Arnaud De Lie et son équipe Lotto ont recours à l’intelligence artificielle. Une aide de plus en plus fréquente au sein du peloton. © BELGA PHOTO GOYVAERTS

Le cyclisme, dernier résistant à l’IA? «Il n’est pas question de transformer les coureurs en robots»

Nouvel acteur sportif majeur des dernières années, l’intelligence artificielle gagne du terrain. Le cyclisme est l’un des ultimes rebelles, mais sans doute plus pour longtemps. La preuve.

En octobre 2024, les universités d’Anvers, de Gand et l’Imec, un centre de recherche en technologie numérique situé à Louvain, ont annoncé la création d’une nouvelle spin-off: Brailsports. Celle-ci a développé une plateforme d’intelligence artificielle (IA) –déjà opérationnelle au sein de l’équipe cycliste Lotto Dstny, qui avait participé aux premiers tests– dans le but d’aider coachs et athlètes à déterminer le volume d’entraînement optimal et à ajuster les programmes.

Malgré la montée en flèche de l’IA, Lotto Dstny est l’un des rares teams de l’élite à déjà adopter une approche aussi approfondie, à en croire Steven Latré, responsable de l’IA à l’Imec et cofondateur de Brailsports: «Certes, les équipes les plus riches, telles que Visma-Lease a Bike, Lidl-Trek ou UAE Emirates, qui a développé son propre système baptisé « Anna »– utilisent l’IA. Voire même des équipes plus petites auxquelles on ne s’attendrait pas, comme Cofidis. Ces équipes disposent d’une quantité extraordinaire de données sur leurs coureurs grâce à toutes sortes de traceurs et d’appareils de mesure. Elles les analysent, parfois à l’aide d’un simple tableau Excel, parfois grâce à des systèmes plus sophistiqués. Mais ce n’est pas la même chose que ce que fait l’intelligence artificielle approfondie.»

Des entraîneurs à double casquette

Steven Latré compare la lenteur du passage d’une grande base de données à des applications de l’IA dans de nombreux domaines du cyclisme à l’arrivée d’Internet voici 30 ans: «Nous savions qu’il deviendrait très important, sans savoir où nous en serions en 2025. Le développement du Web fut plus rapide dans certains secteurs que dans d’autres. C’est également le cas aujourd’hui avec l’IA. Alors qu’elle est déjà bien établie dans le football, par exemple, nous ne sommes qu’au début de la révolution dans le cyclisme. Mais le train est en marche.»

Pourquoi certaines équipes cyclistes restent-elles hésitantes?

Parce que les managers ou les entraîneurs de l’ancienne génération travaillent sur la base de routines établies de longue date. Ils se disent qu’ils ont toujours fait comme ça, alors pourquoi changer? De plus, la mise en place de l’IA représente un gros investissement. Les teams vélo ne disposent pas d’un budget aussi élevé que les équipes de football. Et certaines formations ne se rendent pas encore compte de l’ampleur des gains d’efficacité que peut apporter l’IA ni de son retour sur investissement. Il faut également disposer de profils différents au sein de l’équipe: pas seulement des entraîneurs traditionnels qui s’y connaissent en physiologie, mais aussi des experts en données. Idéalement, il faudrait même une combinaison des deux.

Supposons que vous soyez directeur d’une petite équipe, recruteriez-vous un coureur de moins et investiriez-vous cet argent dans un analyste?

Je n’économiserais pas un coureur, mais j’emploierais un entraîneur de moins. Le traitement des données et la préparation des rapports de course et d’entraînement se font encore souvent à la main, parfois même avec un stylo et du papier. Cela prend des heures! En outre, la quantité de données est devenue si grande qu’on ne voit plus qu’une gigantesque forêt sans distinguer les arbres. Grâce à l’IA, ces tâches peuvent être effectuées beaucoup plus rapidement et efficacement. Il est préférable d’engager un analyste afin que les entraîneurs puissent se concentrer davantage sur le cœur de leur métier: guider mentalement les coureurs et utiliser les résultats de l’IA pour prendre des mesures concrètes, par exemple rechercher les raisons sous-jacentes d’un problème physique.

Il est préférable d’engager un analyste de données et un entraîneur de moins, estime Steven Latré, cofondateur de Brailsports.

Détecteur de forme et de talents

Dans le peloton, certains mettent en garde contre la «robotisation» des coureurs, contre la charge mentale excessive que représente la multitude de données.

