Ne faisons pas de Wout van Aert un vainqueur potentiel du Tour de France
Après sa performance phénoménale sur ce Tour (et la 18e étape de ce jeudi), Wout van Aert doit-il viser le maillot jaune dans les prochaines années ? Non, il ne le doit pas. Parce que ce n’est tout simplement pas réaliste. N’en déplaise à certains.
Ici et là, des voix critiques se sont faites entendre. Était-il crédible qu’un sprinteur (ou du moins le maillot vert) puisse faire craquer un double vainqueur du Tour, Tadej Pogacar, sur le Hautacam ?
Il s’agissait de voix dissidentes isolées car les superlatifs lyriques sur Wout van Aert ont plu sur les réseaux sociaux (peut-être moins Français). De la désormais comparaison « mi-homme, mi-vélomoteur » à la plus originale « worth your weight in Wout van Aert » du journaliste néerlandais spécialisé dans le cyclisme Marijn de Vries.
Ou la belle métaphore venue de la plume du journaliste britannique William Fotheringham sur le fait qu’un grand tour dépend du nombre d' »allumettes » que vous brûlez et de la vitesse à laquelle votre boîte d’allumettes s’épuise. Avec la conclusion que Wout van Aert doit être né dans une usine d’allumettes.
Dans ce Tour, le Belge est passé à l’attaque presque tous les jours et quand ce n’était pas le cas, il a sprinté pour la victoire ou roulé pour épauler le porteur du maillot jaune Jonas Vingegaard. Parfois, c’était même une combinaison de tous ces éléments.
Avec comme résultat (pour l’instant) deux victoires d’étape, quatre jours dans le maillot jaune, le maillot vert (et peut-être un record de points) et une cinquième place au classement de la montagne.
Les derniers à réaliser tout cela : Bernard Hinault (1979) et Eddy Merckx (1969, 1971, 1972), bien qu’ils s’étaient aussi attribués la victoire finale. Aussi belle que soit cette statistique, les époques du cyclisme, même dans un passé pas si lointain, sont difficiles à comparer. C’est en partie pour cette raison que de nombreux arguments ne tiennent pas la route dans le débat du jour depuis sa folle étape d’hier: « Wout van Aert peut-il un jour gagner le Tour ? »
Beaucoup de « si »
Ce débat n’est pas nouveau, d’ailleurs. Lorsque le Campinois avait écrémé à plusieurs reprises le peloton des favoris lors du Tour de 2020, on a entendu, également à la télévision française : « van Aert, le futur maillot jaune ! ».
Même le sulfureux Johan Bruyneel a affirmé que c’était possible. Van Aert lui rappelait Bernard Hinault, parce que le Blaireau gagnait aussi des sprints massifs et était capable d’imposer un rythme meurtrier dans les ascensions. Bruyneel a également été le directeur sportif qui a convaincu Lance Armstrong, qui était un coureur de classiques avant son cancer, que le Tour était un objectif dans ses cordes (avec l’aide d’autres moyens aussi).
Deux ans plus tard pourtant, Bruyneel a pourtant changé d’avis et parle désormais d’un « projet trop grand et trop long, avec peu de garanties de succès ».
D’autres, en revanche, continuent à affirmer que c’est possible, après les exploits miraculeux de Van Aert dans ce Tour de France, notamment jeudi lors de la montée finale, classée hors-catégories, d’Hautacam.
S’il laisse tomber les classiques. S’il change d’équipe. S’ils construisent une équipe autour de lui. S’il perd de nombreux kilos, comme l’ont fait avant lui Lance Armstrong ou Sir Bradley Wiggins. Si ASO organise à nouveau plus de 100 kilomètres de contre-la-montre au menu du Tour (une remarque que certains appliquent aussi à Remco Evenepoel).
Peu importe à quel point ces « si » sont beaux et à quel point Van Aert est un formidable touche-à-tout : gagner le Tour, ou même monter sur le podium, cela reste un voeu pieux.
Trop de kilos à perdre
Marc Lamberts, le fidèle entraîneur de Wout van Aert, a déjà évoquée à plusieurs reprises cette question en expliquant les sacrifices auxquels son poulain devrait consentir. Selon lui, le natif d’Herentals devrait perdre trop de kilos pour pouvoir suivre Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar dans chaque étape de haute montagne.
