Pourquoi le sprint de Wout van Aert peut lui offrir le titre de champion du monde?
Wout van Aert (27 ans) est le seul coureur capable de rouler et sprinter seul. En réalité, le Campinois sprinte comme un spécialiste du chrono: son corps reste immobile, sans aucun mouvements latéraux, ce qui lui offre un avantage aérodynamique. Mais à quel point? Le professeur Bert Blocken de l’Université technique d’Eindhoven et de la KUL, l’explique en exclu à Sport/Foot Magazine.
L’histoire commence en août 2020, quand Wout van Aert bat Julian Alaphilippe au sprint sur la Via Roma, et s’adjuge Milan-Sanremo. Sa position sur son vélo nous frappe: il sprinte en ligne droite, le buste bien compact, en se contentant d’écarter légèrement les coudes. C’est d’autant plus remarquable qu’Alaphilippe, lui, oscille de gauche à droite, les coudes largement écartés. On revoit la même image un mois plus tard au Tour de France, quand le Belge prend la mesure des sprinteurs, tel un rouleau compresseur immobile. Il a réédité cet exploit à huit reprises cette saison, notamment au récent Tour de Grande-Bretagne ( voir encadré).
Comment Van Aert parvient-il à un tel résultat? Notamment grâce à son passé en cyclo-cross. Après un virage, les spécialistes du cross se redressent rapidement. Ils se balancent sur la boue, l’herbe ou le sable et jouent avec leur centre de gravité. Ils placent la bonne quantité de puissance sur leurs pédales sans que leur roue arrière ne dérape, à la façon d’un pilote de motocross qui ne doit pas utiliser tous les chevaux de son moteur pour rouler sur des surfaces meubles. Il s’agit de développer la bonne puissance, à la bonne cadence, avec le bon braquet.
Un art que Van Aert maîtrise à la perfection. S’il reste aussi stable en pleine accélération, c’est notamment grâce à la robustesse de son tronc. Il entretient sa musculature toute l’année par des exercices de stabilité. Lorsque l’effort est au maximum, comme en sprint sur route, ses puissants fléchisseurs de hanche lui permettent de placer la bonne puissance sur les pédales, sans perte de force et dès le premier mètre. Il creuse ainsi un écart immédiat et maintient une vitesse constante jusqu’à la ligne d’arrivée, sans fléchir.
Sa position en sprint lui apporte-t-elle un réel avantage aérodynamique? Nous avons posé la question l’année dernière pendant le Tour au professeur Bert Blocken, qui travaille à l’Université technique d’Eindhoven et à la KUL. C’est lui qui fait passer des tests en tunnel à vent aux coureurs Jumbo-Visma. À l’époque, sur base des images, sa première réaction était la suivante: « Wout sprinte comme un spécialiste du chrono. Il est compact, bras et épaules rentrés, très horizontal. Cette position lui permet toutefois d’exercer une puissance maximale sur les pédales. Sa stabilité limite le courant d’air horizontal dans son sillage et diminue son exposition à la résistance de l’air. La différence entre la surpression devant et la sous-pression aspirante derrière lui est limitée. Caleb Ewan, qui a un sillage vertical très bas, adopte également une position intéressante. Il parvient à s’appuyer sur son guidon grâce à sa petite taille (1m65). C’est plus difficile pour Wout, qui mesure 1m87, mais sa position compacte en sprint lui offre un avantage sur les coureurs qui se balancent de gauche à droite, comme Alaphilippe. Ceux-ci augmentent et élargissent le courant d’air et initient automatiquement plus de résistance. »
Notre demande et son explication ont attisé la curiosité du scientifique qu’est Bert Blocken: quel serait l’avantage exact apporté à Wout Van Aert par sa position en sprint? L’été dernier, avec son équipe universitaire à Eindhoven, il a donc entamé une étude scientifique pour répondre à cette épineuse question. Voici le compte-rendu exclusif des dernières mesures et des résultats dans le tunnel à vent d’Eindhoven.
