est possible, parce qu’on veut le ballon. Une fois que nous l’avons, on ne le conserve pas juste par principe, mais pour faire bouger l’adversaire, créer des espaces. Parce qu’on veut attaquer et marquer des buts. On veut être dominants.
Le changement le plus visible sur le terrain par rapport à votre prédécesseur, c’est le passage à une défense à quatre avec des ailiers jeunes, dynamiques et percutants sur les flancs pour faire la différence. Là aussi, la mise en avant de ces profils était une volonté?
Je crois que ce sont les joueurs qu’on a envie de voir, moi comme coach ou les fans dans les tribunes: des gars qui peuvent faire basculer un match. Dans mes derniers clubs, j’ai toujours cherché ce type d’ailiers. A Leipzig, j’ai eu la chance de travailler avec des attaquants remarquables comme Christopher Nkunku, des milieux extraordinaires… Mais des ailiers, comme ceux qu’on a ici, j’en ai toujours voulu. Le problème, c’est que ce sont aussi les plus chers si vous voulez les acheter pour votre club. Dès que je suis arrivé en Belgique, ça m’a marqué. Le premier match que j’ai vu en Pro League, c’était Malines qui recevait Genk. J’ai vu Mike Trésor, un ailier qui aimait venir chercher des ballons entre les lignes, et j’ai vu Nikola Storm. Ensuite, match après match, j’ai constaté que toutes les équipes avaient des joueurs qui font la différence sur les flancs, peu importe que ce soient des pistons dans un système à cinq défenseurs ou de vrais ailiers. Même quand on regarde les équipes de jeunes, ça saute aux yeux. Ce championnat est plein d’ailiers. Quand dans le vivier belge, il y a en plus des joueurs comme Jérémy Doku, Dodi Lukebakio, Johan Bakayoko ou Yannick Carrasco, c’était une évidence: nous avions besoin d’un système dans lequel nous pourrions utiliser ces ailiers. Si on avait choisi un 5-3-2… (Il grimace) On peut le faire, quand on s’est retrouvés à dix contre l’Autriche, on a fini le match en 5-3-1. Mais ce serait dommage. Où mettrait-on Jérémy, Dodi ou Johan? Yannick Carrasco et Leandro Trossard peuvent jouer à plusieurs postes, c’est un peu différent pour eux, mais ce serait passer à côté de beaucoup de joueurs de ce profil.
Souvent, vu le peu de temps à disposition, les sélections taillent un costume tactique qui habille à merveille leur meilleur joueur. Vous l’aviez fait avec Kevin De Bruyne, mais vous n’avez finalement joué que deux matchs avec lui. Il a fallu repenser le jeu?
Quand on a débuté en mars, on jouait en 4-3-3 avec Kevin dans la «pocket» droite (NDLR: la zone comprise entre l’axe du terrain et le flanc) derrière un ailier qui créait énormément d’espace pour lui, même s’il a lui-même l’intelligence de se créer du temps et de l’espace et d’ensuite les offrir à l’ailier ou à l’attaquant. C’est un joueur exceptionnel. On a besoin de lui, il apportera quelque chose en plus à l’équipe quand il sera de retour. Après sa blessure en juin, on savait qu’on avait besoin de changer quelque chose parce qu’on ne pouvait pas simplement le remplacer par un autre joueur. On a changé le système, on est passé dans un 4-2-3-1 en possession puis on a essayé un 4-4-2 en Autriche.
Si on avait dix Kevin De Bruyne, on ne pourrait en faire jouer que deux ou trois.
L’absence de Kevin De Bruyne peut-elle expliquer les problèmes connus par l’équipe pour sortir le ballon sous pression, un mal récurrent lors de la campagne de qualification?
Même contre l’Allemagne, un bon match de notre part, nous n’avons pas toujours été adroits sur nos sorties de balle sous pression. C’était trop simple pour eux de nous presser, surtout en deuxième mi-temps. En juin puis en septembre, c’était donc l’un de nos gros chantiers. On l’a bien fait en Azerbaïdjan, même si leur pressing n’était pas tellement haut, mais on a trouvé les solutions qu’on avait à l’esprit et qu’on a placées dans nos principes de jeu. A domicile contre l’Autriche, on a également été vraiment bons en deuxième mi-temps sur cet aspect. Pour l’instant, on reste un peu irréguliers dans ce secteur. Souvent, ce n’est pas une question qu’on doit résoudre en se focalisant sur un seul joueur, mais plutôt sur le mouvement collectif. Si je suis sous pression et que je joue avec mon arrière latéral, il est important que l’ailier, l’attaquant et même les milieux sachent où ils doivent aller et à quel moment. Le timing est capital, parce que si on va trop rapidement dans un espace, on peut le fermer. Tout est une question de timing, et cela ne s’enseigne qu’avec un maximum de répétitions pour trouver la bonne harmonie. En Autriche, c’était flagrant: ils nous ont enfermés. On n’a trouvé la solution que trois fois sur dix. On sait qu’on n’arrivera jamais à un 10/10, surtout contre un adversaire qui presse aussi bien, mais on veut au moins trouver la solution sept fois sur dix. En fonction de la façon dont l’adversaire vient presser, on a trois ou quatre scénarios différents pour faire ressortir la balle. On doit encore les répéter, mais ce n’est pas simple d’arriver à ce qu’on souhaite face à un pressing intense.
L’Autriche est réputée pour la qualité de son pressing. Les deux matchs ont été difficiles sur cet aspect, mais également riches en enseignements?