Aujourd’hui, Van Aert pèserait environ 77 kilogrammes (peut-être un petit peu moins pour le Tour), le Slovène et le Danois en portent 10, voire 17 de moins. Pour son poids, WvA grimpe déjà exceptionnellement bien, mais il développe toujours 0,6 watts par kilo de moins qu’un Vingegaard ou Pogacar à leur seuil (quand un coureur passe dans le rouge). C’est une grande différence à ce niveau.
En tant que mésomorphe, qui produit facilement du muscle, il possède déjà un pourcentage de graisse d’à peine six pour cent. S’il descendait plus bas, il perdrait trop de muscles et perdrait de ce fait aussi de la puissance, avec toutes les conséquences que cela entraînerait.
Lance Armstrong en avait fait de même après son cancer : il est passé de plus de 80 kg à environ 70 kg. Miguel Indurain était aussi un « poids lourd ». Mais c’était une autre époque avec de gros soupçons de prise de produits dopants et d’EPO, même si elles n’ont jamais été prouvées.
Même la comparaison avec Bradley Wiggins, ancien spécialiste de la piste et de Paris-Roubaix qui a remporté le Tour 2012, n’est pas valable. Il a perdu 7 kg pour atteindre 71 kg, alors qu’il a la même taille que Van Aert (1m90). Mais il a été au bord de l’anorexie pendant des mois. Il était surnommé Twiggo par ses coéquipiers, car il était aussi maigre qu’une brindille.
Sans compter que le Britannique s’est ensuite également aventuré dans la zone grise, avec une prescription médicale légale de Kenacort. Un corticostéroïde destiné à soigner son allergie « de toute une vie » au pollen. Ce médicament a un effet anti-inflammatoire et euphorisant, puisqu’il réduit la fatigue et facilite la perte de poids d’un athlète.
La victoire du Britannique sur le Tour, au prix d’une demi-dépression, s’explique aussi par un concours de circonstances. C’était la dernière fois que le parcours de la Grande Boucle proposait plus de 100 km contre-la-montre (101,4 km). Lors de trois chronos individuels, Wiggins a devancé au total de deux minutes son coéquipier de l’équipe Sky, un certain Chris Froome.
En raison de la suspension pour dopage du meilleur grimpeur de l’époque, Alberto Contador, Froome était le seul capable d’être plus fort que tout le monde dans la montagne. Cependant, il a été contraint par la direction de l’équipe britannique de se retenir et a été récompensé de sa « loyauté » par une grande partie de la prime (quelques centaines de milliers d’euros) de Wiggins.
Un niveau global encore supérieur
A cette époque, peut-être qu’un coureur comme Wout van Aert aurait pu gagner le Tour ou au moins monter sur le podium. Après tout, il pédale plus de watts par kilogramme en montée que Jurgen Van den Broeck, par exemple. Celui-ci fut troisième du Tour de France en 2010 (après les déclassements de Denis Menchov et Samuel Sanchez) et quatrième en 2012.
Cependant, le niveau dans les cols a énormément augmenté depuis cette époque. Surtout au cours des deux dernières années, en raison de l’éclosion tout d’abord de Tadej Pogacar et maintenant de Jonas Vingegaard.
Un niveau que Van Aert ne pourra jamais atteindre, même avec une perte de poids importante. Et encore cela n’est pas garanti. Dans un super jour, il est capable de s’approcher de leur niveau, comme il l’a affirmé lui-même après l’étape d’Hautacam, jeudi. Mais il faut aussi replacer cette folle ascension dans son contexte : Van Aert a commencé l’ascension finale avec une avance de 2’36 » et a finalement terminé 2’10 » derrière Jonas Vingegaard, soit 4’46 » de plus que le porteur du maillot jaune. Cette différence n’aurait peut-être pas été si importante si Van Aert n’avait pas roulé en tête dans l’échappée pendant quasiment toute la journée, à l’exception de la descente de l’avant-dernier col et du début d’Hautacam où Thibaut Pinot a pris l’initiative. Et aussi s’il n’avait pas dépassé ses limites dans son dernier effort en tête de groupe pour déposer Pogacar et permettre à Vingegaard de mettre les voiles. Au final, le Slovène termine tout de même avec 1’06 » d’avance sur WvA, en trois kilomètres.
