Le coup de force de Jumbo-Visma et de Vingegaard décrypté: comment l’équipe néerlandaise et le Danois ont fait entrer cette 11e étape du Tour de France dans la légende
On a vibré ce mercredi sur les routes du Tour de France. Et pas seulement parce que l’autoritaire leader Tadej Pogacar est tombé au profit de son dauphin. Mais tout simplement parce que Jumbo-Visma avait décidé de mettre le feu dans ce premier grand rendez-vous des Alpes avec un plan de bataille ambitieux. Décryptage d’une journée complètement folle et qui va entrer dans la légende.
Le profil de cette 11e étape avait de quoi faire peur. Une mise en bouche avec les télégéniques lacets de Montvernier avant le plat de résistance constitués par les cols du Télégraphe et du Galibier et pour terminer, un dessert presque indigeste avec le col du Granon (11,3 kilomètres à 9,2% de moyenne). Avec la chaleur qui s’est installée dans les Alpes et deux ascensions à plus de 2000 mètres d’altitude, l’on pouvait s’attendre à du grand spectacle. Mais on le sait, les menus copieux sont rarement ceux qui donnent les meilleurs repas sur les routes du Tour de France. Les analystes et spectateurs échaffaudent chaque année des plans de bataille ambitieux, avec des offensives précoces pour mettre à mal le détenteur de la tunique jaune, mais les coureurs, souvent terrifiés par le terrain, se contentent souvent des derniers kilomètres pour tirer leurs cartouches. Ce mercredi, ce ne fut pas le cas grâce à une Jumbo-Visma qui était bien décidée à appliquer sur la route les principes qu’elle avait rédigés sur le tableau noir.
Les failles de Pogacar et l’étude du terrain
On le savait depuis de nombreuses semaines et mois, l’équipe néerlandaise avait étudié jusque dans les moindres détails, toutes les caractéristiques du parcours de cette 11e étape. Les coureurs sont venus la reconnaître à de nombreuses reprises et lors de la journée de repos, Wout Van Aert et consorts laissaient sous-entendre à haute voix qu’ils avaient un plan pour faire vaciller un Tadej Pogacar qui les avait bousculés sur une étape pavée a priori taillée pour la Jumbo-Visma avant de bomber le torse devant un Jonas Vingegaard ambitieux et audacieux au sommet de la Super Planche des Belles Filles.
Les Néerlandais avaient noté sur leur calepin différents éléments susceptibles de mettre Pogacar en difficulté, à commencer par la chaleur. Même si l’on dit souvent que la météo n’a d’influence que sur un coureur qui n’est pas en pleine forme, on sait que certains sont plus sensibles à certains éléments comme la pluie ou la chaleur. On se souvient notamment que cette dernière avait failli jouer des tours à Lance Armstrong en 2003 (le dopage lui en jouera au final un bien plus vilain). Sous la menace d’un Jan Ullrich ressuscité par le cagnard, Big Tex n’a dû son salut qu’à une journée nuageuse lors de l’étape des Pyrénées menant à Luz Ardiden. Malgré une chute en début d’ascension après avoir accroché le sac d’un spectacteur avec son guidon, l’Américain allait revenir dans le coup avant de crucifier tous ses adversaires.
La chaleur serait aussi l’un des talons d’Achille du Slovène, qui n’avait pas su répondre à une offensive de Vingegaard sur les pentes surchauffées du Mont Ventoux voici douze mois. Coup de chaud ou gestion, sachant que Pogi possédais à l’époque un matelas confortable par rapport à son rival ? Les suiveurs avançaient au final la théorie qui leur convenait le plus entre leurs envies d’avoir un Pogacar, soit cynique soit encore humain.
Le deuxième possible point faible relevé par les coureurs de Jumbo-Visma était les difficultés que pouvait rencontrer le dernier double vainqueur sur des ascensions très longues et nécessitant un effort de plus de 55 minutes. Il l’avait d’ailleurs confié à demi-mots dans un podcast avec Geraint Thomas. Pour étayer la théorie, le Ventoux de 2021 revenait encore dans les arguments, mais aussi le col de la Loze, en 2020, où il n’avait pas su répondre à l’estocade de Miguel Angel Lopez, mais surtout de Primoz Roglic. Par deux fois, Pogacar avait donc dû baisser légèrement pavillon contre des coureurs de l’équipe néerlandaise sur le même type de terrain.
