Une question d’honneur, de principes et d’argent : pourquoi Patrick Lefevere ne veut pas laisser partir son « propre fils » Remco Evenepoel
Dans la rumeur de l’intérêt d’INEOS Grenadiers pour Remco Evenepoel, un facteur n’est pas à sous-estimer : le pitbull fidèle à ses principes, Patrick Lefevere. Analyse.
Mars 2021 : Remco Evenepoel reçoit une offre très lucrative de BORA-hansgrohe, sur papier. Celle-ci a entraîné une certaine nervosité chez le père et agent du prodige belge, Patrick.
Le manager de Quick-Step, Patrick Lefevere, s’empresse alors de prendre un avion en direction de Tenerife (même s’il déteste pourtant prendre l’avion). Son coureur y est présent pour s’entraîner en altitude avant le Giro, son premier grand objectif de la saison après sa longue rééducation suite à sa chute au Tour de Lombardie 2020
Dans sa chambre d’hôtel, Lefevere a reçu un message rassurant du père d’Evenepoel : « Remco m’a dit : ‘Je ne regarde même pas cette proposition (de BORA-hansgrohe, nvdr). Je veux rester avec toi. Faites-moi une proposition, de préférence pour une plus longue période. Cinq ou six ans. Ensuite, nous pourrons nous asseoir à la table des négociations. »
Quelques semaines plus tard, le 6 avril 2021, la grande nouvelle est annoncée : Remco Evenepoel a prolongé son contrat, qui expirait en 2023 (après une précédente prolongation de deux années supplémentaires en août 2019), jusqu’en 2026. C’est le plus long engagement que Lefevere ait jamais signé avec l’un de ses coureurs.
Selon le manager de Quick-Step, à ce stade, il n’est pas encore question d’un accord signé avec son nouveau sponsor principal (Soudal), mais c’est déjà une question de formalités.
Cependant, pour Evenepoel, qui ne sait pas encore quel niveau il va retrouver après sa rééducation, rester chez Quick-Step semble une évidence. « Partir me ferait trop de mal, compte tenu aussi de tout le soutien que j’ai reçu pendant ma longue blessure. Et encore maintenant. Bien sûr, je le fais pour moi et pour l’équipe, mais au fond de moi, je le fais aussi pour Patrick, car il le mérite », estimait à l’époque celui qui allait devenir champion du monde ce dimanche.
C’est en juillet 2017 que Lefevere s’est assis pour la première fois avec les parents d’Evenepoel. A l’époque, le gamin n’avait que quelques mois de compétition dans ses jambes encore dessinées par le football qu’il avait pratiqué jusqu’à ses 16-17 ans. Le rendez-vous se déroule à la Brasserie de la Gare, à Sint-Agatha-Berchem. Pendant un dîner de quatre heures, le grand manitou du Wolfpack a détaillé une feuille de route pour l’avenir de leur fils chez les professionnels.
Lorsque Evenepoel a effectivement signé son premier contrat pro avec Quick-Step un an plus tard, malgré l’intérêt déjà concret (et une offre lucrative) d’… INEOS, Lefevere a promis solennellement aux parents de Remco qu’il s’en occuperait comme s’il s’agissait de son « propre fils ».
Des sponsors impliqués à long terme
Patrick Lefevere fait de même après la chute de son poulain dans la descente du Mur de Sormano. Même si celle-ci a bien failli mettre un terme prématuré à sa carrière. Le nouvel accord à long terme est officialisé alors que le jeune prodige n’a pas encore participé à sa première course de la saison, le Giro 2021. C’est un soulagement pour le coureur de Schepdaal, réputé pour sa forte émotivité.
Pour Lefevere, cette prolongation de cinq ans est aussi une raison de repousser le plus longtemps possible sa retraite de directeur d’équipe, à 66 ans. Le Flandrien veut ainsi s’offrir un dernier grand objectif dans son impressionnante carrière: remporter le Tour de France avec l’un de ses coureurs.
Il est aidé en cela par un soutien financier accru de la part des sponsors actuels ainsi que de nouveaux. En mai 2021, un mois après l’annonce de la prolongation de contrat d’Evenepoel, l’on apprend que Quick-Step a prolongé son contrat dans les pelotons jusqu’en 2027. En juin 2021, on apprend que le fabricant de vélos Specialized soutiendra le Wolfpack jusqu’en 2027. Encore un mois plus tard, l’ancien partenaire Renson annonce qu’il revient soutenir la formation de Patrick Lefevere pour quatre années.
