L’entraîneur Sven Vanthourenhout tire sa révérence et raconte les coulisses du cyclisme: «Mes muscles étaient à moitié rongés»
Après les Championnats du monde de cyclisme, Sven Vanthourenhout fera ses adieux en tant qu’entraîneur national belge, avec près de 100 médailles au compteur. Quels sont les secrets d’un tel palmarès?
Lorsque Sven Vanthourenhout a fêté ses 40 ans en janvier 2021, peu après avoir été nommé sélectionneur national sur route par la Fédération belge de cyclisme, il séjournait à Benissa, près d’Alicante en Espagne, dans le même gîte que Johan Museeuw. Une pure coïncidence… quoique. Après tout, le «lion des Flandres» fut son premier compagnon de chambre chez Domo-Farm Frites à l’entame de sa carrière chez les pros à la fin de l’année 2001. Tous deux Ouest-Flandriens, ils ont également passé de nombreuses heures à s’entraîner ensemble. Réunis autour d’une bonne bouteille de vin, ils ont philosophé sur la vie, la vieillesse et sont arrivés à la même conclusion: la meilleure période de leur vie était derrière eux. Celle où ils étaient encore des coureurs professionnels et où ils devaient juste penser à pédaler.
Pourtant, alors que Johan Museeuw a enchaîné les grands succès dans sa carrière sur route, Sven Vanthourenhout n’a jamais réussi à répondre aux attentes –élevées– alors qu’il avait tout gagné dans les catégories juniors et espoirs en cyclo-cross: classements de régularité, titres belges et même une médaille d’or aux Championnats du monde en 2001, à Tábor, en République tchèque. Il a beaucoup apprécié ses premiers pas chez Domo-Farm Frites puis plus tard chez Quick-Step, lors des stages avec des coureurs de classe mondiale comme Tom Boonen et Paolo Bettini. Dans les labourés, il a placé la barre très haut dès ses premières années, remportant deux médailles de bronze aux Championnats du monde en 2004 à Pont-Château (France), et 2005 à Saint-Wendel (Allemagne). Entre-temps, Vanthourenhout s’est également montré très à l’aise sur route: bon grimpeur, il possédait en outre un sprint rapide. Il a même terminé troisième des Championnats de Belgique de 2003, à 22 ans.
Rupture de contrat
Fin 2004, Sven Vanthourenhout prend la décision la plus stupide de sa carrière. Alors qu’il est encore sous contrat avec Quick-Step, il accepte une proposition salariale beaucoup plus élevée de la part de Rabobank. Cette dernière a payé une commission de transfert, mais Patrick Lefevere, le directeur de Quick-Step, n’a pas apprécié la manière dont ça s’est passé. «Si j’avais respecté mon contrat, je serais probablement resté avec Patrick toute ma carrière. Et elle aurait été différente», déclare Vanthourenthout 20 ans plus tard. Selon Johan Museeuw, son partenaire d’entraînement aurait même pu briller sur route et remporter une classique, à la Wout van Aert ou Mathieu van der Poel.
Vanthourenhout a préféré abandonner le cocon dans lequel il se sentait pourtant bien pour le cyclo-cross et l’argent. Finalement, chez Rabobank, il est resté dans l’ombre du «cannibale» de la discipline, Sven Nys, avec lequel il s’est toutefois lié d’amitié. Lors des Mondiaux de 2006, il a brièvement semblé sortir de cette ombre, lorsqu’il est apparu sur route en quête du titre mondial. Une crevaison a brisé ses rêves d’arc-en-ciel. Poussé par son perfectionnisme, l’ambitieux coureur flirte alors avec les limites. Son poids, 73 kilos, pourrait être abaissé un peu, sous les 70 kilos. «Ça a porté ses fruits, et j’ai suivi des régimes encore plus extrêmes, raconte-t-il. Je me disais que je pouvais encore peser un kilo de moins… A ce stade, quelqu’un aurait dû me dire stop.»
