Les robots Sky sont devenus plus humains sous INEOS: comment se sont-ils transformés en attaquants ?
À la grande époque de Chris Froome, on les appelait Skybots, parce qu’ils couraient comme des robots. Aujourd’hui, le manager Dave Brailsford est fier du style de course offensif de l’équipe INEOS Grenadiers. Comment les robots se sont-ils transformés en attaquants?
On avait rarement vu Dave Brailsford aussi joyeux. Après la victoire de Dylan van Baarle sur le Vélodrome de Roubaix, il a pris son coureur dans ses bras et a laissé libre cours à ses émotions. Il faut dire que celui-ci venait de lui offrir une première victoire sur les pavés, dans la plus mythique des classiques s’il vous plaît: Paris-Roubaix. Et la manière contrastait avec le catenaccio auquel ses équipes nous avaient habitués lorsque BradleyWiggins, ChrisFroome et GeraintThomas écrasaient la concurrence.
Nous sommes désormais le Brésil, plus l’Allemagne. Le cyclisme change, nous aussi. » Dave Brailsford
C’était en tout cas ce qu’on disait d’eux car même Froome a parfois cassé cette image en attaquant de façon inattendue. Remember son démarrage dans la descente du Peyresourde, et son coup de l’éventail avec Peter Sagan et Thomas sur la route de Montpellier, lors du Tour 2016. Ou sa victoire au Giro 2018 lorsqu’il a conquis le maillot rose au sommet du Colle delle Finestre, après une échappée en solitaire de 80 kilomètres.
Il n’empêche que pour beaucoup d’amateurs de cyclisme, l’image que l’équipe Sky offrait était celle d’un train efficace, certes, mais monotone. Le contraste avec le cyclisme actuel est frappant. Aujourd’hui, des stars comme Tadej Pogacar et Mathieu van der Poel n’ont plus peur d’attaquer loin de l’arrivée. Comme Team INEOS Grenadiers l’a fait à Paris-Roubaix, lorsque l’équipe a fait exploser le peloton avant même le premier secteur pavé. Une audace qui a payé puisque Dylan van Baarle s’est imposé.
Avant cela, les coureurs de Dave Brailsford avaient déjà imposé leur loi à l’Amstel Gold Race ( Michal Kwiatkowski) et à la Flèche Brabançonne, avec le triomphe du jeune Magnus Sheffield (19 ans) comme symbole du rajeunissement opéré ces dernières années. Battus par Tadej Pogacar au cours des deux dernières éditions du Tour de France, les Grenadiers renaissent ainsi de leurs cendres.
Bernal, le successeur
Cette (r)évolution a déjà commencé bien avant le printemps dernier. Depuis le début de sa carrière, à l’époque où il travaillait pour l’équipe olympique britannique, Dave Brailsford a toujours regardé plus loin que les résultats du moment. C’est pourquoi, un mois à peine après la dernière victoire de Chris Froome au Tour, il a transféré Egan Bernal (21 ans), qui venait de remporter deux étapes du Tour de l’Avenir. Il a dû verser 300.000 euros à l’équipe italienne Androni Giocattoli de Gianni Savio, mais il avait constaté que le Colombien était promis à un bel avenir et pouvait devenir le nouveau leader de l’équipe lorsque Froome serait usé par le temps. D’autant qu’il pouvait compter sur l’aide d’autres jeunes prometteurs attirés avant 2018: Pavel Sivakov, Eddie Dunbar, Kristoffer Halvorsen, Chris Lawless et Leonardo Basso.
Vainqueur des Tours de Colombie et de Californie, deuxième du Tour de Romandie (derrière Primoz Roglic), Bernal est sélectionné pour le Tour dès sa première année chez Sky. Au service de Froome, qui vient de remporter le Giro, et de Geraint Thomas, le Colombien s’acquitte parfaitement de sa tâche. Avant le dernier contre-la-montre menant à Espelette, Brailsford le prend à part: « Imagine qu’aujourd’hui, tu puisses gagner le Tour, tout comme Geraint ( alors largement en tête, ndlr). Comment vas-tu entamer le contre-la-montre? Quel est ton état d’esprit? À quoi ta journée va-t-elle ressembler? Observe donc bien Chris et Geraint. Peu de coureurs ont l’occasion d’avoir de tels maîtres. Ce soir, je veux que tu me dises ce que tu as remarqué et assimilé. »
Brailsford est déjà convaincu que Bernal a la tête et les jambes pour devenir le premier vainqueur sud-américain du Tour. Une prédiction qui va se confirmer à une vitesse étonnante. Avec un peu de chance, en 2019, il mise à nouveau sur le Tour. En principe, il aurait dû prendre part au Giro à la tête d’une jeune armada Sky aux côtés de Pavel Sivakov (21 ans) et de Tao Geoghegan Hart (24 ans), mais une fracture de la clavicule en a décidé autrement. En Italie, Hart a dû abandonner suite à une chute, mais le Franco-Russe a fait étalage de son potentiel en terminant neuvième et meilleur jeune.
