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Tadej Pogacar, le suspect idéal ?

Fabien Chaliaud Journaliste

Le coureur slovène a assommé ses adversaires lors des deux étapes alpestres. Les images de ses ascensions sur le grand plateau dans les cols de Romme et de la Colombière sous les regards interloqués des concurrents qu’il dépassait ont forcément marqué les esprits et semé le doute sur les performances d’un coureur dans une épreuve à l’héritage pas toujours reluisant. Tentative d’autopsie.

Si les deux dernières années, les Alpes avaient joué le rôle d’arbitre de la troisième semaine du Tour de France, elles devaient en théorie offrir cette fois-ci un programme plus digeste par rapport aux Pyrénées, placées dans la semaine décisive.

Sauf que la pluie s’est invitée dans le massif alpin ce week-end pour rincer les forces de tout le peloton à l’exception d’un homme : Tadej Pogacar. Mis en difficulté le vendredi lors d’une étape folle entre Vierzon et Le Creuzot, le tenant du titre n’était pas attendu en jaune avant dimanche vu le profil d’une première étape alpestre encore abordable pour un Wout Van Aert possédant près de 4 minutes d’avance sur le dernier vainqueur du Tour.

Mais quelque peu vexé par le coup de Trafalgar de la veille, le jeune Slovène a décidé que l’attaque serait sa meilleure défense. En se dressant sur ses pédales à 30 km de l’arrivée, Tadej Pogacar partait pour un incroyable numéro, réduisant tous ses adversaires au silence, même un Richard Carapaz qui a pu suivre quelques centaines de mètres son rythme diabolique. Sur le grand plateau et malgré un vent de face dans la dernière ascension, le visage enfantin et presque pas essoufflé de Pogi contraste avec ceux de ses adversaires, marqués par la douleur et jetant un regard interloqué sur son développement. Une démonstration d’une écoeurante facilité qui pose évidemment question et jette encore l’opprobre sur une épreuve victime de son héritage pas toujours reluisant.

EN FRANCE, LE VAINQUEUR A MOINS LA COTE

Lance Armstrong, Floyd Landis ou Christopher Froome, autant de noms qui ont déchaîné les passions sur le Tour depuis 1999. Si les deux américains ont été rattrapés par la patrouille, aucune preuve officielle n’a pour l’instant entaché les quatre titres du Kenyan blanc, désormais réduit au rôle de coureur lambda sur cette Grande Boucle. Habitué à gifler ses adversaires sur les premières étapes de montagne, Froome était cette fois l’un des premiers à décrocher sur la route vers le Grand-Bornand. De quoi le rendre plus sympathique pour certains de ses anciens détracteurs. Un premier biais qui explique en partie pourquoi Pogacar est déjà exécuté avant d’être jugé devant un tribunal non-populaire.

Les dominateurs n’ont jamais suscité l’admiration et en particulier sur la course hexagonale. Quel meilleur exemple que celui du grand-père de Mathieu van der Poel. Raymond Poulidor n’a jamais porté la précieuse tunique jaune en 14 participations à la grand-messe de juillet. Sa popularité est pourtant bien plus grande que celle de ses rivaux Jacques Anquetil ou Eddy Merckx. A se demander si ses partisans n’auraient pas fini par changer d’avis à son sujet s’il s’était paré un jour du plus beaux des maillots. Jan Ullrich suscitait aussi l’aversion des spectateurs lorsqu’il écrasa le Tour de 1997. « On était parti pour dix ans de domination du rouquin allemand » comme le crient quasiment à chaque fois les spécialistes dès qu’un jeune coureur ramène le jaune à Paris. Battu par Marco Pantani l’année suivante après une étape dantesque sur la route des Deux Alpes, puis dauphin vaillant du « méchant » Lance Armstrong, le coureur de Rostock était devenu apprécié des fans alors que l’affaire Fuentes a révélé qu’il était lui aussi adepte de potion magique comme son rival américain. L’exemple de perception entre Roglic et Pogacar en septembre 2020 et juillet de cette année va d’ailleurs dans le même sens. Le vaincu, meutri dans sa chair, apparaît d’office plus sympathique et humain.

