Netflix peut-il faire du cyclisme un sport à la mode?
Dans le documentaire Tour de France: au cœur du peloton, huit équipes ouvrent à Netflix les portes d’un cyclisme qui cherche à renouveler son public et à conquérir de nouveaux marchés.
Le mystère plane. Qu’est donc cette petite boîte noire à l’arrière de la casquette de Wout van Aert, tout juste vainqueur d’étape du dernier Tour de France? Lorsque le Belge descend du podium, la caravane pédale déjà vers des théories fumeuses. Certains évoquent une manière révolutionnaire de mesurer des données, voire de stimuler son cerveau. L’équipe Jumbo-Visma calme rapidement la rumeur: il s’agit simplement de la batterie du micro chargé de capter le moindre son des cérémonies protocolaires d’après étape. L’appareil a été soigneusement placé par les techniciens de QuadBox, un partenariat entre Quad Productions et Box to Box Films. En collaboration avec France Télévisions, les deux sociétés de production préparent une série documentaire pour Netflix, à diffuser en apéritif du Tour de France 2023. Ce 8 juin, le projet consacré au cyclisme débarque donc sur la plateforme de streaming. En plein Critérium du Dauphiné, course préparatoire par excellence de la Grande Boucle. Et ce n’est certainement pas un hasard.
Tour de France: Unchained, aux yeux du monde ; Au cœur du peloton, pour les oreilles françaises. A l’heure des spéculations, on évoquait pourtant le titre Ride to Survive, parallèle avec la série à succès consacrée à la Formule 1 et intitulée Drive to Survive. Il faut dire que le concept est sensiblement identique: un regard exclusif dans les coulisses de la meute à pédales grâce à des caméras embarquées sur les vélos, dans les bus des équipes, les voitures des directeurs sportifs et jusqu’aux chambres d’hôtel. Netflix voit dans cette immersion une façon d’élargir son catalogue de documentaires sportifs et d’attirer les amateurs de cyclisme. La petite reine, elle, cherche à mondialiser son public en lui ouvrant des portes jusque-là fermées à double tour.
Netflix doit permettre à la Grande Boucle de conquérir de nouveaux marchés.
Des docus sur pédales
Huit équipes se sont prêtées au jeu de cette levée du secret, parmi les 22 alignées au départ du Tour 2022. Chacun des huit épisodes est ainsi essentiellement consacré à une formation, prenant 45 minutes pour éplucher l’un de ses temps forts de la course. Celui sur Jumbo-Visma se focalise sur la lutte pour le maillot jaune du futur vainqueur Jonas Vingegaard, l’équipe Ineos Grenadiers est racontée à travers la victoire de son jeune prodige Tom Pidcock au sommet des lacets mythiques de l’Alpe d’Huez, les Belges de Quick-Step sont abordés sous l’angle de la surprenante victoire d’Yves Lampaert lors du contre-la-montre inaugural puis de la résurrection de Fabio Jakobsen, vainqueur d’un sprint deux ans après une chute qui avait failli lui coûter la vie sur les routes polonaises.
A en croire le producteur Yann Le Bourbouac’h, la série est «un mélange de documentaire et de cinéma, avec un focus sur des personnalités et leurs origines». Un pitch qui sonne bien, mais tant le titre que la bande-annonce charrient plus de clichés que d’inédit: un montage de coureurs qui exultent, tombent, crient ou prennent des risques en descente, soutenus par des directeurs d’équipe qui racontent à quel point la course la plus médiatisée au monde fait décoller leur taux de stress et d’adrénaline. «Vous êtes des soldats, des combattants. Quand vous épinglez votre dossard, vous devenez quelqu’un d’autre», entend-on dans la bouche de Marc Madiot, l’emblématique et parfois pathétique directeur sportif de l’équipe française FDJ.