Des semaines de calculs
Le principal obstacle de l’étude? Construire un outil de mesure pour le tunnel à vent qui puisse simuler de manière contrôlée le mouvement latéral du coureur, en fréquence (le nombre de mouvements par seconde) et en amplitude (la distance maximale de ces mouvements). « Ce n’est pas une tâche évidente », raconte Gert-Jan Maas. Il y a consacré pas moins de 120 heures de travail, avec ses collaborateurs de l’Equipment and Prototype Center du TU Eindhoven. « Je vais vous épargner les explications techniques mais en résumé, c’est un bloc d’aluminium avec un plateau de couverture en acier, deux ressorts à lames mus par un moteur et un volant plus une balance stable dotée d’un senseur qui mesure très précisément la puissance horizontale. Là-dessus, nous avons monté la poupée jaune d’un coureur, sur une échelle de un sur quatre, à l’aide d’une imprimante en 3D. Pas à la taille du corps, pour limiter les coûts, même si nous parlons quand même de 2.500 euros. Rien que pour cette poupée, hein. »
L’appareillage a été réalisé en six semaines. L’étape suivante de l’étude a alors pu commencer: les fameuses simulations CFD (Computational fluid dynamics), basées sur le sprint entre Wout van Aert et Julian Alaphilippe à Milan-Sanremo 2020. « Ce sont des calculs extrêmement complexes réalisés par différents petits ordinateurs, car il est très difficile d’obtenir un modèle mathématique », raconte Bert Blocken. « Certains calculs ont pris cinq semaines. Les comparaisons des courants d’air, en pression et en vitesse, ont été effectués par rien moins que 35 millions de points de calcul placés autour du coureur. En plus, nous avons travaillé par étapes d’un millième de seconde. Calculer un sprint de quinze secondes à différentes fréquences et amplitudes prend donc énormément de temps. »
À côté de ces simulations informatiques, ils ont effectué des mesures dans le tunnel à vent. Nous avons pu voir la dernière lors de notre visite, y compris les rayons laser et une machine produisant de la fumée pour bien marquer les flux de l’air. « Ces mesures ont duré deux jours. C’est une méthode différente que celle utilisée via l’ordinateur, mais elle était indispensable pour nous assurer de la validité du résultat. Ceci est une étude scientifique, pas une devinette », précise Blocken.
Le résultat final? « La différence de résistance de l’air entre un Wout van Aert qui sprinte en restant stable, avec un écart maximal de cinq centimètres de chaque côté, et un Alaphilippe qui oscille énormément, avec une amplitude de vingt centimètres, est d’environ 1%. Sur cent mètres, Wout gagne donc quatre centimètres, sur 200 mètres, son gain est de huit centimètres. Je m’attendais à un écart plus conséquent et c’est surtout dû au fait que nous avons opéré nos mesures à une vitesse de vingt mètres par seconde, soit 72 km/h. On voit alors que l’effet des mouvements latéraux, à une fréquence de deux hertz (deux fois un cycle de gauche à droite par seconde) reste limité. Le sillage n’a pas assez de temps pour gagner en largeur. Si on ramenait la vitesse à 30 km/h, l’effet serait nettement plus important.
Il ne faut toutefois pas sous-estimer cette écart: huit centimètres, ça fait souvent la différence en sprint. Regardez la photo-finish du sprint de Wout contre Tom Pidcock à l’Amstel Gold Race. Il a fallu une demi-heure au jury pour accorder la victoire à Wout. La différence d’amplitude latérale était moins flagrante que dans son sprint contre Alaphilippe, mais elle a quand même fait la différence entre victoire et défaite. »
Dimanche, donc, si Van Aert bat Pidcock, Alapahilippe ou Sonny Colbrelli, qui n’est pas plus stable que ceux-ci en plein sprint, vous saurez ce qui a fait la différence. Entre autres.
L’éveil du sprinteur
30 novembre 2014. Wout van Aert, alors âgé de vingt ans, s’adjuge le cross de Hamme en remontant Mathieu van der Poel d’un sprint phénoménal. Un mois plus tard, son entraîneur, Marc Lamberts, prédit ceci dans les colonnes du magazine Humo: « Wout fera mieux que se débrouiller dans un sprint massif. » Les aptitudes en la matière du Campinois sont déjà très élevées, raconte-t-il un an plus tard à notre magazine: il développe 1.500 watts en moyenne sur dix secondes. « J’entraîne énormément cet aspect avec Niels Albert (son coach en cross, à l’époque, ndlr). Sur une côte de 300 mètres: il est à moto et je le suis, à fond, jusqu’au-dessus. Cinq ou six fois de suite. »
Cette explosivité ressort également en 2017, quand Van Aert remporte le sprint au Tour des Onze Villes et au GP Pino Cerami. Pourtant, Lamberts doit le convaincre qu’il est capable de battre les coureurs les plus rapides au niveau WorldTour. Même si ses jambes sont fatiguées. Van Aert n’y croit pas vraiment. Chez Veranda’s-Willems, il tire souvent le sprint pour son coéquipier et ami Tim Merlier, très véloce.
