
Même le rapide Pedersen s’y met: pourquoi les grandes courses cyclistes se gagnent avec de longs solos
Pendant des décennies, les longs solos semblaient l’apanage de coureurs exceptionnels comme Eddy Merckx. Mais depuis 2022, ils sont de nouveau monnaie courante. Comment expliquer cette renaissance de l’attaque longue et héroïque ?
C’est l’un des plus grands coups de force de la carrière d’Eddy Merckx. Une attaque à 73 kilomètres de l’arrivée lors du Tour des Flandres 1969, qui suscite la colère de son directeur sportif mais se conclut par une victoire, avec plus de cinq minutes d’avance sur Felice Gimondi.
Il y a quelques années encore, ces solos audacieux semblaient dater d’une époque révolue. A l’exception de Johan Museeuw, Fabian Cancellara et Tom Boonen sur Paris-Roubaix -la course de survie par excellence-, rares étaient ceux qui osaient le faire au cours des deux dernières décennies.
Ce qui semblait être une utopie jusqu’en 2022 sera pourtant la nouvelle réalité à partir de cette date, dans presque toutes les grandes classiques d’un jour. En fait, les longues attaques solitaires réussies à la Merckx -du moins en termes de distance- sont presque devenues la règle plutôt que l’exception.
C’est ce qui s’est passé dimanche dernier à Gand-Wevelgem, lorsque Mads Pedersen a laissé ses derniers compagnons derrière lui à 56 kilomètres de l’arrivée. Il s’agissait du deuxième plus long solo de l’histoire de la course de Flandre occidentale. Seul Henk Lubberding est parti seul plus tôt dans la course, en 1980 (à plus de 70 kilomètres de l’arrivée). Tout ça sur une épreuve qui, lors des quarante dernières années, n’avait connu que cinq arrivées en solitaire, jamais après une attaque de plus de 6,2 kilomètres. La démonstration de Pedersen est donc exceptionnelle.
Pourquoi le solo de Pedersen était plus qu’une bravade
La raison pour laquelle Pedersen a continué seul sur le Kemmelberg, avec 56 kilomètres à parcourir jusqu’à Wevelgem, il ne le sait pas lui-même. «Je n’ai aucune idée de ce qui m’a poussé à le faire.»
Peut-être un mélange de forme, d’instinct d’attaquant et d’envie de faire ses preuves après le duel avec Mathieu van der Poel dans l’E3 Classic. Après avoir décrit le Néerlandais comme un «monstre», il en est devenu un. Il s’agit de la 50e victoire de sa carrière. La première en solitaire.
Il aurait pu s’agir d’une attaque stupide, mais ce ne fut pas le cas, en partie grâce au fort vent arrière qui l’a poussé vers Wevelgem. Et sachant que le rapide Jonathan Milan, son coéquipier chez Lidl-Trek, était toujours dans le groupe des poursuivants. Un atout de poids pour le sprint, même si l’Italien a été battu par Tim Merlier.
Il suit ainsi la tendance qui se dessine depuis 2022. 2023 est même la première année où les cinq monuments ainsi que les Championnats du monde ont été remportés par un coureur arrivé seul.
Trois coureurs sont responsables de ce revirement: Tadej Pogacar, Mathieu van der Poel et Remco Evenepoel. Ils ont inscrit à leur palmarès pas moins de 17 des 19 dernières plus grandes courses d’un jour (monuments, championnats du monde sur route et course olympique sur route). Presque toujours en solo.
Les chiffres sont éloquents:
Tadej Pogacar a remporté 10 de ses 11 courses d’un jour au niveau international depuis le Tour des Flandres 2023 en arrivant en solitaire. Seule la Flèche Wallonne, qui se termine toujours par un sprint sur le Mur de Huy, a fait exception. Distance moyenne de ses 10 solos: 37 kilomètres.
Mathieu van der Poel a remporté 7 de ses 8 dernières grandes victoires d’un jour grâce à un solo. Seule celle du dernier Milan-Sanremo a dû être terminée au sprint, contre… Pogacar et Filippo Ganna. Distance moyenne de ses 7 solos: 33 kilomètres.
Remco Evenepoel a remporté presque toutes ses grandes victoires d’un jour en solitaire, depuis le début de sa carrière professionnelle. Dont six en WorldTour et lors de championnats, comme les Mondiaux 2022 ou la course sur route des Jeux Olympiques de Paris 2024. Distance moyenne de ses six solos: 26 kilomètres.
