Le chef-d’oeuvre de Mathieu van der Poel à Sanremo décrypté
Discret depuis le début de saison, Mathieu van der Poel a surpris les autres favoris sur la route de Sanremo. Une victoire à la « MVDP ». Analyse.
Il y a deux ans, lors de la semaine précédant Milan-Sanremo 2021, Mathieu van der Poel a vu passer une photo sur Instagram. Celle de la victoire en solitaire de son grand-père Raymond Poulidor lors de la Primavera 1961, exactement soixante ans plus tôt.
Ce jour-là, pour une fois, le destin favorise « l’éternel second ». À mi-course, il crève, perd une minute et demie et songe à abandonner. Mais grâce à un ralentissement du peloton, le Français parvient à revenir. Plus tard, avec Jean-Claude Annaert et Albertus Geldermans, il attaque même au pied du Poggio, l’ascension devenue mythique qui figure alors pour la deuxième fois au parcours de Milan-Sanremo.
Dans la deuxième moitié du Poggio, Poulidor accélère à nouveau. En route pour sa première et unique victoire dans un monument. De justesse, car sur la Via Roma, le jeune Poupou, âgé de 24 ans, ne conserve finalement que trois secondes d’avance sur Rik Van Looy, qui remporte le sprint du groupe de poursuivants.
Le petit-fils Mathieu revient sur cette histoire soixante ans plus tard, en 2021. « Si je gagne Milan-Sanremo samedi, ce sera bien sûr génial. Mon grand-père est toujours une grande source d’inspiration pour moi. Il en sera ainsi jusqu’à la fin de ma carrière. Mais une motivation supplémentaire ? Non, ce n’est pas le cas. Gagner Milan-Sanremo est déjà historique en soi ».
Le Néerlandais ne marchera pas sur les pas de son grand-père dans cette édition de la Primavera. Il termine cinquième d’une course remportée par Jasper Stuyven. Il s’est montré trop défensif dans le Poggio. « J’aurais dû attaquer, mais je n’ai pas osé. »
Fast forward jusqu’au samedi 18 mars 2023, 62 ans jour pour jour après la victoire de Poulidor, décédé en 2019. Sur la ligne d’arrivée de cette même Via Roma, sa fille Corinne verse une larme. Son fils Mathieu vient de remporter Milan-Sanremo. Comme son grand-père, comme si c’était prédestiné. Il s’est envolé tel un avion de chasse dans les derniers hectomètres du Poggio et a rallié l’arrivée en solitaire. Avec un peu plus de marge que son papy.
Grâce à une avance de quinze secondes, la plus importante dans Milan-Sanremo depuis 1994, il peut même prendre le temps d’en profiter. C’est d’ailleurs ce que lui a conseillé son chef d’équipe, Christoph Roodhooft, via son oreillette, dans le dernier kilomètre.
Solo au sommet
Van der Poel se rend également compte qu’à 28 ans, il doit plus que jamais savourer ces succès. « Une victoire spéciale dans une course spéciale », dit-il après l’arrivée. Exactement comme il avait décrit son scénario idéal dans une vidéo de son équipe Alpecin-Deceuninck : « Arriver seul en haut du Poggio et descendre seul jusqu’à l’arrivée ». Mais MvdP s’en rend bien compte : « Seuls quelques coureurs dans l’histoire ont réussi ça. Ils ont montré que c’était possible. »
Un connaisseur, Van der Poel, car depuis 1994, un seul coureur a réussi à franchir le sommet du Poggio en solitaire et à tenir jusqu’à la ligne d’arrivée : Vincenzo Nibali en 2018, mais pas grâce à une attaque aussi dévastatrice que celle du Néerlandais. Ce dernier a ainsi démenti la description cruijffienne de la Primavera qu’il avait faite avant le départ : « Milan-Sanremo est une course si difficile parce qu’elle n’est pas assez difficile. »
C’est en partie pour cette raison que Van der Poel est devenu le quinzième vainqueur différent au cours des… quinze dernières années. Mais en appliquant une recette exceptionnelle : ne pas être le coureur le plus intelligent, mais simplement le plus fort. Tadej Pogacar et Wout van Aert l’ont d’ailleurs admis sincèrement après coup.
