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Le gille et la pédale: comment Binche veut s’établir comme la place forte du cyclisme wallon

Guillaume Gautier
Guillaume Gautier Journaliste

Pour la deuxième fois en trois ans, Binche accueille le départ d’une étape du Tour de France. L’histoire d’une fiancée de longue date de la Petite Reine, bien décidée à s’établir parmi les places fortes du cyclisme wallon après un premier siècle d’amour volage.

Les places de parking sont aussi rares que les sièges en terrasse. Inondée d’un abondant soleil printanier, la Grand-Place de Binche fait salle comble en ce midi de mai, comme un mini tour de chauffe en attendant le grand Tour, le vrai, qui s’élancera du centre névralgique de ce bastion du carnaval le 7 juillet prochain pour une étape à destination de Longwy. Difficile de ne pas le savoir quand le panorama offre une vue imprenable sur l’office du Tourisme qui propose une location de vélos à prix démocratique en même temps qu’un visuel de choix. Sous un compte à rebours qui décompte les jours séparant la ville de son grand rendez-vous avec le peloton de la Grande Boucle, la double porte d’entrée est recouverte d’une image de Wout van Aert, maillot de champion de Belgique sur les épaules et bras levés, célébrant sa victoire à Malaucène sur le Tour 2021, juste après avoir conquis le Mont Ventoux. Le nom de la ville, un coeur et un vélo s’invitent sur la scène, mais aussi sur des bics et des paires de lunettes jaunes que la ville rend contagieuses, comme s’il fallait crier le plus fort possible l’idylle qui relie de longue date les Binchois au cyclisme.

En 2019, plus de 70.000 personnes étaient présentes dans les rues de Binche pour saluer la caravane du Tour.

Si l’histoire d’amour ne remonte pas jusqu’aux origines du monde, elle date au moins de celles du Ronde. Le 25 mai 1913, quand le Tour des Flandres s’élance pour la première fois au départ de Gand, il y a déjà deux ans qu’une province plus bas, dans le Hainaut, les rois du bitume pédalent de Binche à Binche avec un détour conséquent par Tournai. Premier vainqueur dans la cité du Gille, le Bruxellois Jean Van Ingelghem déflore ainsi le palmarès d’une course à l’histoire mouvementée. Absente du calendrier entre 1913 et 1921, elle reprend irrégulièrement pendant une dizaine d’années avant de disparaître de 1931 à 1983. Les treize années suivantes voient triompher Adrie van der Poel, Wilfried Nelissen ou Frank Vandenbroucke, avant une nouvelle interruption entre 1997 et 2009.

Avec un patronyme forcément destiné à dessiner l’avenir, Laurent Devin veut relancer l’idylle entre sa ville et la petite reine. Devenu bourgmestre le 4 décembre 2006, le socialiste met son amour du sport sur le devant de la scène, et place le retour de l’historique semi-classique hennuyère au rang de ses priorités. Divination oblige, un jeune pistard italien du nom d’ Elia Viviani reprend les derniers fuyards dans un sprint lancé de loin le premier mardi d’octobre 2010, et est le premier vainqueur d’une course désormais nommée « Mémorial Frank Vandenbroucke. »

Dans son bureau offrant une vue imprenable sur les pavés de la Grand-Place, le maïeur désigne fièrement une affiche datée de 1910, promettant plus de mille francs de prix au vainqueur de l’épreuve. Le siècle d’écart a presque des airs d’alibi pour un homme qui dissimule mal sa passion pour le cyclisme, entre vélo stationné contre le mur, t-shirt Vive le Vélo à l’effigie du champion de Belgique et regards enthousiastes par la fenêtre à chaque fois qu’un pédalier bat le pavé quelques mètres plus bas. Couplée à l’essor progressif d’une équipe cycliste portée par Wanty, une entreprise de construction qui est la plus grosse société de Binche, la volonté politique de la majorité communale permet de remettre progressivement la cité du carnaval sur le devant de la scène belge du vélo.