En février 2022, l’on apprend officiellement que Soudal deviendra le sponsor principal de l’équipe à partir de 2023 et que cet engagement durera au moins quatre ans. La société campinoise va d’ailleurs augmenter sa contribution par rapport à ce qu’elle offrait à l’équipe Lotto. On parle d’un apport entre 5 et 6 millions d’euros.
A chaque fois, le fil conducteur de Lefevere dans ces négociationsest son grand Plan pour mener Remco Evenepoel en jaune à Paris. Le directeur d’équipe ne s’emballe pas non plus quant à la date de cet objectif. Il ambitionne 2024, 2025 ou plus tard pour qu’Evenepoel devienne le successeur de Lucien Van Impe au palmarès des Belges ayant inscrit la Grande Boucle à leur palmarès. Par conséquent, le budget de l’équipe augmentera progressivement chaque année, afin de construire une équipe plus compétitive et capable de rivaliser avec des formations du calibre d’UAE, Ineos et Jumbo-Visma.
L’objectif d’ici 2027 est de disposer d’un budget entre 25 et 26 millions d’euros. En partie grâce aux primes de performance que verseront les différents sponsors à partir de 2025 en cas de succès sur le… Tour de France. Une information que Patrick Lefevere avait confirmé au journal De Tijd l’été dernier.
Renforcement minimal en 2022
Effectuons une avance rapide jusqu’à la fin du mois de septembre 2022. Remco Evenepoel vient de confirmer son immense potentiel bien plus rapidement que prévu. Même l’oncle Patrick est surpris par cette évolution supersonique. Evenepoel s’est offert des victoires sur un monument (Liège-Bastogne-Liège), sur un grand tour (la Vuelta) ainsi que sur un championnat du monde en ligne.
Dans le même temps, la valeur marchande du Brabançon a explosé depuis sa deuxième prolongation de contrat en avril 2021. Une augmentation dont le malin Lefevere a évidemment tenu compte dans une certaine mesure à l’époque, par le biais de primes pour de grandes victoires, comme pour la dernière Vuelta.
Dans le même temps, les INEOS Grenadiers recherchent assidûment un nouveau leader pour le prochain Tour de France. L’intérêt date d’ailleurs de plusieurs mois, avant même que le Belge ne ramène la tunique rouge à Madrid.
C’était une période au cours de laquelle des doutes ont également entouré les réelles capacités du natif de Schepdaal ainsi que la capacité de son équipe à l’épauler en conséquence. Quick-Step dispose-t-elle d’un savoir-faire suffisant sur des courses de trois semaines vu son ADN sur les classiques et surtout possède-t-elle les ressources financières nécessaires pour mener son prodige vers une victoire sur la plus grande course du monde ? Une équipe forte et des moyens financiers immenses, c’est justement ce dont dispose Ineos-Grenadiers…
Ces légers remous à la surface de l’eau disparaissent en partie après la victoire d’Evenepoel à la Vuelta. L’entraînement concocté en vue du Tour d’Espagne, via plusieurs stages en altitude, a visiblement porté ses fruits.
L’équipe l’a également soutenu de manière exemplaire, car plusieurs coureurs se sont surpassés au cours de cette Vuelta. Cependant, l’équipe n’a pas encore acquis le niveau suffisant pour mener son nouveau leader incontesté à une victoire sur une course aussi exigeante que le Tour. La victoire de Jonas Vingegaard sur ce dernier montre l’importance que peut avoir un collectif fort dans la conquête du maillot jaune.
Quick.Step ne sera probablement pas plus forte en 2023 sur ce terrain, puisque Lefevere n’a seulement recruté que Jan Hirt (Intermarché-Wanty-Gobert) dans cette perspective. Les deux autres recrues sont le sprinteur et champion de Belgique Tim Merlier ainsi que le poisson pilote danois Casper Pedersen. A la question de savoir pourquoi Lefevere n’a-t-il pas recruté deux grimpeurs au lieu de Merlier et Pedersen, le grand patron de Quick.Step a rétorqué que les sprinteurrs (avec de nombreuses victoires au cours d’une saison) apportent la sérénité à son équipe et enlèvent une partie de la pression pesant sur les épaules d’autres leaders.
Une équipe de pointe pour les grands tours comme INEOS Grenadiers dispose d’un budget de plus de 50 millions d’euros. Elle peut certainement s’offrit les services d’Evenepoel à court terme et lui proposer un engagement longue durée avec un salaire bien plus élevé qu’aujourd’hui
Que cette tentative de séduction, comme le rapportait Het Laatste Nieuws, flatte le père et manager de Remco Evenepoel n’est pas illogique. D’autant plus que le directeur général de la formation britannique Dave Brailsford et le directeur de l’équipe Rod Ellingworth n’ont cessé de faire des avances au Brabançon, aussi bien ces derniers mois que ces dernières années.