C’est précisément ce qui rend sa troisième victoire dans un monument si extraordinaire : c’est peut-être le chef-d’œuvre de sa carrière jusqu’à présent. Après tout, il est le seul à avoir pu décrocher le meilleur coureur (de tour) de notre époque (Tadej Pogacar), le meilleur coureur contre-la-montre du monde (Filippo Ganna) et son éternel rival (Wout van Aert) sur le Poggio.
Ce n’est pas un hasard si Van der Poel a établi un nouveau temps record (5 minutes et 40 secondes) au sommet, un chrono – période EPO exclue – qui tenait depuis 1995. Bien que Van der Poel doive également ce record au rythme imprimé par Bahrain Victorious au pied, à l’accélération fulgurante de Tim Wellens, deux minutes exactement, et à la prise de contrôle de Tadej Pogacar, une minute et dix secondes, qui a suivi.
Il a pu se laisser emmener, après s’être niché dans la roue de Matej Mohoric pour réduire l’écart sur Wellens et Pogacar. Puis il a aussi très intelligemment laissé passer Van Aert lorsque Pogacar a accéléré avec Søren Kragh Andersen (le coéquipier de Van der Poel) et Filippo Ganna. Le coureur Jumbo-Visma a ensuite franchi les dix mètres qui les séparaient de Pogacar et Ganna. Avec MvdP dans la roue.
Van der Poel contre Mohoric
Le visage impassible, alors que les trois champions devant lui luttent visiblement contre la douleur, Van der Poel se prépare à ce qu’il n’avait pas osé faire en 2021. Et pas pu, à cause d’un mauvais positionnement. Une attaque à fond dans la montée qu’il a repérée trois fois la semaine dernière. Une attaque qui est même arrivée un peu plus tard qu’il ne le souhaitait. Il a en effet dû attendre qu’il y ait un espace entre Pogacar et le mur.
Ce qui a suivi est « Van der Poelien » : une explosion de 21 secondes, poussant plus de mille watts debout sur ses pédales, tandis que Pogacar (qui était à bout de souffle après sa tentative), Ganna et Van Aert devaient rester en selle. Dans la courte ligne droite vers le sommet, celle où le vent soufflait le plus fort, il a ainsi creusé un écart de trois secondes.
Van der Poel a encore gagné sept secondes dans la descente. Selon ses propres termes, à « 80% », sans prendre de risques. Mais en étant à bloc après chaque virage. « On ne pouvait pas faire ça », a déclaré Pogacar après coup. Van der Poel a ainsi réalisé un temps de descente estimé à 3 minutes et 36 secondes, soit une à deux secondes de moins que le casse-cou Matej Mohoric lors de l’édition 2022, avec son fameux « dropper post ». Avec le vent dans le dos, parcourir les deux derniers kilomètres jusqu’à la Via Roma à 55 km/h a été un jeu d’enfant.
C’est le triomphe d’un tueur passé maître dans l’art d’attendre le bon moment. L’ancien Van der Poel, parfois téméraire, aurait probablement continué à rouler après la Cipressa, alors qu’il était brièvement en tête après la descente avec son coéquipier Søren Kragh Andersen et Matteo Trentin. Aujourd’hui, il s’est intelligemment retenu, comme il l’avait fait plus tôt au sommet de la Cipressa, pour laisser passer Trentin en tête. Le mode « économie » était activé.
