Tom Boonen à l’assaut des pavés belges en 2011, dans une côte du Taalenberg qui, depuis, a été surnommée le «Boonenberg». © GETTY IMAGES

Noir, jaune, route: les lieux mythiques du cyclisme belge

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Le cyclisme belge va très bien, et son succès est contagieux. D’ailleurs, on ne vénère pas seulement ses champions, mais aussi ses routes. Voyage toujours dépaysant et parfois rémunérateur au détour des pourcentages.

Ce sont des chemins qui serpentent. On pourrait y voir chaque virage comme un soulagement, car il empêche de mesurer la distance et la peine qui séparent encore chaque coup de pédale du sommet. Ce serait presque une distraction agréable si le changement de direction n’était pas systématiquement synonyme d’une route qui s’élève un peu plus. Ceux qui ont l’habitude de souffrir en selle n’ont alors qu’un conseil: regarder le sol, pour se voir avancer centimètre après centimètre. Penser à l’effort qu’on produit plutôt qu’à celui qui reste à fournir. Tant pis si vous manquez la stèle dédiée à Eddy Merckx dans la côte de Stockeu, passage incontournable d’un Liège-Bastogne-Liège que le «Cannibale» a remporté à cinq reprises. Ou celle en hommage à Claudy Criquielion dans un virage du mur de Huy qui porte son nom depuis 2015, référence à son attaque décisive face au Néerlandais Steven Rooks en 1989. Le «Crique» s’était déporté sur la droite de la route, où la pente n’était «que» de 23%, obligeant son rival à réagir à la corde, sur des pourcentages bien supérieurs (27%).

Dans les rares endroits où il daigne s’élever, le bitume belge est marqué par ses champions. En Flandre-Orientale, les huit hectomètres abrupts et pavés du Taaienberg ont été le cadre de tant d’attaques de Tom Boonen pour jauger la concurrence sur les classiques flandriennes qu’il est désormais surnommé le «Boonenberg». La côte de La Redoute, placée à environ une heure de l’arrivée de Liège-Bastogne-Liège, est un hommage grandeur nature à Frank Vandenbroucke. Son duel digne d’un western avec le champion italien Michele Bartoli, double vainqueur sortant de l’épreuve, lors de l’édition 1999 finalement remportée par le Belge, est resté dans les mémoires, et son visage est dessiné à même le sol au plus fort de la pente. Si Philippe Gilbert, pourtant élevé au pied des pourcentages de La Redoute, s’est plus souvent distingué de l’autre côté de la frontière linguistique dans le plus explosif Cauberg, le champion du monde 2012 n’est pas en reste en matière de louanges locales.

Ainsi, à Remouchamps, c’est sur le square Philippe Gilbert qu’a été érigé le R hotel, grand complexe hôtelier qui fait le plein chaque année au moment de Liège-Bastogne-Liège et attire le reste du temps des amateurs de la «Doyenne» des classiques du calendrier cycliste. Ouvert à la fin de l’année 2016, après une première pierre posée par le quintuple vainqueur du Tour de France Bernard Hinault, le complexe est une allégorie de la passion belge pour la petite reine. «Nous sommes dans une commune qui vit par le cyclisme», confie à l’époque l’administrateur délégué Jean-François Compère, le «R» qui baptise le bâtiment étant autant une référence à Remouchamps qu’à La Redoute. Au sein de l’établissement, on confie aussi que les clients présents pour enfourcher leur vélo sur le tracé de l’un des deux monuments belges du calendrier cycliste représentent un bon tiers de l’occupation. L’hôtel dispose d’ailleurs d’un accès privatif vers la côte de La Redoute, et bénéficie ainsi pleinement d’une clientèle en bonne partie puisée parmi la dizaine de milliers d’amateurs qui se risquent à affronter les gros pourcentages locaux chaque année.

«Rouler sur toutes ces ascensions, c’est quelque chose de magique.»