Michael Woods, cinquième du Tour de Suisse, est dépassé tel un cyclo par Pogacar et possède à peine le temps d'observer le développement de son adversaire.
Michael Woods, cinquième du Tour de Suisse, est dépassé tel un cyclo par Pogacar et possède à peine le temps d’observer le développement de son adversaire.© iStock

LESÉPOQUES ONT CHANGÉ

Lorsqu’en 1969, Eddy Merckx, déjà de jaune vêtu, assomme le Tour après un solo de 140 kilomètres conclu avec près de 8 minutes d’avance sur le reste du monde, personne ne crie à l’imposture ou à la tricherie. Le monde est ébahi devant la force phénoménale de ce coureur belge plein de panache. Le 8 juillet, on fêtera les 50 ans du raid de 60 kilomètres de Luis Ocana à Orcières-Merlette. Le grimpeur espagnol avait réduit en miettes la concurrence reléguant même le roi Eddy à 9 minutes ce jour-là. Encore une fois, ce n’est pas le doute qui allait saluer la performance du Castillan, juste de l’admiration.

Evidemment, le cyclisme des années 70 peut difficilement être comparé avec celui d’aujourd’hui. Le niveau global du peloton était moins dense qu’aujourd’hui et un fossé séparait les quelques cadors du reste. A une époque où le professionnalisme n’était pas encore la norme, le suivi médical était nettement plus sommaire, les datas, capteurs de puissance et marginal gains étaient totalement inconnus. Les écarts conséquents choquaient donc moins qu’à l’heure actuelle.

Ce cyclisme fait de bravoure et d’instinct est souvent regretté par les supporters à l’heure où le calcul, le contrôle et les oreillettes sont devenus les atouts indispensables de la victoire au coeur des deux décennies écoulées. Si les attaques incessantes, surpuissantes et pleines d’audace des Mathieu van der Poel, Wout Van Aert ou Julian Alaphilippe semblent remporter l’adhésion du public, les velléités offensives de Tadej Pogacar refroidissent l’ardeur populaire alors que son uppercut, porté à son trop calculateur compatriote Primoz Roglic sur les pentes de la Planche des Belles Filles, était considéré à l’époque comme un vent de fraîcheur soufflé par une jeunesse hyper talentueuse et décomplexée. Mais pourquoi ?

Au-delà de l’évolution technique, c’est surtout l’industrialisation du dopage née au début des années 90 qui a aussi changé la perception. Les idoles d’avant n’hésitaient pas à consommer des produits interdits: Eddy Merckx fut contrôlé trois fois positif dans sa carrière, Jacques Anquetil ne se cachait pas de prendre certaines substances et même l’immaculé Poulidor avait avoué à demi-mots, en se pensant hors-caméra lors d’une interview accordée à Cash Investigation, avoir pris quelques amphétamines. Mais ce dopage ressemblait à de la « bricole » et avait pour ambition première de repousser les limites sans modifier le rapport de forces là où celui des années 90 transformait un mulet en pur-sang.

Pendant que Tadej Pogacar semble en balade, Geraint Thomas fait la grimace derrière lui. Le Gallois à l'épaule meurtrie par une chute il y a quelques jours, est pourtant le vainqueur de l'édition 2018.
Pendant que Tadej Pogacar semble en balade, Geraint Thomas fait la grimace derrière lui. Le Gallois à l’épaule meurtrie par une chute il y a quelques jours, est pourtant le vainqueur de l’édition 2018.© iStock

L’EXCEPTION DU TALENT HORS-NORMES

Difficile dans ce contexte de s’enthousiasmer pour des champions dont on ne sait jamais vraiment s’ils sont portés par des capacités athlétiques hors du commun ou bonifiés par une pharmacopée à la pointe. Cependant, la perception du tricheur reste aussi celle qu’on veut bien lui donner. Armstrong, miraculé du cancer, qui revient dominer la planète vélo, c’est trop beau que pour ne pas être louche. Wiggins, le rouleur devenu grimpeur, ce n’est pas possible. Froome, libéré d’une maladie parasitaire passe de l’ombre à la lumière à force de travail, c’est trop gros. Du coup, le coureur dominateur dans les catégories d’âge qui poursuit sur sa lancée chez les professionnels apparaît plus crédible selon certains observateurs.