De belles images, mais rien d’exceptionnel ou de surprenant pour les amateurs de cyclisme. A première vue, du moins. Reste à savoir si les huit épisodes offriront autre chose que des séries comme All-in (qui suit l’équipe Jumbo-Visma) ou Wolfpack (consacrée à Quick-Step), diffusées durant le printemps par le concurrent Amazon Prime, dans lesquelles les équipes tiennent la vedette et se laissent découvrir à travers les stages ou les courses de la saison écoulée. Des images généralement belles, parfois émouvantes, mais souvent trop policées pour être vraies. Les chutes sont évidemment au menu, avec leurs conséquences dans la chair et dans la tête, mais l’histoire reste chiche en intrigues ou en conflits, pourtant monnaie courante dans les équipes, y compris les plus victorieuses comme Jumbo-Visma ou Quick-Step. Dès 2020, la formation Movistar avait pourtant montré un spectaculaire exemple sur Netflix avec El Día Menos Pensado, une plongée exceptionnelle au cœur de la formation espagnole qui n’épargnait pas le spectateur des erreurs des directeurs sportifs et des coureurs. Catastrophique pour l’image de ces derniers, mais un vrai succès critique et public qui a offert une publicité de choix au sponsor ibère.
Un casting Netflix sans la superstar du cyclisme
Ce sens du mélodrame est la grande force de Drive to Survive, la très populaire série documentaire dédiée à la Formule 1. Lancée en 2019, elle est parvenue à convaincre des millions de téléspectateurs, touchant de façon inattendue un public rajeuni et féminisé. Une nouvelle cible conquise tant par les intrigues au sein des équipes que par la personnalité parfois trop méconnue des hommes derrière les pilotes. Moins par les aspects tactiques et compétitifs de la discipline – à peine abordés – que par les secrets de ces hommes passant l’essentiel de leur temps médiatique planqués à l’abri de leur casque. Puisque la tactique est omniprésente lors d’une course cycliste de trois semaines et concentre l’essentiel des discussions entre puristes, ceux-là pourront-ils être conquis s’ils découvrent, dans Tour de France: au cœur du peloton, un produit nettoyé de ces importantes considérations?
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Ils devront en tout cas faire sans la présence d’une équipe majeure, parmi les huit suivies: UAE Emirates. Son leader, Tadej Pogacar, double tenant du titre au départ du Tour 2022, fut pourtant l’un des trois personnages principaux de cette édition, avec Wout van Aert et Jonas Vingegaard. «Comment battre le Slovène» était d’ailleurs le fil rouge de la course la saison dernière. Malheureusement pour les spectateurs, le management de l’équipe trouvait qu’offrir un accès complet aux caméras de Netflix était «difficile sur le plan logistique». Surtout, les sponsors de la formation n’y voyaient pas de véritable plus-value, étant donné qu’UAE Emirates est principalement financé par les Emirats arabes unis. «Avec Tadej Pogacar, nous sommes déjà assurés d’avoir un retour publicitaire immense», justifiait-on au sein de la team. Le cyclisme a peut-être besoin de Netflix, mais pas UAE Emirates.
Cette exception rend hélas le plat incomplet. Un peu comme si un documentaire sur la Coupe du monde de football n’offrait aucune image de l’un des deux finalistes. Cependant, la première saison de Drive to Survive avait aussi été filmée sans immersion dans les coulisses de Ferrari et Mercedes. Pour les trois saisons suivantes, c’est le pilote Max Verstappen qui avait décliné, considérant la série excessivement dramatique. Grâce à la qualité du contenu, son absence n’a pas pesé sur les chiffres. Le Batave a fini par revenir, avec Ferrari et Mercedes, dans son sillage. Peut-être UAE Emirates changera-t-elle également d’avis en cas de saison 2?
Peut-on vraiment draguer le public avec un produit qui se passe de Tadej Pogacar?
Des pourparlers sont néanmoins déjà en cours avec les équipes, notamment au sujet des émoluments versés par Netflix. La première saison a offert 250 000 euros à ASO, la société organisatrice du Tour de France, et la même somme à France Télévisions. Quant aux huit équipes, elles se sont partagé 500 000 euros, soit 62 500 euros chacune. Des cacahuètes, en comparaison avec d’autres sports. Netflix rétorque que les retours commerciaux pour les sponsors ont aussi une grande valeur, des arguments suffisants pour convaincre huit équipes de signer pour la première saison, persuadées que cela aiderait le cyclisme à augmenter sa part du grand gâteau sportif mondial, hyperconcurrentiel. Là encore, c’est l’exemple de Drive to Survive qui appâte le cyclisme, lequel rêve d’un essor semblable à celui de la Formule 1 sur l’inaccessible marché américain et auprès des 18-24 ans.