Laurent Devin, le bourgmestre de Binche, à la droite du Roi Eddy lors du départ de la troisième étape du Tour 2019 entre Binche et Épernay.
Laurent Devin, le bourgmestre de Binche, à la droite du Roi Eddy lors du départ de la troisième étape du Tour 2019 entre Binche et Épernay.© BELGAIMAGE

DU NATIONAL À EDDY

Au bout du mois de juin 2018, quand les Binchois voient débouler sur les pavés de leur Grand-Place le maillot bleu de la Quick Step porté par Yves Lampaert, le plan vélo des décideurs vit un premier accomplissement. Le rouleur, qui a faussé compagnie à son coéquipier Philippe Gilbert et à Jasper Stuyven un peu plus de trois kilomètres plus tôt, s’empare du maillot de champion de Belgique et la ville de Binche partage son sentiment de consécration.

Il faut dire que l’accueil de la course au tricolore est l’aboutissement d’un long processus devant permettre à la cité du Gille de faire ses preuves. La ligue vélocipédique belge confie d’abord un championnat espoirs, puis l’épreuve destinée aux élites sans contrat à une ville qui, en parallèle, s’est également offerte deux départs de la Flèche Wallonne. Présent au départ de la course de côte la plus célèbre du printemps des classiques en 2013 puis en 2017, également de la partie sur les pavés de la Grand-Place pour voir Yves Lampaert se parer de noir, jaune et rouge, Christian Prudhomme est visiblement conquis par l’enthousiasme des Binchois. Quant aux questions d’ASO sur la capacité de la ville à accueillir un évènement de cette ampleur, elles sont rapidement apaisées par des vidéos du carnaval local, flashé à 100.000 participants lors des trois jours « gras » de février 2018.

L’année suivante, alors que villes belges et cités frontalières françaises se bousculent pour accueillir le départ de la troisième étape d’un Tour parti de Bruxelles pour rendre hommage à Eddy Merckx, ce sont les Hennuyers qui décrochent le gros lot. Laurent Devin en est averti par un coup de téléphone du grand patron d’ASO, et se retrouve en octobre, quelques semaines après une nouvelle visite de Christian Prudhomme dans le cadre de la semi-classique automnale devenue Binche-Chimay-Binche, dans l’immense Palais des Congrès parisien et au milieu du gratin du cyclisme mondial, comme tous les maires de villes-étapes.

Le lundi 8 juillet 2019, ils sont « plus de 70.000 » à se masser dans les rues de Binche pour saluer la caravane du Tour, rembobine le bourgmestre. « Je me souviens surtout de l’ovation pour Eddy Merckx. Il était escorté par la police, parce que tout le monde voulait le toucher. Il a été accueilli comme un roi, un roi qu’il est d’ailleurs, pour une victoire remportée cinquante ans plus tôt! » L’immense succès, combiné à la croissance de l’équipe Wanty (aujourd’hui en World Tour pour la deuxième saison consécutive), fait encore grandir l’appétit cycliste des Binchois. La nouvelle législature, entamée à la fin de l’année 2018, mise sur un retour prochain de la Grande Boucle et une importance grandissante sur l’échiquier cycliste national.

LA DEUXIÈME FOIS

Le bureau du bourgmestre grouille de souvenirs de ce passage de la Grande Boucle, d’un maillot jaune dédicacé à un cadre reprenant le profil de cette sinueuse étape vers Épernay, alors remportée par Julian Alaphilippe. Binche veut retrouver le Tour, et se donne les moyens de ses ambitions. Le 24 avril 2021, une nuit avant que Tadej Pogacar ne s’adjuge son premier monument en remportant la Doyenne au terme d’un sprint de costauds, Laurent Devin se rend jusqu’en Principauté pour présenter sa candidature à Christian Prud’homme et deux autres dirigeants d’ASO pour accueillir une nouvelle étape de la course cycliste la plus médiatisée au monde. C’est dans le cadre fastueux du Palais des Princes Évêques que le bourgmestre évoque le plan décidé par sa majorité communale pour faire grandir Binche en tant que place forte du cyclisme wallon jusqu’en 2030.