Bernal va cependant faire mieux encore au Tour: grâce à deux attaques dévastatrices dans les Alpes (et un peu de chance après un glissement de terrain), il s’empare du maillot jaune et ne le lâche plus. Il a parfaitement profité de l’absence de Froome, victime d’une lourde chute au Dauphiné, et de la petite forme de Geraint Thomas, pourtant deuxième. Pour Sky, tout va plus vite que prévu. De plus, l’équipe est alors financée par un nouveau mécène, très riche. En mai 2019, Dave Brailsford annonce que Tour Racing Ltd, la société qui dirigeait l’équipe, est reprise par Jim Ratcliffe, le patron du groupe chimique INEOS: une des plus grosses fortunes de Grande-Bretagne. Pour beaucoup de spécialistes, il ne fait aucun doute que les Sky, emmenés par Bernal, vont régner sur le cyclisme pour plusieurs années.
Un tournant symbolique
Deux mois plus tard, cependant, à la Vuelta, c’est déjà fini. Tadej Pogacar éclate à son tour, remportant trois victoires d’étapes en montagne et décrochant une troisième place à un cheveu d’ Alejandro Valverde. Au sein de l’équipe UAE, on est bien conscient d’avoir affaire à un diamant brut
En mars, INEOS encaisse un premier véritable coup dur lorsque son directeur sportif, Nicolas Portal, est terrassé par une crise cardiaque. Le Français était un maître-tacticien et un leader charismatique. C’est lui qui avait emmené Froome, Thomas et Bernal à la victoire au Tour. Son décès laisse des traces. Surtout lorsque, pendant la saison reportée en raison du Covid, il s’avère que Chris Froome n’est plus que l’ombre de lui-même, que Geraint Thomas est complètement hors forme après le confinement et qu’Egan Bernal souffre d’une hernie discale provoquée par une jambe plus courte que l’autre. Le Colombien doit abandonner au Tour que Tadej Pogacar remporte au détriment de Primoz Roglic. L’équipe Jumbo-Visma reprend le flambeau de Sky/INEOS.
Celle-ci ne peut redorer son blason que grâce à une longue échappée de Michal Kwiatkowski et Richard Carapaz, respectivement premier et deuxième à La Roche-sur-Foron. Un premier tournant symbolique. Le deuxième suit un mois plus tard au Giro, où Geraint Thomas doit abandonner après avoir chuté à cause d’un bidon. Le lendemain, le vainqueur du prologue, Filippo Ganna, embauché en 2019, décroche une nouvelle victoire d’étape après une échappée en solitaire lors d’une étape de moyenne montagne. Son équipe va en remporter cinq autres: deux par Ganna (contre la montre), une par Jhonatan Narváez et deux par Tao Geoghegan Hart, qui a repris le flambeau de Thomas et s’est emparé du maillot rose d’un Giro déserté par les meilleurs. Après quoi le guerrero équatorien Richard Carapaz a presque réussi à empêcher Primoz Roglic de remporter la Vuelta.
Dorénavant, la victoire n’est plus le seul objectif chez INEOS.
À la grande satisfaction de Dave Brailsford qui veut qu’à l’avenir, les jeunes Grenadiers, nouveau (deuxième) nom de l’équipe depuis 2020, continuent à attaquer. « Nous sommes désormais le Brésil, plus l’Allemagne », dit-il dans The Times. « Il nous est déjà arrivé de mettre le bus devant notre but et d’écraser tout le monde grâce à notre train, comme des Terminators. Mais cette époque est révolue. Je ne veux pas que nos jeunes deviennent des robots, je veux en faire des coureurs charismatiques, qui aiment la course. Le cyclisme change, nous aussi. »
Le fait que le team manager se montre aussi audacieux n’est pas dû au hasard. C’est en partie la volonté du nouveau patron Jim Ratcliffe, un aventurier qui a fait le pôle Nord et le pôle Sud, a traversé l’Afrique du Sud et les Andes à moto et a pris part à trente marathon. Son leitmotiv: « Vivre le plus de jours inoubliables possible. »
Brailsford le veut aussi. D’autant qu’en août 2019, on lui a diagnostiqué un cancer de la prostate. En mars 2021, un sérieux problème cardiaque vient s’ajouter à ses ennuis. Il subit deux lourdes opérations. « Je suis toujours aussi motivé qu’avant, mais ce genre de choses vous fait réfléchir à la vie, aux objectifs que l’on veut atteindre et à l’héritage qu’on veut laisser », disait-il dans le podcast The Cycling Tips.