Pourtant, le plan ne fonctionne pas toujours. Plus tôt dans l’année, Netflix a lancé Break Point, une série consacrée à la nouvelle vague de joueurs et joueuses de tennis, sans véritables retombées. Notamment parce que de grands noms comme Federer, Nadal ou Djokovic n’apparaissaient pas au casting, mais aussi parce que le produit tennistique en lui-même n’a pas changé et reste trop peu attractif aux yeux de la nouvelle génération. Sur les circuits de F1, la société Liberty Media – propriétaire du produit – a emprunté ce chemin, s’investissant en masse sur les réseaux sociaux et offrant de nouvelles formules de course plus résolument tournées vers des consommateurs toujours plus rapidement en déficit d’attention.
Les maux du vélo
Le cyclisme souffre des mêmes maux que le tennis. Malgré l’éclosion récente de talents spectaculaires comme Tadej Pogacar, Remco Evenepoel, Wout van Aert, Mathieu van der Poel et Tom Pidcock, il reste enraciné dans ses manières conservatrices. Un calendrier World Tour surchargé, couplé à un système de points terriblement compliqué, rend trop rares les confrontations entre les nouvelles vedettes du peloton. Et même quand elles s’affrontent, c’est toujours sous l’œil de caméras qui n’ont pas changé leur mise en images depuis des dizaines d’années.
Résultat: le public du cyclisme vieillit, en plus d’être limité en nombre. Daam Van Reeth, professeur en économie du sport à la KU Leuven, analyse chaque année ce phénomène. Selon lui, les classiques cyclistes et les étapes du Giro ou de la Vuelta n’attirent en moyenne que cinq millions de téléspectateurs dans le monde, dont un bon million en Flandre. «Paris-Roubaix est la seule classique qui atteint régulièrement une audience entre cinq et sept millions de spectateurs, principalement grâce aux deux millions de Français. Le Tour de France fait encore mieux, et se taille la part du lion en matière de revenus publicitaires pour les sponsors, souligne Daam Van Reeth. En moyenne, quinze à vingt millions de fans dans le monde regardent les étapes, voire 25 millions pour celles de montagne. En comparaison avec le football ou le basket, ces chiffres restent minimes. Le cyclisme demeure un sport de niche, excepté en Flandre et dans quelques régions d’Europe de l’Ouest.»
Selon le professeur de la KU Leuven, les chiffres du marché américain pour une classique comme le Tour des Flandres se limitent à quelques dizaines de milliers de téléspectateurs. Durant l’hégémonie de Lance Armstrong, le cyclisme avait pourtant bénéficié d’un boost important, retombé suite au scandale de dopage autour de l’Américain, le retrait de ses sept maillots jaunes et la radiation du palmarès. Les Tours de Californie ou d’Utah, apparus au calendrier mondial lors de ces années fastes, ont d’ailleurs disparu.
C’est là, et dans le reste du monde, que Netflix et le Tour de France doivent aider le cyclisme à devenir plus populaire. Pour y parvenir, la narration devra être plus convaincante que celle des séries consacrées aux équipes, afin de toucher un public plus mainstream tout en attirant les puristes. Dans un monde où les responsables des réseaux sociaux des équipes ne vendent que des histoires roses, épurées de toute polémique potentielle, les fans de sport sont plus prompts que jamais à se plonger dans des séries qui offrent un regard sans faux-semblant dans les coulisses de la discipline. Ceux qui y parviennent atteignent forcément la hype médiatique et génèrent argent et attention en masse pour la plateforme de streaming, mais aussi pour les athlètes et leur sport. Pour savoir si Tour de France: au cœur du peloton parviendra à atteindre cet objectif et à rejoindre Drive to Survive au sommet du genre, il faudra encore patienter. Mais le scepticisme est de mise, car pour que le sport soit mieux regardé, il faut surtout faire en sorte qu’il soit plus regardable.
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