Brailsford a également envoyé un message Whatsapp à Lefevere, après la victoire d’Evenepoel à la Vuelta : « Si vous voulez le vendre, appelez-moi ». Le tout sans smiley.
0% de chance que ce transfert se réalise
Il est toutefois peu probable que Lefevere veuille céder sa pépite. Comme il le dit dans les colonnes du Nieuwsblad d’aujourd’hui : « Impossible. 0,00 pour cent de chance. »
Pour plusieurs raisons. Premièrement, pour le Flandrien, une parole donnée et une poignée de main sont sacrées. Même s’il a souvent fait l’expérience que cela ne suffit pas toujours, et que seul un contrat signé offre une (certaine) sécurité.
Deuxièmement, il ne s’agit pas seulement d’une question commerciale, Lefevere s’est également engagé avec Evenepoel et ses parents sur un plan humain. (Rappelez-vous ce qu’il disait: « Je m’occuperai de Remco comme de mon propre fils »).
Un transfert d’Evenepoel chez INEOS Grenadiers, tout comme les allégations de dopage non fondées de 2007, serait une lourde défaite personnelle pour le manager belge. Et dans ces cas-là, Lefevere se transfortme en pitbull dont la morsure peut parfois s’avérer très douloureuse.
Les sponsors du Wolfpack se sont engagés pour plusieurs années, jusqu’en 2027 pour la majorité. Tous l’ont fait pour une seule et même raison: voir Remco Evenepoel remporter un jour le Tour de France. Laisser partir le prodige de Schepdaal mettrait en danger tous ses engagements, et compromettrait surtout l’avenir de son équipe, qu’il considère comme un bébé.
INEOS est peut-être prêt à racheter le contrat d’Evenepoel jusqu’en 2026, soit une somme estimée à environ 10 millions d’euros selon Het Laatste Nieuws, mais en termes de valeur commerciale totale, le champion du monde pourrait valoir plusieurs fois cette somme pour les sponsors (du moins s’il continue de gagner).
Lefevere a donc été catégorique sur le fait qu’il ne vendrait Evenepoel que si Zdenek Bakala (l’actionnaire principal) et lui-même (en tant qu’actionnaire minoritaire) décidaient de vendre l’ensemble de l’équipe Quick-Step. Ce serait alors le jour de la retraite de Patrick Lefevere.
Un départ de Remco Evenepoel semble donc peu probable à court terme, en raison de toutes les raisons évoquées ci-dessus.
Un préjudice pour l’image de marque ?
Cette rumeur de transfert est-elle pour autant une « non-histoire » ? Non. Cet intérêt concret et ces pourparlers sont-ils une raison pour le clan du champion du monde d’augmenter la pression sur Lefevere et ses sponsors, pour prolonger une nouvelle fois, avec un salaire largement revu à la hausse, le contrat du champion du monde ? C’est possible. Hier, le manager de Quick-Step a répondu de manière ironique avec une phrase énigmatique : « Quelqu’un qui est trompé est toujours le dernier à le savoir ».
INEOS Grenadiers, par l’intermédiaire de son propriétaire et milliardaire, Jim Ratcliffe, transmettra-t-il une offre si énorme pour Evenepoel que Lefevere et ses sponsors pourront difficilement la refuser ? Tout comme le coureur ? Cela reste dans le domaine du possible. Tout peut être vendu, martèle souvent le grand patron du Wolfpack.
Mais les différentes parties pourraient subir un préjudice (important) en termes d’image. Les Grenadiers d’INEOS, comme les « loups de Wall Street » qui peuvent tout acheter. Lefevere, comme le manager qui a laissé filer son diamant brut sans réussir à le polir.
Et Remco Evenepoel lui-même, qui serait le coureur qui a déclaré plusieurs fois son amour à sa meute de loups bleus avant de lui planter un couteau dans le dos. Selon Lefevere, le coureur l’aurait déjà contacté pour le « rassurer » qu’il resterait chez Quick-Step). Et comme on l’a dit plus haut, pour le Roularien, la parole donnée est sacrée.
Si Evenepoel devait forcer un départ, il détruirait d’un seul coup toute la cote de sympathie qu’il a acquise dans son propre pays ces derniers mois. Même si ce ne serait pas le premier athlète de haut niveau à considérer ce préjudice d’image comme un « dommage collatéral » pour obtenir x millions d’euros supplémentaires par an.
Mais nous n’en arriverons (probablement) pas là. Avec ou sans concession financière de Patrick Lefevere et de ses sponsors.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici