Tadej Pogacar exulte: il a réussi un exploit hors-normes pour devenir champion du monde. © BELGA

Pourquoi «l’attaque stupide» de Pogacar était aussi un coup de génie

L’attaque de Tadej Pogacar semblait suicidaire, mais elle a porté ses fruits. Parce que tactiquement, le « coup de folie » n’était pas si mal joué.

Remco Evenepoel: «Bien sûr, nous avons été surpris. Je ne pensais pas que cela arriverait à ce moment-là, si tôt. Mathieu van der Poel et moi nous sommes regardés, et on s’est dit que c’était du suicide. C’est quelque chose d’anormal, mais Tadej avait une journée très spéciale ».

Mathieu van der Poel: «J’ai vu Pogacar attaquer et j’ai pensé qu’il gâchait ses chances. Ce n’était pas la solution la plus intelligente, mais il a prouvé le contraire.»

Sven Vanthourenhout: «Au briefing, nous n’avions pas envisagé ce scénario. Pendant la course, je craignais que Pogacar ne passe à l’attaque pour rejoindre le groupe de tête à un moment ou à un autre. Mais si tôt?»

Ni deux coureurs qui, par le passé, n’ont jamais craint les attaques loin de l’arrivée, ni un entraîneur national qui évoque tous les scénarios (apparemment) possibles à l’avance, n’auraient osé prédire que Tadej Pogacar ferait ses adieux au peloton à plus de 101 kilomètres de la ligne d’arrivée. Dans la Zurichbergstraße lors de l’avant-dernier tour, à 50 kilomètres de l’arrivée, pourquoi pas. Mais deux tours plus tôt? Ce n’était pas faisable.

On aurait dit que le joueur de poker en Pogacar avait fait tapis sans avoir regardé ses cartes. Après coup, il a lui-même parlé, avec le laconisme qu’on lui connaît, d’une «attaque stupide». Une attaque qui n’était d’ailleurs pas prévue. «Je ne sais pas moi-même à quoi je pensais. Je me suis laissé porter par le courant. Parfois, on fait des choses stupides. Parfois ça marche, parfois ça ne marche pas», a déclaré le Slovène.

Cette fois-ci, ça a marché, parce que Pogacar a des capacités physiques tellement exceptionnelles qu’il peut réussir une attaque de 2 heures et 16 minutes au total, dont près d’une heure et 15 minutes en solo. Mais aussi parce qu’il a bien choisi le moment de son attaque.

Pas d’Evenepoel dans les parages

Le plan de l’équipe slovène était pourtant d’attendre le dernier tour. Mais le leader a mis ce scénario à la poubelle bien plus tôt. Pogacar a remarqué, a-t-il dit après coup, qu’il n’y avait pas de contrôle dans le peloton. De plus, il avait son compatriote Jan Tratnik dans l’échappée. Et ce qu’il n’a pas dit: tous ses coéquipiers slovènes ont été lâchés dans le peloton, à l’exception de son fidèle coéquipier Domen Novak et de Primoz Roglic. Mais il n’est pas certain que ce dernier lui aurait été d’une grande aide.

Même bien avant l’arrivée, Pogacar risquait de se retrouver isolé face à des équipes plus fortes comme celle de la Belgique. Il a donc demandé à Domen Novak de mettre le rythme dans la Zurichbergstraße, laissant le peloton en file indienne aux abords du sommet après la section la plus raide. A noter: Remco Evenepoel, étiqueté à l’avance comme le seul capable de suivre Pogacar dans la montée, était à ce moment-là apparemment insouciant, roulant au-delà de la trentième position, soit bien trop loin. L’autre favori, Mathieu van der Poel, pointait en 17ème position.

Lorsque Novak s’est relevé, Pogacar a attaqué deux kilomètres plus loin, dans la montée de Witikon. Même à ce moment-là, Evenepoel et Van der Poel, ainsi que le Suisse Marc Hirschi, n’étaient pas proches. Leurs coéquipiers n’étaient pas non plus visibles. Pogacar l’avait remarqué, a-t-il raconté par la suite. Il en a profité pour détacher de sa roue les deux audacieux qui tentaient de le suivre (Quinn Simmons et Andrea Bagioli). En deux kilomètres à peine, il a ainsi engrangé 27 secondes.

Trois kilomètres plus tard, lorsque Pogacar a rejoint son coéquipier Jan Tratnik, il comptait déjà 40 secondes d’avance. Ce n’est que peu de temps après que l’on a pu apercevoir l’équipe belge qui avait commencé la poursuite dans le peloton. Notamment avec Victor Campenaerts, qui était en tête depuis de nombreux kilomètres. Cinq kilomètres plus tard, lorsque Pogacar a rejoint l’échappée avec Tratnik, l’écart était déjà d’une minute. Il restait alors 91 kilomètres à parcourir.