Même les jours de long entraînement d’endurance, Vanthourenhout (sur)vit avec 1.000 à 1.200 kilocalories journalières, alors qu’il en a besoin de bien plus. «Des frites, des sucreries ou des glaces? Jamais! De la viande et des hydrates de carbone? Non, ça fait grossir. Je n’avalais que des légumes… C’est allé si loin que je m’enfonçais deux doigts dans la gorge si je pensais avoir trop mangé», avoue-t-il.
Au plus bas, la balance de Sven Vanthourenhout affichait 63 kilos. «J’ai été choqué. Mais jusque-là, je n’avais jamais cherché d’aide. Pas même auprès de mon père. Comme ma mère, je ne parlais jamais de mes sentiments, je refoulais tout. Jusqu’à ce que j’atteigne ces 63 kilos et que mon père se mette en colère. Il m’a menacé de ne plus m’accompagner sur les courses. Les murs ont tremblé.»
«Je n’ai jamais copié Patrick Lefevere consciemment, mais ma méthode de travail correspond en grande partie à la sienne.»
Une peur persistante
Au bout de trois ans, le coureur a compris que tout cela ne pouvait plus durer, même si, jusqu’à la fin de sa carrière, il n’a jamais pu se débarrasser de la peur de trop manger. «A l’époque, je répétais déjà aux jeunes coureurs de manger suffisamment alors que je devais encore me convaincre moi-même tous les jours.» Ces troubles alimentaires ont longtemps eu des conséquences négatives sur son corps. «Mes muscles, que j’avais développés de 14 à 24 ans, étaient à moitié rongés. Mon taux de testostérone était lamentable. On ne reconstruit pas de tels dégâts comme ça, en deux temps trois mouvements.»
Le rétrécissement d’une artère principale de l’abdomen, à l’été 2007, a également ralenti Vanthourenhout. Même si ses troubles alimentaires n’étaient pas en cause –une chute avait provoqué la formation d’un tissu cicatriciel–, les spécialistes estiment que le manque de graisse, en particulier, a pu jouer un rôle. Après l’opération, le cycliste a dû rester couché pendant six semaines et prendre des anticoagulants pendant un an. La rééducation fut très pénible, d’autant que Vanthourenhout avait rejoint l’équipe Sunweb au début de l’année 2007, pour un juteux contrat. Après les Mondiaux de 2006, le manager Jürgen Mettepenningen pensait que le citoyen de Beernem éjecterait le roi Sven Nys de son trône. «La pression était énorme, de la part de l’équipe, mais aussi de moi-même», insiste Vanthourenhout.
Son corps n’a pas réussi à transformer cette pression en résultats. En peu de temps, l’homme s’est retrouvé au fond du trou mentalement. «Il m’arrivait d’être très déçu pendant des jours après une nouvelle mauvaise performance. Mais je n’ai jamais souffert de dépression à long terme. Je le dois à mes deux fils, Seppe et Stan. Ils m’ont fait comprendre qu’il y avait plus important que le cyclisme: la famille.» Il n’a même pas eu besoin d’un psychologue: «Je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui me correspondait. Je me suis toujours cru plus intelligent que la personne assise en face de moi.»
Intelligent, Sven Vanthourenhout l’est assurément. A l’école, ses professeurs l’ont remarqué très tôt. Devenu coureur professionnel, il a rapidement appris l’anglais, le français et l’italien, et lors des courses sur route, il savait lire le parcours comme peu d’autres. Son plus grand désavantage: il était dur –souvent trop– avec lui-même. En revanche, il était souvent trop gentil avec tout le monde. Son père, Ronny, lui a souvent dit de se défendre davantage, la seule chose qui, selon lui, manquait à son fils pour atteindre le sommet.