Les distances moyennes de leurs solos donnent même une image un peu faussée, car souvent ils avaient lancé leur première attaque encore plus tôt, comme Pogacar aux championnats du monde de Zurich à 101 km de l’arrivée.
Comment expliquer l’essor des longs solos dans le cyclisme?
Qu’est-ce qui se cache derrière ce changement? L’explication la plus simple est que Pogacar, Van der Poel et Evenepoel sont tout simplement trop forts, grâce à leur talent exceptionnel. De plus, ils ne courent pas toujours l’un contre l’autre, de sorte que l’opposition est de toute façon moindre, surtout si Wout van Aert doit également déclarer forfait à la suite de chutes. Il n’y a que lors des quatre derniers championnats du monde que Pogacar, Van der Poel et Evenepoel ont pris le départ ensemble, chacun ayant remporté l’une des trois dernières éditions.
Dès leur jeunesse et leurs premières années professionnelles, Pogacar, Van der Poel et Evenepoel semaient déjà les graines de l’attaque, à l’instar de Merckx à l’époque. En vieillissant et en devenant encore plus forts, ils sont de plus en plus capables de mener à bien ces longues attaques. Ce style agressif augmente paradoxalement leur certitude de gagner. Ils évitent donc les jeux tactiques dans les derniers kilomètres, et se donnent même plus de latitude pour gérer une crevaison ou une chute (comme Pogacar sur les dernières Strade Bianche).
Cyclisme, nutrition, FTP: la science derrière l’attaque au long cours
Plusieurs autres facteurs jouent également un rôle. Comme des vélos plus aérodynamiques et des positions optimisées sur le vélo qui permettent de rouler plus vite en autonomie.
Deuxième facteur: la nutrition. Alors qu’une attaque à 80 kilomètres de l’arrivée était risquée il y a encore cinq ans en raison des redoutables fringales, c’est aujourd’hui une stratégie viable. Les coureurs modernes absorbent jusqu’à 120 grammes d’hydrates de carbone par heure, par le biais de gels et de boissons énergétiques, avec des rapports glucose-fructose optimisés qui accélèrent l’absorption. Cela permet de maintenir les réserves de glycogène, même lors d’efforts extrêmes sur de longues distances.
Troisième facteur: la vitesse et l’intensité toujours croissantes des grandes courses d’un jour. Ces vitesses élevées épuisent le peloton, ce qui favorise les coureurs les plus forts. Leur seuil fonctionnel de puissance (FTP) supérieur -la puissance qu’ils peuvent maintenir pendant de longues périodes- leur permet de continuer en solo là où les autres s’arrêtent. Surtout si la course a été difficile auparavant et que les lieutenants des autres équipes sont sur le qui-vive.
Cela se produit souvent sous l’impulsion des coéquipiers des coureurs les plus forts. Comme à Gand-Wevelgem dimanche dernier, lorsque la Lidl-Trek de Mads Pedersen a lancé une attaque en fanfare dans le Moeren, avant même la zone des collines. Les coéquipiers de Pogacar s’attaquent aussi souvent à la concurrence dès le début, avant que le Slovène ne déploie ses ailes.
Trop d’attention portée aux places d’honneur et aux points UCI
Les groupes de chasse, souvent affaiblis et divisés tactiquement, ne parviennent que très rarement à travailler à l’unisson. Ils se résignent tôt -parfois trop tôt- à la suprématie du plus fort et se concentrent sur les places d’honneur. Ils veulent ainsi maximiser leurs chances d’accumuler le plus de points UCI possible.
Pour certaines équipes, ces points sont indispensables dans la lutte pour le maintien dans le WorldTour. Et pour les coureurs individuels, un podium, avec les points qui l’accompagnent, peut augmenter leur valeur marchande.
Âge d’or ou trop prévisible?
Pour certains, le cyclisme vit un âge d’or, avec des stars séduisantes qui attirent les foules.
Les critiques disent que le cyclisme risque de devenir trop monotone, alors que la force du sport de haut niveau est avant tout l’imprévisibilité. Un spectacle comme celui de Milan-Sanremo, au cours duquel Van der Poel et Pogacar se sont attaqués l’un l’autre, fait battre le cœur des plus grands fans de cyclisme bien plus vite qu’un «ennuyeux» solo de 57 kilomètres.
Mais il y a de l’espoir: peut-être que lors du Tour des Flandres et de Paris-Roubaix, avec Van der Poel, Pogacar et Pedersen au départ, ces deux ou trois-là se battront à nouveau jusqu’à la fin.
Même Eddy Merckx préférerait ce scénario.
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