Tadej Pogacar appartient à cette catégorie. Il a remporté le Tour de l’Avenir en 2018, tout comme Egan Bernal l’année d’avant. Il a enchaîné avec une troisième place sur la Vuelta pour sa première année chez les pros. Pas de doute, il s’agit donc d’un phénomène de précocité. Il n’est donc pas étonnant qu’il se révèle rapidement sur la plus grande épreuve du monde. Sauf que ces considérations n’ont pas tenu très longtemps pour ceux qui les ont défendus…

LA CULTURE DU DOPAGE SLOVÈNE

La Slovénie n’est pas une terre de cyclisme, mais plutôt de ski. C’est pour cette raison que Primoz Roglic a d’abord embrassé une carrière sur les tremplins avant de se réorienter vers la petite reine. Quelques coureurs se sont bien illustrés avant la génération actuel: Janez Brajkovic, Grega Bole ou Simon Spilak. Ils ont bien réussi quelques coups d’éclats à l’image des deux Tours de Suisse et du Tour de Romandie gagnés par le dernier cité. Mais globalement, les exploits des Slovènes sont restés marginaux et entourés de l’ombre du dopage.

L’Opération Aderlass ou « Opération Saignée » en version française : un nom qui a secoué le monde du sport en Allemagne. Des athlètes issus de différentes disciplines ont été accusés d’avoir bénéficié de transfusions sanguines chez le docteur Mark Schmidt et parmi ceux-ci certains slovènes. Kristjan Koren et Borut Bozic sont accusés par le médecin d’avoir reçu ce type de traitement. La Slovénie a souvent été épinglée par le passé pour son laxisme en matière de lutte contre le dopage. Mark Schmidt avait expliqué se fournir dans ce pays et des coureurs de Rabobank avaient admis s’être procurés de la DynEPO auprès d’un ancien athlète slovène. Nul doute que les Roglic et Pogacar, pourtant jamais liés de près ou de loin à l’affaire Aderlass paient leur nationalité dans un climat de soupçon où le passeport semble être devenu une preuve de culpabilité pour certains ou une preuve d’innocence pour d’autres.

Pogacar avec son sulfureux directeur sportif Mauro Gianetti
Pogacar avec son sulfureux directeur sportif Mauro Gianetti© iStock

UN ENTOURAGE UAE QUI POSE QUESTION

Puisque l’affaire Aderlass n’a pas éclaboussé Pogacar, c’est au tour de l’entourage de l’équipe d’être dans la ligne de mire. Et l’on peut dire que celui-ci n’est en effet pas reluisant. L’expression chaudière désigne communément un coureur obtenant des résultats grâce à des produits illicites. Et lorsque l’équipe Saunier-Duval, du nom d’une marque de chaudières, se retrouve dans l’oeil du cyclone lors des affaires Ricco et Cobo, les blagues faciles fusent. La direction sportive de l’équipe se retrouve dans le viseur et deux hommes en particulier Joxean Fernandez Matxin et Mauro Gianetti.

Ce dernier avait terminé premier dauphin de Johan Museeuwlors de son sacre mondial de 1996 à Lugano. Il traine en effet une réputation sulfureuse avec comme point d’orgue un malaise dû à l’injection de produits interdits lors d’un Tour de Romandie en 1998. A l’époque, il court au sein d’une Française des Jeux déjà dirigée par Marc Madiot. Lorsque des centrifugeuses sont retrouvées dans le camion de l’équipe française, le directeur sportif admet savoir que ses coureurs prennent de l’EPO et qu’il essaie juste qu’ils ne se fassent pas prendre aux contrôles. Depuis, une certaine presse l’érige malgré tout en exemple de la lutte anti-dopage. A se demander pourquoi Gianetti, qui n’est certes pas un parangon de vertu comme le définissait le directeur du Tour Christian Prud’homme, n’a pas pu bénéficier de la même clémence ?

Car depuis son arrivée à la tête de la formation UAE, le bilan du duo Gianetti-Matxin est loin d’égaler les résultats de Dave Brailsford quand il a pris la tête de l’équipe Sky. En quatre ans, seul Tadej Pogacar a permis à la formation des Emirats de gagner des courses de renom. Les Kristoff, Rui Costa et Ulissi ont bien remporté quelques petits bouquets intéressants mais sans briller pour autant sur les courses importantes du calendrier. Quant aux venues en grandes pompes de Dan Martin et de Fabio Aru, elles ressemblent plus à des flops qu’autre chose. Etonnant pour une équipe qui serait autant à la pointe du dopage.