Il n’est pourtant pas passé loin de la consécration. A Knokke-Heist, théâtre des Championnats de Belgique sur route de 2008, il s’est classé deuxième, à deux doigts du fameux maillot tricolore. Au sprint, il a choisi de suivre la mauvaise roue et a dû faire une embardée pour éviter la chute, laissant la victoire à Jürgen Roelandts. «Cette victoire aurait-elle pu marquer un tournant dans ma carrière? Peut-être. Je ne le saurai jamais», regrette-t-il. Au lieu d’un coup de pouce, c’est de nouveau un contre-temps physique et surtout mental qu’a subi le Flandrien: il s’est cassé le poignet au début de la saison de cyclo-cross suivante.
L’ombre de Sven Nys
Bien que Vanthourenhout n’avait alors que 27 ans, la courbe de ses performances n’a cessé de se dégrader. Tout juste a-t-il remporté deux autres petits cross et les podiums, qu’il avait parfois obtenus dans des épreuves de cyclo-cross plus importantes par le passé, furent également de plus en plus rares. Les retrouvailles avec Sven Nys, en 2011, sous les couleurs de Landbouwkrediet, se sont aussi avérées être plus un inconvénient qu’un avantage. Les années précédentes, ils étaient souvent montés en selle ensemble. Vanthourenhout suivait Nys à chaque sortie comme un servant (trop) soumis et serviable, mais son corps n’arrivait pas à supporter les entraînements de son ami. «Sven suivait rarement ses programmes d’entraînement. Il faisait ce qu’il voulait: rouler longtemps et aussi vite que possible. Plutôt 35 kilomètres à l’heure de moyenne que 34. J’aurais plutôt dû être ami avec un coureur qui s’arrêtait une demi-heure plus tôt à chaque séance et qui roulait deux kilomètres par heure plus lentement», sourit Vanthourenhout. Surtout avec un corps déjà fragilisé par des troubles alimentaires. «J’ai continué à tâtonner comme je pouvais dans une sorte de mode de récupération et je n’ai jamais retrouvé mon état de forme d’origine.»
En février 2016, à 35 ans, il met un terme à sa carrière. Tout en se disant qu’il a encore un avenir dans le cyclisme. Lorsqu’il est devenu, dans la foulée, manager de l’équipe de cyclo-cross Telenet-Fidea, ses qualités ont immédiatement refait surface: son étude du parcours, son souci du détail, son engagement sans faille envers les coureurs et le staff, ses compétences en matière de communication et sa gestion des personnes, grâce à laquelle Vanthourenhout a créé une atmosphère de groupe très soudée et a permis à tous les membres de l’équipe d’être performants. Exactement comme il l’avait vécu à ses débuts dans la team de Patrick Lefevere: «J’ai tout fait à partir de ma propre expérience et de mon propre ressenti. Je n’ai jamais copié Patrick consciemment, mais ma méthode de travail correspond en grande partie à la sienne.»
Ce qu’il n’a jamais réussi à faire en tant que coureur, il l’applique aujourd’hui: il ne fuit plus les discussions et communique sans détour, sans tourner autour du pot. «Le trop gentil Sven est devenu un Sven tranchant, mais toujours respectueux», dit-il. La suite est connue: après à peine un an chez Telenet-Fidea, la Fédération cycliste belge l’a nommé entraîneur national de cyclo-cross à l’été 2017. La route est venue s’ajouter à ses attributions à la fin de l’année 2020. Depuis, dans les deux postes, jeunes et pro, Vanthourenhout a récolté pas moins de 98 médailles, avec Wout van Aert et Remco Evenepoel comme principaux contributeurs. «Je dois mon succès en partie aux nombreuses erreurs que j’ai commises en tant que coureur, déclare-t-il. Je suis certain que si j’avais atteint le sommet, je ne serais pas devenu un bon entraîneur. Les champions ne peuvent pas faire cela. Ils n’ont emprunté qu’une seule route dans leur carrière: celle du succès. J’ai rencontré beaucoup plus d’obstacles. Ainsi, je peux maintenant indiquer aux coureurs les dangers de la maigreur, de l’excès d’entraînement, des mauvais choix d’équipe…»
Frustré par ses erreurs, Vanthourenhout ne l’est pas, ou plus. «Prendrais-je des décisions différentes si c’était à refaire? Oui. Est-ce que j’y pense encore parfois? Oui. Mais est-ce que je me demande constamment: et si? Certainement pas. Le jour où j’ai arrêté de courir, j’ai laissé tomber cette question et j’ai regardé devant moi. Et sept ans plus tard, regardez où j’en suis aujourd’hui!»