Personne ne parle de cela quand on utilise une technologie de pointe pour rendre un vélo plus aérodynamique… Il n’est pas question de transformer les coureurs en robots. Chaque coureur est différent, bien sûr. L’un ne se préoccupe pas des aspects scientifiques de l’entraînement et veut simplement savoir ce qu’il doit faire chaque jour. L’autre s’y intéresse. En tant qu’entraîneur, il faut donc évaluer soigneusement la quantité de données présentées au coureur. Un chiffre moins bon concernant la récupération ou la qualité du sommeil peut inquiéter certaines personnes au point que, psychologiquement, elles se sentiront moins bien.

En quoi le modèle algorithmique de Brailsports diffère-t-il des applications sportives également basées sur l’IA?

Lorsque les applications et les montres connectées indiquent la charge d’entraînement d’un athlète, elles se basent sur des moyennes tirées de la littérature scientifique ou sur un seul test d’exercice. Il s’agit d’instantanés dont les résultats peuvent déjà devenir inapplicables après quelques semaines d’entraînement. Notre modèle estime la fatigue après chaque entraînement ou course à l’aide d’un grand nombre de données. De cette manière, on obtient un modèle personnalisé et on peut calibrer les séances avec plus de précision.

Grâce au tableau de bord de Brailsports, les entraîneurs de Lotto Dstny ont pu voir, par exemple, que Victor Campenaerts commençait à être fatigué pendant le Tour de France l’an dernier. Il lui a été demandé de rester calme pendant quelques étapes, ce qui lui a permis d’en remporter une en fin d’épreuve. Qu’est-ce que votre modèle d’IA pourrait remarquer que les entraîneurs ou les directeurs sportifs ne voyaient pas auparavant?

C’est avant tout une question d’efficacité. Dans le rythme effréné du Tour, les entraîneurs n’ont pas le temps d’analyser en profondeur un torrent d’informations pour chaque coureur chaque jour. Notre plateforme fonctionne sur la base de la relation subtile entre le sommeil, la fréquence cardiaque –au repos ou sa variabilité lors de stimuli intenses– et la puissance des pas. Après un calcul d’une minute, de simples codes de couleur peuvent indiquer qu’un coureur est fatigué, par exemple parce qu’une infection est latente. Même si l’athlète insiste sur le fait que ce n’est pas le cas, ou que ses résultats n’en témoignent peut-être pas encore. Mais pour l’entraîneur, il peut s’agir d’un signal d’intervention.

En plus du coaching quotidien, l’IA peut-elle aider à détecter les jeunes talents?

Oui, des milliers de jeunes cyclistes publient aujourd’hui les données de leurs entraînements sur la plateforme en ligne Strava ou Zwift. L’IA peut calculer à partir de ces données si quelqu’un a le potentiel de devenir un bon sprinter ou un bon grimpeur. Elle se base également sur de nombreux paramètres différents: ce coureur est né en altitude, ce coureur s’entraîne de manière intensive depuis l’âge de 16 ans. Ou inversement: ce coureur s’entraîne encore peu, dans des zones de fréquence cardiaque basse, car ce sont souvent ceux-là qui sont les plus grands joyaux cachés. On peut examiner tout cela manuellement, mais avec l’IA, il est possible d’ouvrir la fenêtre plus rapidement et plus largement, afin de découvrir des talents issus de pays où le cyclisme n’est pas un sport traditionnel, par exemple. Avec cette nuance que l’IA ne peut pas dire si un coureur a une bonne mentalité, s’il est réceptif aux commentaires, s’il aime s’entraîner ou non… C’est important aussi.

Selon l’équipe UAE Team Emirates, son système Anna a simulé des étapes du Tour avec des coureurs en 3D et avec les puissances pédalées par Tadej Pogacar. Ils auraient ainsi acquis de nombreuses «nouvelles connaissances» sur le parcours de la course. Ils auraient également demandé à Anna comment gagner Milan-Sanremo. Est-ce réaliste?

Il est beaucoup plus difficile d’estimer la meilleure stratégie de course que d’interpréter une performance purement physique par le biais de l’IA. Par exemple, comment simuler qui attaquera à quel moment? Ce n’est pas toujours le plus fort qui gagne, mais parfois le plus intelligent, en fonction de sa connaissance du parcours. Il n’est pas facile d’intégrer cela dans un modèle d’IA. Mais il est possible de calculer la façon la plus rapide de gravir une pente comme le Poggio. Ou même en temps réel pendant la course: combien d’avance on peut donner à un groupe d’échappés sur la base des profils physiques des coureurs de ce groupe et du parcours.

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