«On n’a pas encore vu le meilleur Jonas Vingegaard»
Ils ont commencé ensemble chez Jumbo-Visma en 2019. L’un en tant que coureur danois talentueux, mais encore inconnu, l’autre en tant qu’entraîneur ayant un passé en VTT. Cependant, ni Jonas Vingegaard (25 ans) ni Tim Heemskerk (45 ans) ne pensaient à l’époque que leur collaboration déboucherait sur une victoire au Tour de France, seulement trois ans et demi plus tard. Comment ce dernier a-t-il vécu cette ascension abrupte? Monologue.
«Jonas l’a dit lors du dernier Tour: il n’était pas encore professionnel lorsqu’il a rejoint Jumbo-Visma en 2019. Même s’il était déjà très fort à l’époque, il devait encore adopter une attitude pro dans de nombreux domaines. L’équipe lui a donné tout le temps dont il avait besoin pour le faire. Avec les jeunes coureurs, on ne peut pas franchir trop d’étapes à la fois.
C’est surtout la répartition de son temps qui posait problème. Jonas s’entraînait parfois le matin, parfois l’après-midi, sans grande structure. Il manquait également de connaissances en matière de nutrition: pendant ses longues séances d’entraînement, par exemple, il mangeait trop peu de sucres, et ses repas de récupération n’étaient pas non plus optimaux. En termes d’entraînement, j’ai également dû le prendre par la main au début. Il a bien respecté le schéma, mais il y avait peu de retour de sa part. Le dialogue est bien meilleur maintenant. Désormais, Jonas réfléchit par lui-même, il trouve spontanément de nouvelles idées. Pas encore comme TiesjBenoot (que Heemskerk entraîne aussi, ndlr), qui écrit parfois plusieurs feuilles A4 pour une discussion, mais Jonas note aussi souvent des mots-clés.
Jonas a dû progresser sur le plan mental, il a surtout dû apprendre à supporter la pression inhérente à son statut de leader.» Tim Heemskerk
Qu’il avait beaucoup de talent, je l’avais déjà remarqué en 2019, lorsqu’il a battu PavelSivakov et JaiHindley dans une étape difficile du Tour de Pologne. Son potentiel comme coureur de tour s’est révélé l’année suivante, lorsque Jonas a parfaitement assisté Primoz (Roglic, ndlr) dans les ascensions de la Vuelta, sans aucune «fuite d’énergie» lors de sa première course à étapes de trois semaines. Même lorsque, selon notre plan de course, il avait la possibilité de lâcher du lest, on pouvait voir qu’il avait encore des ressources. En particulier sur l’Angliru, où il a roulé en tête jusqu’à ce qu’il ne reste plus que sept hommes, Jonas a impressionné. Tout ça sans préparation spécifique, compte tenu de la saison Covid. C’était prometteur, donc.
C’est après l’étape de l’année dernière sur le Mont Ventoux qu’on s’est dit qu’il pouvait aussi gagner le Tour de France. Lorsqu’il a lâché TadejPogacar dans les derniers kilomètres en montée. Et ensuite, lorsqu’il n’a plus perdu de temps sur lui jusqu’à Paris. Et sans sa chute dans l’étape du Grand Bornand, où Pogacar a pris plus de trois minutes d’avance, Jonas aurait pu le suivre là aussi.
L’hiver dernier, nous avons donc élaboré un plan pour la gagne. En partant du principe que Jonas serait encore plus fort au Tour 2022, physiquement, mentalement et techniquement. Lors du stage d’altitude en février à Tenerife, ça se voyait déjà. Son coup de pédale m’a impressionné. J’ai alors réalisé qu’avec un peu moins de poids et avec quelques ajustements en mai et en juin, il pourrait survoler le Tour. C’était déjà le cas au Dauphiné, et on devait donc faire attention à ce que Jonas n’atteigne pas son pic de forme trop tôt. Mais finalement, notre timing était parfait: du départ à Copenhague, avec un contre-la-montre d’ouverture étonnamment bon, jusqu’au contre-la-montre de l’avant-dernier jour, il était top.