Depuis deux ans, l’équipe semble avoir changé son fusil d’épaule en se tournant vers les courses de juniors pour dénicher ceux qui écriront le palmarès du cyclisme de demain. Pogacar est le premier et un phénomène espagnol nommé Juan Ayuzo pourrait déjà être son successeur. Mais rien ne laisse pour autant penser que la potion magique dans le biberon serait plus efficace que dans des veines déjà bien remplies. Et que cela expliquerait une telle domination d’un coureur qui dispute seulement sa troisième saison professionnelle.

Tadej Pogacar vient de lâcher Carapaz dans le col de Romme
Tadej Pogacar vient de lâcher Carapaz dans le col de Romme© iStock

POGI A-T-IL VRAIMENT VOLÉ DANS LA COLOMBIÈRE ?

Si les éléments contextuels amplifient le sentiment de culpabilité autour de Tadej Pogacar, l’on peut aussi se pencher sur les performances brutes du coureur slovène sur ces étapes alpestres pour tenter de trouver des éléments de réponse. Sur le col de Romme, Pogacar a pulvérisé de 24 secondes le précédent record que détenait Sebastian Reichenbach sur Strava depuis août 2020. Ce sont surtout les trois derniers kilomètres du Slovène qui impressionnent et coincident avec son attaque violente et sa montée sur le grand plateau lors de laquelle il a pris 51 secondes sur un grimpeur aguerri comme Carapaz, soit… 17 secondes du kilomètres.

Sur les 7,5 km à 8,5% de moyenne de la Colombière, celui qui n’était encore que maillot blanc va quasiment maintenir le même régime avec 16 secondes par kilomètre de mieux que son rival équatorien. Sauf que celui-ci, sans doute touché moralement par le fait de pas avoir pu suivre le leader de l’UAE, a sans doute un peu perdu le rythme puisqu’il sera rattrapé par le groupe des poursuivants. Pogacar en avalant un à un tous les échappés (14 au total à l’exception de Dylan Teuns) va accentuer cette impression de surpuissance surtout qu’il se retrouve seul, sous la pluie et avec un vent de face.

Des conditions bien différentes de 2018 lorsque Steven Kruiswijk réalisait le meilleur temps quelques secondes devant Romain Bardet et Alejandro Valverde selon les données de Strava. Les trois hommes avaient rejoint un petit groupe et ceux-ci avaient monté le col ensemble, ce qui atténuait quelque peu l’effet du vent que Pogacar aura pris dans le visage pendant toute l’ascension. Cela n’empêche pas le Slovène de 22 ans de se réaliser un chrono à peine inférieur à celui de Kruiswijk.

Pogacar en jaune jusqu'à Paris ?
Pogacar en jaune jusqu’à Paris ?© iStock

LES CONTRÔLES RESTENT LES SEULES PREUVES RECEVABLES

Les chiffres d’ascension ne semblent donc pas prouver de manière irréfutable que Tadej Pogacar a écrasé la concurrence aussi outrageusement que l’impression visuelle le laisse penser. Cependant, le fait d’avoir effectué ces ascensions seul rend la performance très impressionnante surtout au vu du développement qui indique une réserve de puissance assez phénoménale. La frontière entre le talent hors-norme et le tricheur ne peut donc pas être dessinée avec un trait assez épais.

Lors de la journée de repos, le nouveau maillot jaune a été confronté aux doutes qui l’entourent. Il y a répondu avec calme et détermination : « Quelques personnes ont déclaré que ma victoire de l’année dernière était seulement basée sur un-contre-la-montre. À tous ceux-là, je veux démontrer comme je suis bon. Je veux montrer au monde tout ce dont je suis capable. Si quelqu’un ne me croit pas, je veux lui prouver le contraire. C’est dans ma nature. »

Pogacar rimerait donc seulement avec revanchard. « Il y a énormément de contrôles antidopage. Hier par exemple. J’ai eu trois contrôles sur la même journée. Deux avant le départ de l’étape et un à l’arrivée. Je pense que c’est le moyen de leur montrer qu’ils ont tort. »De toute façon, il lui sera toujours difficile de prêcher sa bonne foi auprès de personnes convaincus de sa culpabilité. C’est bien le problème dans un sport et dans une épreuve dont il paie sans doute aussi le lourd héritage.

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