Je pense qu’ils sont vraiment une référence sur le pressing en équipe nationale, parce qu’ils ont ça en eux depuis un très jeune âge, surtout ceux qui sont passés par les équipes de Liefering et de Salzbourg et qui ont déjà travaillé avec le coach Ralf Rangnick, ou avec sa philosophie. Ils savent exactement quoi faire, donc c’était un excellent test pour nous d’y être confrontés.
C’est l’exemple d’un pays avec une idée très claire du football, ce que n’est sans doute pas la Belgique. Avec votre regard sur la formation belge, ressentez-vous également ce focus sur le développement de talents individuels plus que de concepts collectifs?
Exactement. Il y a énormément de talents dans ce pays. Il suffit de regarder l’équipe nationale des espoirs: certains joueurs comme Maxim De Cuyper ou Michel-Ange Balikwisha n’ont plus l’âge pour en faire partie mais, avec le changement de génération, on a vu arriver quatre ou cinq nouveaux joueurs pétris de talent. C’est pareil chez les U19 ou les U18, avec des profils très différents.
Le grand public est toujours impatient de voir ces nouveaux jeunes talents s’inviter en équipe nationale. Est-ce difficile de faire comprendre que les 24 meilleurs joueurs du pays ne formeront pas spécialement la meilleure sélection de 24 joueurs pour la Belgique?
La chose la plus importante, c’est l’harmonie dans l’équipe. Imaginez qu’on ait dix Kevin De Bruyne. Ce serait difficile, parce qu’on ne pourrait en faire jouer que deux ou trois. Bien sûr, on pourrait faire en sorte de trouver l’espace pour quatre, mais pas plus. Ça voudrait dire qu’on en mettrait six sur le banc et ça, ce ne serait pas bon. Le football, ce n’est pas seulement de la tactique. Si c’était le cas, ce serait trop simple. C’est aussi une question d’harmonie, de gestion des êtres humains et de leurs caractères. Je veux voir des joueurs qui aident l’équipe même quand ils sont sur le banc, qui célèbrent les buts qu’on marque. C’est important que tous les ego se retrouvent à l’intérieur d’un esprit d’équipe. En équipe nationale, il faut trouver le bon équilibre. Bien sûr, on a besoin des meilleurs joueurs. Devenir Diable Rouge, ça doit être quelque chose de spécial, aussi bien pour les qualités que pour l’état d’esprit.
On dit que vous utilisez énormément la vidéo avec les joueurs. Elle vous aide à gagner du temps pour mettre en œuvre vos concepts de jeu même sans être sur le terrain d’entraînement?
On travaille énormément avec les vidéos, absolument. En une journée, on ne peut s’entraîner qu’une, voire deux fois, alors qu’on peut faire tellement de choses avec la vidéo. Par exemple, rassembler uniquement les défenseurs pour une session de vingt minutes. Je dirais que depuis notre arrivée, mon staff et moi, outre nos sessions vidéo avec toute l’équipe, on a dû faire une cinquantaine de séances individuelles. C’est important. Pendant les rassemblements, chaque entraînement est aussi précédé d’une séquence vidéo.
Votre prochain chantier, désormais, est-il de progresser sur les séquences où l’équipe a le ballon face à un adversaire qui veut rapidement le récupérer?
On doit s’améliorer sous pression, oui. De manière générale, notre possession progresse, mais nous devons être plus courageux. On fera des erreurs à la relance et ça nous coûtera parfois un but, mais ça fait partie du jeu, c’est inévitable dans notre évolution. Je pense qu’on est déjà à un bon niveau, mais qu’on a encore une marge de progression sur notre bravoure, même dans le pressing où on peut être plus audacieux en sachant que, là aussi, une erreur pourra nous coûter un but. Si on veut progresser, on doit aussi pouvoir se tromper.
Est-ce plus difficile de faire entendre ce droit à la faute en sélection qu’en club? Une erreur peut coûter beaucoup plus cher dans un match à élimination directe que lors d’un long championnat.
Le meilleur exemple, c’est la relance sous pression. Partons d’un coup de pied de but. Un défenseur donne la balle au gardien. Le milieu défensif est-il libre? Si c’est le cas et qu’il peut en plus se retourner quand il reçoit le ballon, ça signifie qu’on peut déjà attaquer le bloc adverse en ayant le regard tourné vers leur but. Cette opportunité, on l’offre aux joueurs, on leur dit qu’elle existe. Le gardien, lui, doit le sentir. Comment est le pressing? Notre milieu est-il libre? Est-il assez proche? Quel est le résultat? Parce que si on mène 2-0, à la 80e minute et qu’on est en train de se qualifier pour les demi-finales de l’Euro, on joue long. Tout dépend de la situation. Je ne dis pas de ne jamais jouer avec le milieu défensif. Je dis que s’il est libre, c’est une option. Pas seulement pour se retourner, mais aussi pour trouver notre latéral qui était fermé par un adversaire sur la première passe. Ce que je veux dire, c’est qu’on peut offrir des solutions aux joueurs, mais ce sont eux qui choisissent. Si c’est 0-0 dans un match éliminatoire et que le gardien ne veut pas la donner au milieu défensif, alors qu’il joue ailleurs. C’est à lui de jouer. On propose, les joueurs décident.
Bio express
1985
Naissance, à Rossano, en Calabre (sud de l’Italie).
1988
Ses parents déménagent en Allemagne, près de Stuttgart.
2017
Débuts comme entraîneur principal chez les adultes à Aue (D2 allemande).
2018
Deuxième du championnat allemand pour sa première saison au sein de l’élite, à la tête de Schalke 04.
2019
Première aventure de coach à l’étranger, au Spartak Moscou.
2022
Vainqueur de la Coupe d’Allemagne avec Leipzig.
2023
Entrée en fonction à la tête des Diables Rouges, qu’il qualifie pour l’Euro 2024.
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