Eddy Merckx, entouré des porteurs de maillots distinctifs du jour en 2019 : Wout van Aert (blanc), Greg Van Avermaet (pois), Mike Teunissen (jaune) et Peter Sagan (vert).
Eddy Merckx, entouré des porteurs de maillots distinctifs du jour en 2019 : Wout van Aert (blanc), Greg Van Avermaet (pois), Mike Teunissen (jaune) et Peter Sagan (vert).© BELGAIMAGE

Afin de surfer sur l’enthousiasme des années dix et de susciter des vocations parmi la nouvelle génération, les décideurs binchois ont en effet appuyé très fort sur les pédales. Un accord avec la ligue vélocipédique belge leur garantit ainsi d’accueillir les championnats de Belgique à quatre reprises au cours de cette décennie: deux fois sur route (2025 et 2030) et deux fois contre-la-montre, en 2029 et surtout en 2024, avec les Jeux olympiques de Paris à l’horizon et un plateau qui pourrait, de Wout van Aert à Victor Campenaerts en passant par Remco Evenepoel, avoir des airs de petit championnat du monde de la discipline.

Finalement choisie par ASO pour servir de liaison entre les pavés du Nord et la désormais traditionnelle ruée vers la Planche des Belles Filles, Binche se prépare donc à accueillir son deuxième grand départ en l’espace de trois ans. Une consécration qui se déguste comme une cuiller de caviar, dans une ville qui aime voir le peloton déambuler entre ses remparts. Depuis le premier étage de la maison du tourisme, qui abrite ses quartiers, le bourgmestre se rêverait presque en nouveau Grammont ou Audenarde, ces villes de l’autre côté de la frontière linguistique où les cyclotouristes s’arrêtent pour une bière ou un café après une sortie sur la selle. Au point de presque compter chaque dérailleur qui retentit sur les pavés de son centre historique.

La course à la réputation nationale se joue pourtant avec un handicap de taille. Là où Grammont ou Huy ont leur Mur, Remouchamps sa Redoute, voire Namur sa Citadelle, la cité du Gille n’offre pas de difficulté significative à se mettre sous la dent. Il y a bien la rue de la Pépinière, ses quelques pourcentages et son pavement imposés au parcours du « National » par la Ligue afin de durcir le circuit final en 2018 et devenue un potentiel juge de paix pour Binche-Chimay-Binche, mais Laurent Devin concède lui-même volontiers que « même s’il faut se la farcir, ce n’est pas non plus le Paterberg. On n’a pas encore une côte répertoriée dans les environs, et c’est une réflexion qu’on mène à chaque fois quand on dessine les parcours, pour les championnats par exemple. »

Le traçage est visiblement à la mode dans la région du Centre, ces derniers temps. Dans le cadre de son ouverture aux deux roues, Binche est effectivement en train de travailler au développement de trois parcours cyclotouristes dans les environs, et à l’établissement de pistes cyclables permettant de rejoindre le centre-ville depuis chacune des sept anciennes communes avoisinantes. De quoi offrir de nouveaux terrains de jeu au clubs cyclotouristes récemment développés dans la région, entre l’enthousiasme suscité par les courses de plus en plus fréquentes et la contamination au pédalier suscitée chez une bonne partie des Belges par le premier confinement. Passés de deux à cinq, sans compter les deux clubs de VTT, les groupes de cyclistes se donneront forcément rendez-vous le 7 juillet prochain sur la Grand-Place de Binche. Avec l’espoir pas tellement secret que l’image d’un Wout van Aert au sourire triomphal ne soit pas seulement une fresque de façade. Et que son maillot laisse un peu le noir et le rouge de côté, pour laisser apparaître le plus possible de jaune.

Un départ plutôtqu’une arrivée

« Quand j’ai présenté notre candidature, j’ai dit qu’on était candidat pour un départ », raconte le bourgmestre Laurent Devin. « Après, si on nous avait donné une arrivée, je n’aurais évidemment pas craché dessus, mais la configuration de la ville s’y prête moins. »

Comprendre qu’avec ses ruelles étroites et sinueuses et son pavé dangereux pour une arrivée massive, dans un coin de Belgique dépourvu de difficulté suffisamment sélective pour éviter un sprint en grand comité, le risque trop important de chute forcerait inévitablement les Binchois à positionner la dernière ligne droite en dehors du coeur de la ville, et donc hors de la portée immédiate de ses commerçants.

« Pour un départ, les gens arrivent en ville très tôt », renchérit le maïeur. « Ils voient les cars des équipes arriver, puis les coureurs qui se préparent, qui sont présentés sur le podium, la caravane publicitaire… » Une expérience plus longue et intense que l’ivresse momentanée d’un sprint final et de podiums expédiés par des coureurs qui ne rêvent que de remonter dans leur car pour se reposer avant de prendre la route vers le point de départ de l’étape suivante.

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