Quand Jonas a failli gagner à la Planche des Belles Filles, sur cette ligne d’arrivée très pentue qui convient mieux à Pogacar, j’ai su que c’était de bon augure pour l’étape-clé vers le Col du Granon. Par temps chaud, avec deux longs cols au-dessus de 2.000 mètres: des conditions délicates dans lesquelles Jonas excelle. Et où on savait que Pogacar serait potentiellement vulnérable. Surtout si on peut l’épuiser suffisamment, avec toute l’équipe. Ce plan a été exécuté de manière magistrale. Et Jonas a parfaitement terminé le boulot.»
«Il est introverti, mais il ne faut pas le voir comme quelque chose de négatif»
«Jonas est introverti et timide, mais il ne faut pas exagérer ou voir ça comme quelque chose de négatif. Au contraire, il prouve que l’on peut aussi devenir très performant avec ce trait de caractère. Ça a aussi ses avantages, hein. Jonas n’est pas celui qui hausse le plus la voix lors des discussions de groupe, mais quand il dit quelque chose, ça a du sens. Parce qu’il réfléchit toujours bien avant. D’ailleurs, l’une des raisons pour lesquelles les choses se passent si bien entre nous, c’est que je suis aussi un type introverti.
Jonas a dû travailler l’aspect mental. Surtout pour faire face à la pression en tant que leader. Une pression dont il a fait les frais lors du Tour de Pologne 2019, en prenant le départ de la dernière étape en tant que leader du classement général, après sa victoire d’étape. Lorsque vous vous trouvez dans une telle situation pour la première fois et que vous n’avez pas non plus connu ça dans les catégories de jeunes, ce n’est pas illogique, surtout pour votre première saison avec une équipe WorldTour.
On ne peut surmonter cette peur qu’en acquérant de l’expérience. À cet égard, la Settimana Coppi e Bartali de l’année dernière a été cruciale. Là, l’équipe a confié à Jonas le rôle de leader, en espérant qu’il dirigerait ses équipiers et qu’il serait performant. Résultat: deux victoires d’étape et la victoire au classement général. Un palier important de franchi. Grâce à la contribution de nombreuses personnes de l’équipe, mais aussi de sa femme, Trine. Jonas a appris à gérer le stress, il sait par exemple ce qu’il doit faire lorsqu’il est nerveux: discuter avec un coéquipier, écouter de la musique, appeler chez lui…
Primoz avait déjà dit en 2020, au sein de l’équipe, que Jonas avait le potentiel pour gagner un jour le Tour de France.» Tim Heemskerk
Au Tour de France, c’est ce qu’il a fait après de nombreuses étapes. Mais plus que de relâcher la pression, il s’agissait surtout de partager sa joie avec Trine et sa petite fille Frida. Jonas est avant tout un homme de famille, comme beaucoup de Danois. Le fait de pouvoir entendre et voir Trine et Frida lui apporte une grande tranquillité d’esprit, surtout lors des moments d’intense pression au Tour.
En cela, le killer qui est en lui est également remonté à la surface. Peut-être parce que Jonas a dû se mesurer à des gars beaucoup plus costauds dans sa jeunesse, dans des courses plates, avec des éventails, dans sa région natale du Jutland. Ça s’est déjà vu lors du Tour de Pologne 2019, où il a battu en toute confiance Sivakov et Hindley au sprint. Et aussi l’année dernière, lors du Tour de France, lorsque Jonas a osé attaquer Pogacar, que l’on disait intouchable, sur le Mont Ventoux.
Dans le dernier Tour, il est allé encore plus loin, en donnant le meilleur de lui-même dans les moments les plus importants, comme au Col du Granon. De nombreux coureurs peuvent le faire à l’entraînement, mais bloquent physiquement et mentalement lors d’une course. Pas Jonas. Cette concentration et cette volonté énormes, cette envie d’aller jusqu’au plus profond de lui-même, ont aussi beaucoup à voir avec l’accompagnement de Jumbo-Visma. Si vous bénéficiez d’un soutien optimal, avant et pendant le Tour, vous pourrez également tirer le meilleur de vous-même plus rapidement.
Je l’ai aussi remarqué dans les messages de Jonas pendant le Tour. Il disait souvent qu’il se sentait super bien. Sans être trop euphorique, il est resté très concentré. Même les jours de repos, la première question qu’il me posait était: Que puis-je faire exactement? Jonas sait que, même à ce moment-là, on lui donne des missions d’entraînement spécifiques, en fonction du parcours des prochaines étapes. Alors que beaucoup d’autres coureurs se contentent de faire une petite sortie, il a travaillé dur sur des intervalles en montée. Avec une seule idée en tête: gagner le Tour de France.»