Pogacar contre les Belges

Tandis que Tratnik se démenait à l’avant, les coéquipiers d’Evenepoel ne parvenaient qu’à réduire l’écart à environ 50 secondes. Et puis Pogacar, après la perte de Tratnik, s’est freiné dans la montée pour emmener avec lui le Français Pavel Sivakov (son coéquipier au sein de l’équipe UAE Team Emirates). Ce dernier, peut-être en échange d’une belle prime de la part de l’équipe, s’est également montré disposé à coopérer (brièvement) par la suite.

Les Belges Victor Campenaerts, Quinten Hermans, Tim Wellens (dont l’implication dans la poursuite de son coéquipier de l’UAE Team Emirates était très courte) et Maxim Van Gils ont donc été définitivement sacrifiés. Jasper Stuyven avait déjà abandonné et Tiesj Benoot ne pouvait pas non plus jouer un rôle important. Du puissant bloc belge annoncé, il ne restait plus qu’Evenepoel à 72 kilomètres de l’arrivée. A côté de lui (finalement cinquième), seul Van Gils parviendrait même à franchir la ligne d’arrivée, à douze minutes.

Evenepoel était visiblement frustré par la piètre performance collective de son équipe. Il ne lui restait plus qu’à attaquer lui-même. Mais il n’a pas réussi à s’échapper. C’était déjà un signe qu’il n’avait pas de super jambes, ce qui n’est pas illogique après une longue saison. Mathieu van der Poel a pu suivre sans problème, mais il n’avait alors que Bauke Mollema pour le soutenir. Dans les autres équipes nationales, il ne restait plus que des coureurs isolés, ou tout au plus un duo.

Pas de poursuite coordonnée

C’est justement le génie de l’attaque imprévue de Pogacar: il a pu s’échapper sans que ses principaux rivaux, en raison de leur mauvaise position, ne puissent lui sauter dans la roue. Il a pu gagner jusqu’à une minute grâce au scepticisme d’Evenepoel et de Van der Poel, surpris («Tadej fait un mouvement suicidaire»). Et il a pu pratiquement isoler le Belge et le Néerlandais de leurs coéquipiers grâce au travail exemplaire de Jan Tratnik. Pogacar a ainsi évité un scénario où, plus loin dans la finale, il se retrouverait seul face à des blocs collectifs. Et donc potentiellement victime de son statut de grand favori, puisque tout le monde se tournerait vers lui pour contrer les attaques.

C’est une recette qu’il a déjà utilisée trois fois cette année: sur les Strade Bianche (81 km en solitaire), à Liège-Bastogne-Liège (34,4 km en solitaire) et au GP de Montréal (23,3 km en solitaire). A Zurich, il est «seulement» parti encore plus loin de l’arrivée. Avec sa condition physique supérieure, sa fréquence de pédalage élevée et son plan de nutrition strict -on pouvait le voir manger et boire fréquemment- il sait aussi qu’il peut tenir le coup physiquement. De plus, il sait que sans leurs équipiers déjà usés, les leaders des autres équipes ne travailleraient pas à l’unisson à sa poursuite. Et il ne serait donc pas seul face à une force écrasante.

Pogacar est-il une bénédiction pour le cyclisme?

C’est ce qui s’est passé: Evenepoel et Van der Poel se regardaient trop l’un l’autre, et les autres les regardaient. Seule la contre-attaque du duo Ben Healy et Tom Skujins a tenu la route, mais même eux n’ont pas pu rester en tête ou réduire l’écart sur Pogacar. L’avance de Pogacar n’a cependant pas augmenté et a constamment fluctué entre 35 et 50 secondes. Même lorsque Marc Hirschi a attaqué à plusieurs reprises dans le final, le Slovène a tenu bon. Cela s’explique en partie par le fait que tous les coureurs en chasse étaient à la limite de leurs possibilités et commençaient déjà à penser à l’argent ou au bronze.

Ce qui avait commencé comme une attaque instinctive, mais pas si stupide, a donc culminé dans le numéro le plus impressionnant de l’histoire du cyclisme moderne. De la part d’un nouveau champion du monde qui a rarement célébré une victoire avec autant d’exubérance et d’émotion. Comme si Pogacar lui-même était encore réellement étonné de ce dont il est capable.

Il a ainsi enfin réalisé son vieux rêve de conquérir le maillot arc-en-ciel. Non seulement car il est physiquement le meilleur coureur de ces 40 dernières années au moins, mais il fait aussi, à des moments clés, des choses auxquelles personne ne s’attend. Et il les exécute avec succès. Cela n’est donné qu’aux plus grands champions. Les comparaisons avec Eddy Merckx ne sont plus un sacrilège, même en Belgique, et c’est une victoire en soi. Ce n’est pas excitant à regarder, mais ce Tadej Pogacar reste une bénédiction pour le cyclisme.

Pour les concurrents, la question qui se pose est la suivante: comment allons-nous arrêter cet homme hors du commun? Ce sera très difficile, mais se coller à sa roue dès 101 kilomètres de l’arrivée peut être un début.

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