Hôtels et cyclo-cross

Parce que l’essentiel des grimpeurs d’un jour restent des compatriotes, la bonne santé du cyclisme belge –et l’essor du cyclotourisme lors de la crise sanitaire– ont joué un rôle majeur dans la réussite commerciale d’établissements de ce type. A l’autre bout du pays, la rénovation de l’Hostellerie Kemmelberg permettra dès le mois de mars 2025 de se loger à nouveau en haut du mont Kemmel, difficulté phare de la classique flandrienne Gand-Wevelgem. Une date choisie à dessein, puisque l’épreuve remportée l’an dernier par le Danois Mads Pedersen se disputera le 29 mars prochain, quelques jours avant le sacro-saint Tour des Flandres. Si le «Ronde» n’emprunte pas les pavés du point culminant de Flandre-Occidentale, le Kemmel n’a pas eu besoin du grand rendez-vous du calendrier cycliste flamand pour se faire une réputation. En 1950, quand les championnats du monde se disputent à Moorslede, le sacre du Belge Briek Schotte est marqué par les passages à 23% sur cette étroite et dangereuse route pavée, dont le versant emprunté par Gand-Wevelgem en 2016 est classé par le livre belge Cotacol (qui recense et détaille tous les monts du plat pays) comme la montée la plus difficile de Flandre.

Franck Vandenbroucke suscite une immense ferveur lors de l’édition 1999 de Liège-Bastogne-Liège. © GETTY IMAGES

La concurrence est pourtant rude en la matière. Il y a évidemment le terrible Koppenberg, proche de l’endroit où l’Escaut arrose Audenarde. Un mur d’à peine 600 mètres dont les pavés sont si rugueux et la pente si brutale que même l’immense Eddy Merckx est contraint de mettre le pied à terre pour en atteindre le sommet en 1976, quand le chemin s’invite pour la première fois au programme du Tour des Flandres. Retirée du parcours à deux reprises à cause de pavés trop dégradés, obligeant parfois l’ensemble du peloton à finir l’ascension à côté de son vélo, la côte est devenue un mythe pour les cyclotouristes, qui la craignent autant qu’ils rêvent de l’affronter.

Jamais bien loin quand il s’agit de faire des affaires, les organisateurs de courses du nord du pays ont profité de la légende pour y organiser, dès 1988, le Koppenbergcross, une épreuve du calendrier de cyclo-cross qui emprunte une partie de l’ascension et slalome dans les bois et champs environnants. Un rendez-vous fixé voici quelques semaines, le 1er novembre, avec une mise à prix légèrement au-delà des dix euros (sans compter l’accès aux fameuses loges VIP) qui remplit les poches des organisateurs dans un sport sur pédales où l’essentiel du spectacle peut encore se suivre gratuitement.

Quelle autre route aurait-elle attiré le Premier ministre en personne pour saluer sa rénovation?

Le magnétisme des géants des Flandres

Comme si la difficulté du Koppenberg faisait l’unanimité, ses 600 mètres sont le seul obstacle auquel il est possible d’échapper si vous prenez le départ de la «We Ride Flanders», le Tour des Flandres dédié aux cyclotouristes. Créé en 1992, ce rendez-vous des amateurs de la mythique classique flandrienne a rassemblé plus de 20.000 participants jusqu’à ce que la limite soit fixée à 16.000. Deux tiers des participants viennent de l’étranger, payant un voyage qui démarre parfois au Mozambique ou en Nouvelle-Zélande, en plus des 100 euros réclamés pour rouler l’intégralité de l’exigeant parcours. Pas de quoi surprendre Stijn Devolder, ancien champion de Belgique et double vainqueur du «Ronde»: «Rouler sur toutes ces ascensions, c’est quelque chose de magique. Quand j’étais enfant, les voir à la télévision me fascinait.»

L’émerveillement est visiblement contagieux, tout autant qu’international. Si l’éclosion de Remco Evenepoel a permis à la Belgique de reprendre partiellement le pouvoir sur Liège-Bastogne-Liège avec ses succès sur la «Doyenne» en 2022 et 2023, le Tour des Flandres traverse une période d’anomalie nationale. Malgré les années dorées de Greg Van Avermaet, puis l’arrivée spectaculaire au plus haut niveau de Wout van Aert, c’est un Philippe Gilbert en fin de carrière qui fut le seul Belge à s’imposer sur le monument des Flandres depuis le dernier succès de Tom Boonen, en 2012. Avant cela, seul l’incroyable triplé de l’Italien Fiorenzo Magni, entre 1949 et 1951, avait privé les locaux d’un succès pendant plus de deux éditions consécutives. Pire: les trois dernières années se sont même conclues sans un seul coureur belge sur le podium, aggravant encore la série de sept «Ronde» consécutifs sans victoire nationale.