La troisième lacune remarquée était évidemment l’équipe UAE. Malgré une grosse campagne hivernale de recrutement, la formation émirati ne semblait pas plus forte que l’année dernière, du moins en dehors de la montagne. Isolé sur les pavés où il n’avait pas pu compter sur un Matteo Trentin forfait juste avant le départ à cause du Covid, Pogi s’en était sorti comme un chef en reprenant même 13 secondes sur un Vingegaard qui avait connu, à l’image de sa formation, une journée de galères entre crevaisons et chutes, malgré la présence de Flandriens de renom comme Van Aert, Tiesj Benoot et Nathan Van Hooydonck à ses côtés.
Les autres membres de la formation UAE comme Rafal Majka, Marc Soler, Marc Hirschi ou George Bennett, arrivé justement du Team Jumbo, semblaient suffisamment costauds que pour contrôler les opérations en haute montagne. Sauf que le Covid et d’autres éléments ont changé la donne. Le Néo-Zélandais a été contraint à l’abandon avant les Alpes à cause d’un test positif à la Covid, le Suisse traîne sa misère depuis le Grand Départ, l’Espagnol doit souvent dépanner sur le plat et manque parfois de fraîcheur quand la route s’élève et le Polonais est touché par le Covid, même si sa charge virale faible lui a permis de rester dans la course. Mais forcément pas à 100% de ses moyens.
Van Aert à l’attaque dès le début
Isoler pour mieux régner, telle était la grande ligne du plan de bataille concocté par l’état-major de la Jumbo-Visma. Et pour cela, il fallait mettre la pression d’entrée sur Tadej Pogacar et son équipe, continuer à les harceler tout au long de la journée avec un serpent à plusieurs têtes, avant d’espérer que Vingegaard puisse conclure et que les rumeurs lancées par le média français Le Parisien concernant des problèmes de dos n’étaient qu’un grand coup de bluff.
Dès le kilomètre 0, Wout Van Aert lançait les hostilités en compagnie de son éternel rival Mathieu van der Poel. On ne le savait pas encore, mais le Néerlandais se lançait dans un ultime baroud d’honneur avant un abandon peu après les lacets de Montvernier, première difficulté du jour. En plus de vouloir placer son tout-terrain pour l’utiliser plus tard dans la course, la Jumbo-Visma allait aussi aider son maillot vert à récolter 20 nouveaux points au sprint intermédiaire. Avec plus de 300 points dans sa besace, ce qui était le total minimum pour s’assurer, sauf chute ou maladie, de ramener la tunique verte à Paris, WVA va désormais pouvoir se consacrer à 100% à l’autre grand objectif de son équipe: la quête du maillot jaune.
Van Aert et van der Poel seront rejoints par 17 autres coureurs parmi lesquels Christophe Laporte qui allait être le second pion avancé par les Néerlandais dans leur quête de jaune.
Dans le col du Télégraphe, le poisson-pilote de WVA devait lâcher le rythme des meilleurs attaquants du jour, parmi lesquels un Van Aert pas loin de donner l’impression d’un champion de Belgique mettant le Ventoux à ses pieds.
Téléguidés par leurs oreillettes, les Jumbo-Visma rallumaient la mèche en vue du sommet. Devant, le maillot vert accélérait et derrière, pendant que le catastrophique réalisateur du Tour Anthony Forestier pataugeait dans la semoule, c’est Benoot qui partait avec Roglic dans sa roue, obligeant Pogacar (avec une tunique déjà bien ouverte) à réagir une première fois, avec un Vingegaard collé dans sa roue. On ne savait pas trop ce qui se déroulait alors que la réalisation s’attardait pendant plus de 500 mètres sur le sprint au sommet du col, en enchaînant les ralentis. Twitter, et sans doute de très nombreux téléspectateurs, fulminaient de rage devant ces choix de réalisation. Un regroupement s’était opéré parmi les cadors, même si l’accélération de Benoot avait déjà sérieusement égréné le peloton.