«Il s’inspire de Van Aert, Benoot et Roglic»
«Wout est un leader naturel. Jonas s’est inspiré de lui, mais aussi de Tiesj Benoot: comment ils gèrent les situations de course, comment ils communiquent avec leurs équipiers dans et en dehors de la course, comment ils osent soulever des questions de manière critique…. Ainsi, Jonas a beaucoup grandi en tant que leader au cours des deux dernières années.
Wout et Tiesj sont également de grands professionnels, ils travaillent très dur et sont concentrés sur chaque étape. À cet égard, ils sont des exemples inspirants, tout comme Jonas l’est pour eux. Ils se poussent mutuellement à un niveau supérieur tout au long de l’année, dans la préparation, mais aussi dans les courses. Lorsque Wout se déchaîne dans la montée vers Hautacam dans le Tour pour lâcher Pogacar, Jonas ne peut rester insensible. Il est donc tellement reconnaissant qu’il offre sans hésiter la victoire à Wout dans le contre-la-montre final.
Jonas et Primoz s’entendent tout aussi bien. Primoz n’a pas peur du territoire, ne se sent pas «menacé» en tant que leader lorsque des jeunes montent dans l’équipe. Au contraire: il est toujours particulièrement respectueux, essaie de transmettre son expérience de leader, ainsi que son positivisme à ses coéquipiers.
Avec Jonas, il a immédiatement créé un excellent lien, surtout après la Vuelta 2020. Primoz a également déclaré au sein de l’équipe que Jonas avait le potentiel pour gagner le Tour un jour. Quand l’un des meilleurs coureurs du monde dit ça à un moment où Jonas n’avait pas encore franchi le pas vers le sommet, ça lui a évidemment donné un coup de boost mental.
Primoz et Jonas se souhaitent également beaucoup de succès. Vous avez déjà pu le voir lors du Tour du Pays Basque en 2021, lorsqu’ils ont tout fait pour ôter à BrandonMcNulty (équipierdePogacarchezUAE, ndlr) le maillot de leader lors de la dernière étape. «Si je ne gagne pas, alors toi tu peux gagner.» Avec succès, car pendant que Primoz roulait en tête vers la victoire d’étape et le classement général, McNulty a dû lâcher et Jonas a pris la roue de Pogacar.
Primoz n’avait pas non plus de problème avec le fait que Jonas soit co- leader du dernier Tour de France. Et d’attaquer Pogacar avec lui dans l’étape du Col du Granon, malgré la douleur résultant de sa chute dans l’étape des pavés (Roglic yétaittombélourdementsurl’épauleetledos, ndlr). Un moment crucial, car Pogacar a gaspillé beaucoup d’énergie. Si ça n’avait pas été le cas, Jonas l’aurait probablement aussi lâché sur le Granon, mais l’écart de presque trois minutes n’aurait pas été si important.»
«Il a résolu son problème de pieds plats»
«Ça peut paraître étrange pour un vainqueur du Tour, mais on n’a pas encore vu le meilleur Jonas. Il peut encore progresser dans de nombreux domaines – à petits pas, bien sûr. Il n’est peut-être pas possible de passer encore plus de jours en altitude, mais on peut peut-être affiner son entraînement et son alimentation. Dans quelle mesure devrons-nous nous concentrer davantage sur l’explosivité ou un seuil anaérobie plus élevé? Ça dépendra du parcours du Tour 2023: contiendra-t-il peu ou beaucoup de longues ascensions?
En ce qui concerne sa position dans le contre-la-montre, on devra refaire des tests en soufflerie, car l’UCI a modifié le règlement (notammentlapositiondesbrassurleguidon, ndlr). Peut-être pourra-t-on frapper un grand coup. Autre objectif: être moins malade, raison pour laquelle il n’était pas à son meilleur niveau lors des classiques wallonnes cette année. S’habiller mieux peut y contribuer.