Grâce à Lotte Kopecky, le cyclisme belge brille aussi chez les dames. © BELGAIMAGE

Le phénomène historique ne suffit pas à lancer un désamour local pour les célèbres monts des Flandres. Chaque année, le mur de Grammont, juge de paix de l’épreuve jusqu’au changement de parcours décidé en 2012, attire des milliers de cyclotouristes magnétisés par l’idée d’atteindre la chapelle Notre-Dame d’Oudenberg, point culminant d’un gros kilomètre d’effort. Par un lundi d’avril 2020, alors que toute la Belgique est confinée et que les classiques du printemps sont annulées, le jeune Remco Evenepoel compense l’impossibilité de courir son premier Liège-Bastogne-Liège en se lançant un défi: sans prévenir personne, de peur d’attirer un rassemblement de fans, le futur champion du monde gravit le «Muur» le plus célèbre des Flandres à 50 reprises. Un défi hors norme pour un endroit décidément pas comme les autres. Quelle autre route aurait-elle attiré le Premier ministre en personne pour saluer sa rénovation, comme cela avait été le cas en présence de Guy Verhofstadt, fan de la petite reine, au bout du mois de mars 2004?

Aujourd’hui, pour remporter le Tour des Flandres, le principal obstacle à dompter s’appelle «Oude Kwaremont». Le Vieux Quaremont, en VF, 2.200 mètres de souffrance progressive, entamée par six hectomètres sur le macadam avant d’affronter des pavés sur le reste de l’ascension. S’il y a encore le Paterberg quelques kilomètres plus loin, ce dernier est trop court pour marquer autant les esprits que son prédécesseur immédiat, dans un enchaînement que les coureurs doivent digérer à trois reprises sur le circuit final tracé par les organisateurs depuis une décennie. Toute la Flandre semble alors se rassembler autour de ces deux kilomètres pour admirer les champions. Surtout les siens.

Dans le Koppenberg, même Eddy Merckx fut contraint de mettre le pied à terre.

Age d’or et de houblon

Si le cyclisme semble retrouver une popularité inattendue auprès d’un public rajeuni en Belgique, c’est aussi grâce à l’essor d’une génération de coureurs qui fait à nouveau briller les couleurs nationales. Malgré les difficultés récentes de Wout van Aert, pourtant l’une de ses locomotives depuis cinq saisons, la Belgique n’a plus perdu la tête du classement mondial par nations depuis le mois d’avril 2022. Cette année, les fans noir, jaune, rouge de la petite reine ont ainsi pu fêter la victoire de Jasper Philipsen à Milan-Sanremo, trois victoires d’étapes au Tour d’Italie grâce à Tim Merlier, un exceptionnel doublé olympique de Remco Evenepoel, également sacré champion du monde du contre-la-montre, ou encore trois étapes grattées par Wout van Aert lors du Tour d’Espagne. Sans oublier un Tour de France exceptionnel avec cinq victoires d’étape (Jasper Philipsen trois fois, Remco Evenepoel et Victor Campenaerts), un maillot blanc de meilleur jeune et un podium final à Paris pour Remco Evenepoel, le premier pour un cycliste belge depuis Lucien Van Impe en 1981, soit 43 ans plus tôt. En y ajoutant la nouvelle saison exceptionnelle de Lotte Kopecky chez les dames, championne du monde et médaillée olympique en plus de ses victoires au Strade Bianche et à Paris-Roubaix, la popularité des cyclistes parmi les sportives et sportifs belges est au sommet.

Sur tous les pourcentages d’un pays pas si plat, ces succès ont un effet contagieux et des retombées médiatiques et financières qui attirent passionnés et investisseurs. De retour à Remouchamps, impossible de ne pas voir des cyclistes d’un jour prendre une pause sur la terrasse d’un café et déguster une Redoutable. Créée en 2016 par le Sprimontois Jean-Yves Jacqmin, grand amateur de cyclisme, la bière blonde affiche un taux de 9% choisi à dessein, en hommage au pourcentage moyen de la côte de La Redoute. Tant pis si son brassage a lieu à Binche, autre centre névralgique des amoureux du cyclisme en Belgique malgré l’absence de dénivelé remarquable. Le créateur reste bien ancré dans sa région, puisque c’est lui qui a suggéré à la société française Amaury Sports Organisation (A.S.O.), organisatrice de Liège-Bastogne-Liège mais aussi du Tour de France, de modifier le parcours de la «Doyenne» avec un passage par Cornemont avant le sommet de La Redoute. De quoi dynamiser la course, puis les affaires: sous un chapiteau installé par le comité local, à proximité d’un parking, des écrans diffusent la course pendant que les pompes font couler de la Redoutable. Parce que les routes qui serpentent assèchent visiblement les gosiers, même quand on ne fait que les regarder.

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