Tadej contre Remco
L’image est devenue tellement commune qu’elle semble désormais relever de l’anecdote. Quand il franchit victorieusement la ligne d’arrivée du Grand Prix de Montréal, épreuve de fin d’été que beaucoup utilisent comme tremplin vers les Championnats du monde, personne ne s’émeut que Tadej Pogacar sorte d’un effort solitaire de 23 kilomètres entre le moment où il a déposé ses derniers concurrents et la ligne d’arrivée. Certes, c’est impressionnant, mais c’est surtout du déjà-vu. Parce que sur ses 22 bouquets conquis lors de la saison 2024, plus de la moitié (treize) l’ont été au bout d’un solo.
Vingt-deux victoires, toutes sur des courses recensées au calendrier du World Tour, c’est carrément mieux que les meilleures années d’Eddy Merckx (21 succès en 1972 et 1973 sur des courses de premier rang). Les époques, les calendriers et la concurrence sont évidemment incomparables, mais reste que la qualité de la saison du Slovène se rapproche des standards exceptionnels du «Cannibale». En cas de succès à Zurich et de conquête du maillot arc-en-ciel, la saison de Pogacar deviendrait encore plus «merckxienne».
Parce que même plus émacié que jamais, le champion du monde en titre Mathieu van der Poel ne devrait pas faire le poids sur un parcours qui cumule 4.300 mètres de dénivelé positif, Remco Evenepoel semble être le seul coureur capable d’empêcher Pogacar de remporter ce maillot arc-en-ciel. Ce n’est pas un hasard si le Slovène a récemment déclaré que «Remco a peut-être un léger avantage sur moi dans les courses d’un jour». Champion du monde, champion olympique, double vainqueur de Liège-Bastogne-Liège et triple lauréat de la Clasica San Sebastian: le CV du champion de Belgique sur les courses d’un jour est effectivement hors norme. Pogacar n’a évidemment pas à rougir, lui qui compte deux Doyennes et trois Tours de Lombardie au palmarès.
Le plus étonnant est que les deux hommes ne se sont jamais livré de duel au sommet sur ces courses. Soit parce que l’un d’eux n’était pas au départ (Pogacar aux Jeux), a chuté (Evenepoel avant Liège-Bastogne-Liège cette année, Pogacar sur les routes belges en 2023) ou n’a pas atteint son meilleur niveau (Evenepoel en Lombardie en 2023, Pogacar à San Sebastián l’année précédente), soit parce que la course s’est déroulée sans le permettre (Evenepoel aux Mondiaux de 2022, lorsqu’il s’est détaché avec un large groupe à 75 kilomètres de l’arrivée). Même dans les courses par étapes, le Belge et le Slovène n’ont été ensemble au départ que deux fois: sur Tirreno-Adriatico en 2022 et lors du dernier Tour de France. A chaque fois, Pogacar était clairement le meilleur mais une course d’un jour, c’est autre chose.
Dans ce scénario, Remco Evenepoel a remporté six des huit dernières courses (épreuves World Tour ou Championnat) auxquelles il a pris part. La question est surtout de savoir si, après sa légitime décompression de l’été, le Belge sera en mesure d’atteindre un niveau semblable à celui qu’il avait sur le Tour et aux Jeux. S’il n’est pas au sommet de sa forme, le grand duel avec un Tadej Pogacar frais et revigoré pourrait ne jamais avoir lieu sur les pourcentages suisses.
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