Au sommet du Télégraphe, Jumbo en remettait une avec Roglic qui allait se caler dans la roue d’un Laporte, qui s’était laissé décroché, pour faire la descente à fond. Ce mouvement de course divisait le groupe en plusieurs étages puisqu’on se retrouvait en comité réduit avec uniquement Roglic, Vingegaard, Geraint Thomas et Pogacar au pied du col du Galibier.
Un quart d’heure fou au début du Galibier
On allait alors assister à une exceptionnelle passe d’armes. Les abeilles néerlandaises piquaient Pogacar à tour de rôle avec des attaques violentes qui obligeaient le maillot jaune slovène à réagir pendant que Thomas tentait de garder son rythme sans se focaliser sur ses rivaux. Après ce quart d’heure fou, les cadors soufflaient et temporisaient, ce qui permettait à d’autres favoris de revenir, à l’initiative de la Movistar d’Enric Mas. Tadej Pogacar récupérait aussi un équipier avec Marc Soler.
Mais Jumbo ne comptait pas s’endormir sur ses lauriers. A plus de six kilomètres du toît du Tour, les Jaune et Noir repartaient à l’abordage avec Roglic qui forçait de nouveau Pogacar à réagir. Le maillot jaune décidait alors que la meilleure défense était l’attaque et prenait la direction des opérations. Sauf qu’avec un air de déjà vu sur la côte de Cap Blanc-Nez, le Slovène se retrouvait entouré de quatre Jumbo-Visma dans les pattes, puisqu’en plus de ses deux chefs de file, Steven Kruiswijk et Sepp Kuss avaient réussi à faire le bond, tout comme Geraint Thomas, Romain Bardet, Adam Yates et Nairo Quintana.
Roglic allait ensuite payer ses efforts et Pogacar allait essorer le groupe en distancant tour à tour Quintana, Yates, Thomas et Bardet. Seul Vingegaard collait encore à la roue du maillot jaune. L’étape devenait réellement épique, alors que les Néerlandais avaient encore leur carte van Aert à abattre. Le Belge commençait d’ailleurs à compter ses coups de pédale et laissait filer Warren Barguil, Simon Geschke et Dylan Teuns, alors qu’il avait sans doute les jambes pour les accompagner.
Dans la descente, Vingegaard et Pogacar, rejoints par leurs poursuivants retrouvaient le porteur de la tunique verte, qui allait rapidement se relever. Dans l’incompréhension générale. On ne comprenait pas trop le plan des Bataves, mais il s’agissait en fait de ramener Primoz Roglic une dernière fois en tête du groupe. Un entreprise risquée alors que Van Aert aurait pu aider son leader danois dans la vallée avant le pied du col du Granon.
Mais impossible n’est décidément pas Van Aert puisqu’il parvenait à ramener Roglic (mais aussi David Gaudu et sa garde rapprochée de Groupama-FDJ) aux avant-postes avant de jeter ses dernières forces dans la bagarre avant le dernier défi du jour que Barguil abordait seul en tête. Il était difficile d’imaginer voir le Breton pouvoir lever les bras au sommet des 11 kilomètres d’ascension à plus de 9% de moyenne.
Derrière, Tadej Pogcar souriait à la caméra. Il avait résisté à toutes les estocades de ses rivaux jusque-là et semblait quasiment les narguer en mondiovision avant la dernière grande bagarre. Devaient-ils craindre le courroux du gentil cannibale ? Celui-ci allait-il plier le Tour dès ce mercredi ?