Le déclic se produit au Criterium du Dauphiné 2019, quelques jours après avoir obtenu la garantie de pouvoir disputer son premier Tour de France. Le Campinois de Jumbo-Visma a un rôle libre dans les étapes plates, la sélection ne comportant pas de véritable sprinteur. « Essaie de survivre sur ces parcours vallonnés et si tu y parviens, jette-toi dans le sprint », lui demande l’équipe avant la première étape.
Van Aert termine troisième, derrière Edvald Boasson Hagen et Philippe Gilbert. Deux jours plus tard, nouveau sprint. Il est deuxième derrière Sam Bennett. Les deux fois, il a le sentiment qu’il aurait pu briguer la victoire, s’il avait eu un meilleur timing et un autre positionnement.
Il s’adjuge le contre-la-montre du quatrième jour et il triomphe le lendemain, dans l’arrivée en légère pente de Voiron. Van Aert démarre de loin pour battre avec brio Sam Bennett et Julian Alaphilippe. C’est sa première victoire au sprint en WorldTour. Le coureur Jumbo-Visma réalise enfin qu’il est capable de vaincre les meilleurs sprinteurs du monde. Plus tard, il dira au site Wielerflits.be que ce fut « un moment-charnière de ma carrière ». D’autant qu’il confirme au Tour de France suivant, en s’imposant dans l’étape en éventails d’Albi, qui reste par ailleurs dans les mémoires suite à la tête que faisait Elia Viviani, terriblement déçu par sa deuxième place. Le sprinteur en Van Aert était né.
Le développement du sprinteur
Même si Wout van Aert s’est découvert un grand talent en sprint au coeur de l’été 2019, il continue à miser sur les longues séances d’endurance, y compris dans les cols, en prévision des classiques, des championnats et des étapes de montagne du Tour. « Il a ainsi perdu 1% de ses fibres rapides, mais ça n’a pratiquement pas d’impact sur son sprint », explique son entraîneur, Marc Lamberts. « En plus, Wout exerce spécifiquement son sprint deux fois par semaine, pendant ses longues sorties. Six sprints de quinze à trente secondes, avec dix ou quinze minutes de repos entre chaque effort. »
Van Aert a remis le couvert avant le Mondial qui se déroule en Belgique, puisqu’il a mis l’accent principal sur la course en ligne et non sur le contre-la-montre de dimanche dernier. « Si Wout n’avait participé qu’au contre-la-montre, nous aurions davantage travaillé son wattage de manière à repousser son taux de saturation anaérobique, avec des blocs plus longs de quatre fois huit minutes juste au-dessus de ce seuil, mais nous y avons donc renoncé, car son explosivité est plus importante maintenant. »
Il a obtenu un rendement maximal au récent Tour de Grande-Bretagne, dont il a remporté quatre étapes, dans quatre sprints différents, d’une arrivée plate à une très raide. Pourtant, le Campinois n’a pas progressé depuis l’année passée ou 2019 en vitesse pure ni en wattage maximal. « Même pas depuis cinq ans », fait remarquer Lamberts. « La grande différence, c’est que Wout est devenu un coureur nettement supérieur, avec un énorme moteur. Du coup, surtout au terme d’une course épuisante, il entame le sprint avec beaucoup plus de fraîcheur que la plupart des coureurs, y compris les sprinteurs purs. C’est ainsi qu’il a même pris la mesure d’ André Greipel, qui a développé un maximum de près de 1.800 watts dans la dernière étape du Tour de Grande-Bretagne, un taux que Wout n’a pas atteint. Ça ne l’a pas empêché de gagner, avec une nette avance, parce qu’il a développé un wattage extrêmement élevé sur une durée plus longue de dix ou quinze secondes. »
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