Plus de temps perdu
Oui, le Campinois a surpris le monde entier avec cette démonstration de force, mais aussi lui-même. Mais il a aussi reconnu que lors de l’étape précédente, vers Peyragudes, il s’était relevé très tôt lorsque le coureur d’UAE Mikkel Bjerg a imprimé un tempo incroyable dans le Col de Val Louron-Azet. Après quoi, il a terminé (très relativement) à l’aise en franchissant la ligne d’arrivée sur l’Altiport 007 de Peyragudes avec 21 minutes et 21 secondes sur Pogacar et Vingegaard. Van Aert a également terminé loin derrière son coéquipier Vingegaard sur La Planche des Belles Filles (11 minutes), à Châtel (11 minutes), au Col du Granon (17 minutes), à l’Alpe d’Huez (15 minutes) et à Mende (6 minutes 30). Cela signifie qu’il occupe actuellement la 23ème place du classement général à 1 heure et presque 34 minutes derrière son leader Danois.
Avec, toutefois, la nuance que cet écart n’aurait jamais été aussi important si Van Aert, dans plusieurs de ces étapes, comme à l’Alpe d’Huez, n’avait pas dû travailler pour Vingegaard. Dans d’autres étapes, il a aussi gaspillé de l’énergie dans la lutte pour le maillot vert. Il a aussi parfois rejoint une échappée matinale, parfois même inutilement, comme celle de Longwy.
Utopie
A l’heure où l’organisation du Tour cherche des cols toujours plus raides, la perte de temps en haute montagne d’un Wout van Aert, même amaigri, serait quoiqu’il arrive toujours trop importante. Ou alors ASO change son fusil d’épaule en limitant sévèrement le nombre de cols et d’arrivées en côte. Mais c’est une utopie.
Aussi, il faudrait que le nombre de kilomètres de contre-la-montre individuel soit à nouveau augmenté, pour atteindre plus de 100. Mais ce ne serait probablement pas suffisant non plus.
Lorsque Van Aert s’est adjugé le chrono de 30 km à Saint-Emilion l’année dernière, il n’a roulé que 32 secondes plus rapidement que Vingegaard et 57 secondes plus rapidement que Pogacar, qui n’était pas parti à fond, étant donné qu’il portait le maillot jaune avec une belle avance dans sa musette.
Même en multipliant ces différences par trois, elles restent cependant trop faibles par rapport au temps qu’il perdra en montagne. ASO ne semble pas avoir dans ses projets d’inverser la tendance du nombre réduit de kilomètres dans les contre-la-montre. A moins qu’un van Aert français n’apparaisse soudainement dans les pelotons.
Certes, le citoyen d’Herentals pourrait aussi prendre du temps sur ses adversaires dans les étapes au profil » classique « , comme une étape pavée. Mais Pogacar a déjà prouvé qu’il pouvait gérer ce type de course.
Perdre du plaisir
Conclusion : pourquoi Wout van Aert devrait-il emprunter une nouvelle route qui ne lui apporterait aucune garantie du même succès que celui qu’il rencontre actuellement ? Une route vers un maillot jaune sur laquelle il devrait s’affamer, au risque de perdre le plaisir de la course, comme ce fut le cas de Wiggins après sa victoire sur le Tour.
Van Aert a toutefois l’ambition de se constituer un palmarès aussi large que possible, comme son compatriote Rik Van Looy. Il ne veut pas se limiter aux classiques pavées et aimerait s’adjuger tous les Monuments à son palmarès, avec Liège-Bastogne-Liège et le Tour de Lombardie. Et bien sûr, il veut aussi se parer au moins une fois du maillot arc-en-ciel.
Tous des objectifs qu’il n’a pas encore atteints. Et à 27 ans, il ne lâchera pas cela pour un rêve jaune incertain. Même si Van Aert peut cocher toutes ces cases, il restera probablement assez lucide et réaliste pour se rendre compte que vouloir le Tour est sans doute au-delà de certaines de ses limites physiques .
Dans une Jumbo-Visma qui compte déjà un porteur du maillot jaune dans ses rangs, une équipe avec laquelle il est encore liée jusqu’en 2024, cela semble difficile de pouvoir changer de fusil d’épaule. Et rien ne dit qu’il voudra quitter la formation néerlandaise au terme de son contrat.
Ce n’est pas parce que notre pays n’a pas pu célébrer une victoire finale dans le Tour depuis 1976 que nous devons, dans toute l’euphorie de cette édition, l’imposer à Wout van Aert, comme on le fait depuis ses 18 ans à Remco Evenepoel. Même s’il est indéniablement le coureur belge le plus polyvalent depuis la période des Eddy Merckx et Roger De Vlaeminck.
Laissez-le exceller dans ce qu’il fait si extraordinairement bien, et se construire une carrière fabuleuse. Pour garder le plaisir de regarder les courses auxquelles il participe. Pour tout fan de cyclisme, également en dehors de la Belgique.
Même sans le maillot jaune sur ses épaules.
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