Wout et Tiesj sont des exemples inspirants pour Jonas, comme lui l’est également pour eux.» Tim Heemskerk
Jonas a aussi parfois souffert de blessures mineures par le passé, en partie à cause de ses pieds plats. Il a résolu ce problème de manière préventive avec des semelles spéciales – non seulement dans ses chaussures de course, mais aussi dans ses chaussures ordinaires. Et avec des exercices pour renforcer ses pieds, ses tendons d’Achille et ses mollets. Il doit cependant les exécuter avec conviction, constamment. Pendant les périodes de vacances, c’est moins évident. Je sais maintenant qu’après une telle période de repos, il faut reprendre lentement pour éviter la surcharge. Et Jonas a appris qu’il devait signaler immédiatement la moindre douleur, pour qu’on ne force pas.»
«Un merci signifie tout pour moi»
«Lors d’une interview pendant le Tour de France, Jonas a dit que j’étais l’un des meilleurs entraîneurs au monde et qu’il appréciait chaque jour où nous travaillons ensemble. Bien qu’il ne me l’ait pas dit en face, j’ai trouvé que c’était un fameux compliment. Surtout la deuxième affirmation, parce qu’en tant qu’entraîneur, vous êtes surtout impliqué dans le processus quotidien vers un objectif. Après tout, je vois surtout Jonas pendant la préparation et les stages d’entraînement. Lors des courses proprement dites, je suis rarement présent.
Ainsi, je n’ai vu Jonas qu’après le Tour: à Paris, puis le mardi, lors de la célébration avec toute l’équipe dans notre centre de service à Den Bosch. S’asseoir là avec lui, dans le calme, se prendre dans les bras et entendre Jonas dire sincèrement merci, ça signifie tout pour moi. Et aussi pour Jonas. Surtout quand il a pu manger un hamburger que j’avais apporté, je voyais bien qu’il avait très faim (il rit).
Ce merci revient aussi souvent dans ses messages. Je ne désire rien d’autre, même si on m’a encore promis un maillot jaune. Dans mon bureau, il y a déjà un maillot blanc, du Tour de l’année dernière, et un maillot de leader de la Settimana Coppi e Bartali, la première course à étapes remportée par Jonas en 2021. Je l’ai reçu l’année dernière en décembre (il rit). Ces maillots m’aident aussi dans les moments où je n’ai pas trop le moral. C’est aussi pour ça que je me démène.
Malgré tout l’accompagnement et le coaching scientifique, je ressens également une forte connexion émotionnelle avec mes athlètes. Je trouvais étrange que MarcLamberts (l’entraîneurdeWoutvanAertetPrimoz Roglic, ndlr) n’ose pas regarder la télé pendant les moments importants, mais lors du dernier Tour, ça m’est arrivé également. Pendant l’étape vers le Col du Granon, je suis même sorti faire une promenade. Le stress (il rit)! Dans un café de Tignes, je n’ai regardé les images qu’après avoir reçu un message de ma femme: Jonas a lâché Pogacar! Ce n’est qu’alors que j’ai réellement pu apprécier.»
Pas de burn-out
«Il y a eu beaucoup de spéculations dans la presse sur le fait que Jonas aurait fait un burn-out après le Tour. Certains ont même fait des comparaisons avec TomDumoulin. Fortement exagérées, ces histoires. Oui, Jonas était fatigué, en partie à cause de toutes les obligations qui ont suivi au Danemark, mais c’est logique. C’est pourquoi on a décidé de faire l’impasse sur la Bretagne Classic. Sur ce parcours exigeant, il ne pouvait pas faire grand-chose avec une base d’entraînement trop limitée.
Ça lui a donné plus de temps pour se préparer tranquillement pour le Tour de Croatie et le Tour de Lombardie, via un stage de trois semaines dans le sud de l’Espagne. Un cycliste en burn-out n’aurait pas fait ça. En fait, le niveau atteint par Jonas après ce stage était très élevé. Pas un niveau pour le Tour de France, certes, car il ne revenait pas d’un stage d’altitude et pesait aussi un kilo de plus. En Lombardie cependant, seuls Pogacar et Mas se sont avérés trop forts. Et si Jonas n’avait pas explosé dans le Civiglio en tentant de combler son retard, il aurait peut-être encore terminé dans le top 5.
Ça n’a pas réussi, mais de cette façon, Jonas entrera dans l’hiver en bonne forme. Après ses vacances, il sera en mesure de construire à partir d’une base solide pour la saison prochaine.»
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