Pogacar fait le show à l'arrivée à Sienne. © BELGA

Pogacar intouchable, est-ce bon ou toxique pour le cyclisme?

Quand Tadej Pogacar a attaqué à 81 kilomètres de l’arrivée des Strade Bianche, le vainqueur était déjà connu. Ennuyeux? Peut-être. Mais surtout impressionnant.

« Il roule cinq kilomètres/heure trop vite pour nous ». La phrase ne vient pas d’un poursuivant de Tadej Pogacar sur les routes blanches du nord de l’Italie. Elle est sortie de la bouche de Frans Verbeeck, prononcée sur la ligne d’arrivée du Tour des Flandres 1975, et entrée dans la légende du cyclisme. À 104 kilomètres de l’arrivée, Verbeeck s’était aventuré dans le sillage d’un intenable Eddy Merckx, parti pour une chevauchée dont il avait le secret, et s’est évidemment fait dévorer par le Cannibale. C’est l’une de ces courses qui ont permis de créer l’adjectif « merckxien », qualificatif accolé aux victoires homériques.

Ce jour-là, la course n’était pourtant pas passionnante. Elle a juste été marquée par l’admiration unanime envers un coureur qui, pour une énième fois dans sa carrière, avait mis K.-O. ses adversaires au terme d’une longue chevauchée. De celles qui marquent l’histoire, comme l’ont fait Fausto Coppi ou Bernard Hinault, avant ou après lui.

Ces dernières années, on dirait que les « Merckxiens » sont de retour. L’adjectif revient de plus en plus souvent, pour qualifier des performances de Remco Evenepoel, Mathieu van der Poel ou Tadej Pogacar. Si le champion du monde néerlandais a appris à gérer ses pulsions, patientant généralement jusqu’à la dernière demi-heure de course pour décocher son uppercut dévastateur, on dirait qu’Evenepoel et Pogacar prennent un malin plaisir à être celui qui démarrera de plus loin. Le Belge a ainsi été sacré champion du monde en 2022 avec plus de deux minutes d’avance, a remporté deux fois Liège-Bastogne-Liège au terme d’un raid en solo et a débuté l’année 2024 par une attaque placée à 48 kilomètres de l’arrivée sur la Figueira Classic.

L’attaque annoncée de Pogacar

Fin observateur de la concurrence, également averti que le double vainqueur du Tour Jonas Vingegaard avait remporté toutes les étapes de la course espagnole Gran Camiño, Tadej Pogacar n’avait même pas attendu le départ de la course pour affirmer son ambition : « Remco et Jonas ont déjà impressionné, maintenant c’est mon tour », a-t-il ainsi déclaré avant les Strade Bianche. Son coéquipier Tim Wellens a d’ailleurs révélé que dès le briefing d’avant-course de l’équipe, il était déjà question d’une attaque sur les pentes exigeantes du Monte Sante Marie. Tant pis si les adaptations du parcours avaient désormais placé la difficulté à 80 kilomètres de Sienne. Pogacar l’a même annoncé avant la course. Ca pouvait ressembler à une plaisanterie, mais ce n’était pas le cas. Un peloton aminci par les conditions météo et une accélération de son équipe, un coup d’œil dans le rétro, un coup de propre sur les lunettes, et le Slovène fait décoller les watts, les fesses vissées sur la selle.

À peine sept kilomètres plus loin, Pogacar a déjà une minute et demie d’avance. Et à cinquante kilomètres de l’arrivée, il a porté cette avance à deux minutes et quarante secondes. Tom Pidcock a déclaré après coup que le groupe de poursuivants ressemblait au « gruppetto » d’une étape de montagne, avec des coureurs usés et fatigués. Pourtant, il y avait quelques noms ronflants du peloton dans le lot.

Pogacar, quant à lui, a eu le temps de sourire aux supporters, de chanter une chanson dans sa tête (après coup, il ne se souvenait plus laquelle), d’applaudir un ancien entraîneur et de savourer les acclamations de la foule sur les deux cents derniers mètres. Puis, juste après l’arrivée, il a levé son vélo en l’air. Comme s’il venait de terminer un entraînement, tranquille. Sans un signe de fatigue, contrastant avec des poursuivants qui semblaient sortis de l’au-delà.