Quel héritage? » A cool as hell racing team. » Une équipe dont Brailsford aurait été fan lorsque, jeune coureur de 19 ans, il a quitté le pays de Galles pour poursuivre son rêve de devenir professionnel à Saint-Étienne. En vain car il manquait de talent. Il a alors changé de cap pour atteindre les sommets en tant que directeur d’équipe. Au début, Team Sky gagnait parce que tout était calculé (la fameuse méthode d’accumulation des gains marginaux), mais pour Brailsford, ce n’est pas suffisamment excitant.
Ferrer le poisson
Quand on gagne, il n’est cependant pas évident de changer de méthode. C’est pourtant ce qu’il s’est produit au Tour et au Giro 2020, même si les blessures et chutes de Froome, Bernal et Thomas ont un peu forcé le destin. Et puis, les data -Brailsford reste un homme de chiffres – ont démontré que cette nouvelle façon de courir plaisait au grand public. L’équipe ne suscite plus le dégoût, mais la sympathie. À partir de 2021, l’humain est passé avant la science et les gains marginaux. Brailsford a compris que la force du sport réside davantage dans l’histoire du champion que dans celle de la victoire.
Dorénavant, dit le Gallois dans The Times, la victoire n’est plus le seul objectif. « Quand vous allez pêcher uniquement dans l’intention de ferrer le poisson, vous perdez vite le plaisir. Je veux aimer la pêche en tant que telle, pas seulement parce qu’elle me permet de rapporter du poisson à la maison. » Lors de la présentation de l’équipe, en 2021, le CEO se refuse toutefois à condamner la façon de courir robotique de l’équipe au cours des années précédentes. Et il insiste surtout sur le fait qu’il n’est pas devenu moins ambitieux. « Soyons clairs: nous voulons continuer à gagner. »
Une personne va jouer un rôle crucial dans cette transformation: ce bon vieux Rod Ellingworth qui, après18 mois chez Bahrain-Merida, est revenu à la maison pour combler le vide laissé par le décès de Nicolas Portal. Après avoir occupé le rôle de director of racing, il passe deputy team principal car Brailsford a franchi un échelon pour devenir director of sport du projet sportif lancé par INEOS.
Une des tâches les plus importantes d’Ellingworth est alors de veiller à l’identification, l’engagement et l’accompagnement (humain) des jeunes talents – ce qui, par le passé, passait souvent après la philosophie des gains marginaux. Ce rôle ne lui est pas étranger car, aux débuts de la Great Britain Cycling Academy, il a travaillé avec des jeunes comme Geraint Thomas, Ben Swift, Luke Rowe, Alex Dowsett et Mark Cavendish.
Après Carlos Rodríguez et Ethan Hayter en 2020, INEOS a engagé Tom Pidcock l’année suivante. Puis les jeunes Magnus Sheffield (19 ans), Ben Tulett (vingt ans), Luke Plapp (21 ans), Kim Heiduk (21 ans) et Ben Turner (22 ans) en 2022. Ceux-ci sont chargés de réveiller les plus vieux, surtout lors des épreuves printanières, où Team Sky ne s’était pas souvent montré à son avantage par le passé.
Après une année 2021 qui a vu Egan Bernal remporter le Giro, mais Richard Carapaz se heurter à Tadej Pogacar au Tour, un autre changement s’est opéré: Tim Kerrison, le coach qui a conduit Wiggins, Froome et Thomas à la victoire au Tour, a quitté l’équipe après douze années de présence. Il a été remplacé par Ben Williams (de l’équipe de voile INEOS), head of performance, et par le scientifique du sport néerlandais Teun van Erp, soutenus par l’expert en aérodynamique et performance engineerDan Bingham. L’ex-coureur Roger Hammond est, quant à lui, devenu directeur sportif.
L’accent est encore mis davantage sur l’esprit d’équipe et l’aspect mental avec les engagements de Robbie Anderson, psychologue du sport à temps plein, et de Martin Johnson, un ancien militaire chargé de faire des Grenadiers une Band of Brothers. Des Grenadiers prêts à faire exploser chaque course, mais pas n’importe comment: de façon réfléchie.
Au printemps, ça a porté ses fruits, avec la victoire à Paris-Roubaix comme point d’orgue. Dans le Giro qui a suivi, cependant, le fameux train Sky a été occasionnellement remis en action au service de Carapaz. Finalement sans succès, puisque l’Équatorien a flanché dans la dernière étape de montagne. L’avenir nous dira si les Grenadiers du futur seront capables de faire tomber Pogacar de son piédestal.
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