Le « coup de barre » de Pogacar, la fusée Vingegaard
Nairo Quintana était le premier à sortir du groupe des favoris pendant que Primoz Roglic rendait les armes après un dernier relais lors duquel il n’avait pas pu donner autant qu’il espérait à son leader danois. Le Colombien creusait lentement et revenait sur les Latour, Teuns et Geschke avant de fondre sur son coéquipier Barguil, qui était complètement en train de s’effondrer au point de ne pouvoir l’aider ni d’un relai ou d’un bidon. Il aurait de toute façon fallu plus que quelques gorgées d’eau ou de boisson isotonique pour aider Kingtana à aller chercher le bouquet d’étape. A un peu plus de cinq kilomètres du sommet, le Tour venait en effet de basculer.
Alors que le groupe du maillot jaune était tiré par Rafal Majka, Vingegaard accélérait violement. Pogacar ne réagissait pas semblant s’appuyer encore sur les dernières forces de son équipier polonais pour boucher le trou. Sauf qu’on avait remarqué qu’il s’était rassis après avoir essayé de réagir au coup de canon du grimpeur danois. Pogacar était en train de craquer, sa tunique ouverte prouvant qu’il n’appréciait vraiment pas la chaleur, pendant que Vingegaard avalait Romain Bardet, qui avait attaqué un peu avant, avant de croquer et de recracher Quintana.
La fusée danoise aux airs de Macaulay Culkin fonçait (à une moyenne de … 18,9 km/h), malgré la sévérité de la pente, vers le sommet d’un col du Granon et ne levait les bras qu’une fois la ligne franchie. Chaque seconde comptait avant de profiter de ce succès retentissant, son premier sur la Grande Boucle, qui était la cerise sur le gâteau indigeste que la Jumbo-Visma avait réussi à faire avaler à Tadej Pogacar. Son maillot jaune ouvert, le Slovène voyait partir un à un tous ses rivaux, de Geraint Thomas à Adam Yates en passant par un David Gaudu, revenu d’entre les morts pour finir à une superbe cinquième place. Le débours du tenant du titre, avec les 10 secondes de bonif engrangées par le vainqueur du jour, sera de 3’01 ». Un scénario que personne n’aurait jamais osé écrire au départ de cette onzième étape.
Le « coup de barre » de Pogi s’explique sans doute par l’accumulation des efforts à répétition consentis lors des difficultés précédentes. Peut-être n’a-t-il pas toujours su s’alimenter, alors qu’il avait les bidons nécessaires sur sa machine lors de ses passes d’armes ? Pendant ce temps, Vingegaard pouvait légèrement s’abriter quand ses partenaires rallumaient la mèche que le pompier slovène devait éteindre en urgence. Il ne pouvait pas vraiment compter sur Majka et Soler, pas aussi consistants que leurs alter-egos de la formation batave.
Les ambitions du tableau noir sont devenues réalité
Le plan brillant et ambitieux écrit à la craie sur le tableau noir de la Jumbo-Visma s’était déroulé pratiquement comme prévu. Une rareté dans un cyclisme moderne où les tactiques à la Pro Cycling Manager restent largement enfermés dans la réalité virtuelle. Il fallait sans doute remonter à 2011 et au coup de force d’Andy Schleck et de l’équipe Léopard pour retrouver un tel coup de force individuel et collectif. C’était d’ailleurs non loin de là, au sommet d’un Galibier, qui a encore aidé à faire basculer le Tour, comme en 1998 sous les coups de pédale rageurs et EPOisés de Marco Pantani.
S’il a pris une bien belle option sur la victoire finale à Paris, Jonas Vingegaard n’a pas encore course gagnée et sait bien qu’il faudra se méfier jusqu’au bout d’un Tadej Pogacar, très beau perdant comme en atteste sa poignée de main sincère de félicitation à l’égard du Danois, mais surtout revanchard. Contrairement à d’autres coureurs, le Slovène n’aura certainement pas peur de perdre pour gagner un troisième Tour, ce qui le rendra aussi imprévisible que dangereux.
Pour contenir les probables assauts de celui qui ne portera plus que la tunique blanche de meilleur jeune ce jeudi, Vingegaard pourra compter sur son armada d’Hollandais volants. Bien qu’avec sa touche noire-jaune-rouge dans ses rangs, la Jumbo-Visma a fini par avoir comme adage que « l’union fait la force. »
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