Le soupçon

Si vous ne connaissiez pas le passé de Pogacar, si vous ne saviez pas que son talon d’Achille avait déjà été percé deux fois dans le Tour et qu’il était donc vulnérable, vous sentiriez la suspicion face à une suprématie aussi écrasante. C’est l’héritage du cyclisme, et nous ne devrions pas écarter complètement ce soupçon pour qui que ce soit. Toutefois, nous parlons ici du coureur polyvalent le plus impressionnant vu depuis plusieurs décennies, même si Jonas Vingegaard est peut-être le meilleur dans les grands tours.

Pogacar, qui n’a que 25 ans, devient également plus fort d’année en année. C’est pourquoi il attaque de plus en plus loin, comme dans les Strade Bianche. Tout simplement parce qu’il le peut. Et parce qu’il aime se demander comment il va gagner, et non pas s’il va gagner. Dès le moment où le Slovène a attaqué, on savait que personne ne le rattraperait. Ses « concurrents » ne se battaient que pour la deuxième place.

Ainsi, sur les réseaux sociaux, pendant son solo de deux heures, quatre minutes et dix secondes, on a eu l’impression que la course était ennuyeuse. Et elle l’était. Bien sûr, les amateurs de course préféreraient voir la bataille se poursuivre jusqu’à la Via Santa Caterina à Sienne, avant d’être balayée par une attaque dévastatrice du tourbillon Mathieu van der Poel, comme en 2021. On pourrait même dire que les gens n’attendent pas une course dont le vainqueur est déjà connu deux heures avant l’arrivée.

En revanche, on peut désormais regarder des courses avec Pogacar, Evenepoel, Van der Poel et/ou Van Aert et s’attendre à l’impensable jusqu’à quatre-vingts kilomètres de l’arrivée, voire plus tôt. Si cela se produit dans une course où un seul des « extraterrestres », comme les décrit si bien notre collègue Thijs Zonneveld, roule comme un surhomme, l’excitation disparaît rapidement. Mais même dans ce cas, la manière, la grandeur de leur performance et le fait de savoir que vous regardez un athlète exceptionnel et charismatique restent fascinants.

Pogacar et les autres, extraterrestres nécessaires

Il est évident que le cyclisme gagnerait à ce que Pogacar et ses adversaires participent davantage aux mêmes compétitions. Mais cela ne signifie pas nécessairement qu’une performance en solo de l’un d’entre eux soit une mauvaise chose. Les spécialistes le confirmeront : un sport vit grâce à des célébrités attrayantes, même si elles dominent très fortement. Plus précisément, si le gâteau est trop partagé, sans figures qui se détachent, le centre d’attention diminue. En athlétisme, en basket-ball, en golf ou en natation, Usain Bolt, Michael Jordan, Tiger Woods et Michael Phelps étaient autrefois hors catégorie. Et pourtant, les fans ont continué à regarder ces phénomènes avec admiration et en masse.

La spécificité du cyclisme est qu’il y a beaucoup plus de compétitions qu’un championnat d’Europe, une Coupe du monde ou des Jeux olympiques. Et que sur une saison de neuf mois, les stars sont plus dispersées. Surtout s’ils aiment cocher leur liste de grandes victoires case par case, plutôt que de vouloir gagner une course plusieurs fois. Elles savent aussi qu’elles doivent atteindre des sommets et s’entraîner avec plus de concentration que jamais si elles veulent battre les autres « extraterrestres ».

Mais lorsqu’ils s’affrontent, en duo ou à plusieurs, on peut se régaler d’un spectacle comme celui qu’ils ont offert l’an dernier lors des championnats du monde de Glasgow, du Tour des Flandres ou de Milan-Sanremo. Et comme nous le verrons encore cette année, dans les monuments, les grands tours, les Jeux et les Mondiaux.

Le fait qu’Evenepoel, Van Aert et Pogacar préparent ces rendez-vous avec des performances hors du commun ne fait finalement que renforcer l’attente de ces confrontations à venir. Des rencontres sur des terrains de chasse mythiques, où tout peut se passer, même quand il reste 100 kilomètres.

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