Car « son » moment, dans le Poggio, devait encore à venir – comme il l’avait indiqué auparavant comme étant son scénario idéal. Exactement comme Van der Poel a obtenu son premier grand succès sur route en 2013, également en Italie, lors des championnats du monde juniors à Florence. Son père Adrie l’avait alors obligé, après un contre-la-montre médiocre, à attendre la montée finale de la Via Salviati pour attaquer. Et c’est là que le fils a mis le feu aux poudres. Avec succès. « La sensation dans la dernière ligne droite restera à jamais gravée dans ma mémoire », avait alors expliqué Mathieu.
Pas de cache-cache
Il n’était pas certain que le Néerlandais éprouverait à nouveau les mêmes sensations sur la Via Roma en 2023. Après tout, il n’avait pas encore atteint son meilleur niveau à Tirreno-Adriatico, la seule course par étapes de toute sa carrière, à l’exception du Tour d’Algarve 2020, dans lequel Van der Poel n’a pas terminé la moindre étape dans les dix premiers. Dans les deux étapes en côte, MvdP a dû s’avouer vaincu à chaque fois. « J’espérais avoir de meilleures jambes », a-t-il alors déclaré. Il n’était pas nécessaire pour lui d’aller jusqu’à la limite.
En revanche, il a montré avec ses deux lead-outs parfaits pour son coéquipier/sprinteur Jasper Philipsen que son explosivité était au rendez-vous. Et ce qui est passé inaperçu : dans l’étape de montagne vers Sassotetto, Van der Poel a terminé 56e, à plus de huit minutes de Primoz Roglic, mais avec plus de onze minutes d’avance sur Filippo Ganna et douze minutes sur Wout van Aert.
Il n’a donc pas joué à cache-cache. Il ne s’inquiétait pas non plus, tout comme la direction de l’équipe qui est restée sereine. La confiance était au rendez-vous pour le premier grand objectif après le Mondial de cyclocross. Pas les Strade Bianche ou Tirreno-Adriatico, comme en 2021, mais Milan-Sanremo.
Pour ce faire, le Néerlandais a dû modifier son approche à l’entraînement. Alors qu’avant les championnats du monde de Hoogerheide, il s’est beaucoup entraîné sur des efforts courts et explosifs, il a ensuite dû augmenter son endurance.
En termes scientifiques : abaisser sa valeur VLaMax. En effet, plus un coureur est explosif, plus sa VLaMax est élevée et plus il passe rapidement dans le rouge. C’est déconseillé si l’on veut briller dans les classiques de six heures et plus. La baisse de cette valeur ne peut se faire qu’au prix de longues séances d’entraînement et en accumulant beaucoup de fatigue. De plus, Van der Poel a couplé cela avec un séjour de deux semaines à l’hôtel Syncrosfera de Denia, équipé de chambres d’altitude, pour simuler un véritable stage en altitude.
Par conséquent, il n’était pas frais lors des Strade Bianche et de Tirreno-Adriatico. Mais après une semaine de repos, dite de supercompensation, il était au rendez-vous de Milan-Sanremo.
Détendu comme Van der Poel
“Comment dois-je célébrer ? »
Son talent physique a fait le reste. Mais il ne faut pas non plus sous-estimer l’aspect mental. Selon ses coéquipiers et l’entourage d’Alpecin-Deceuninck, MvdP a été particulièrement détendu toute la semaine. Il plaisantait et s’amusait avec tout le monde.
Même le matin avant le départ, lorsqu’il a demandé au petit déjeuner : « Comment dois-je célébrer aujourd’hui ? » C’est pourquoi, lorsque leur leader a annoncé « Les gars, je me sens super ! » dans leur oreillette pendant la course, ses coéquipiers étaient prêts à aller au feu pour lui.
C’est cette décontraction et cette concentration mentale qui permettent au tueur à sang froid qu’est Van der Poel de prendre les bonnes décisions pendant la course. Même lorsque la tension est à son comble. Comme au Tour des Flandres l’année dernière, où Pogacar était le plus fort, mais où il s’est avéré le plus intelligent au sprint. Comme lors des championnats du monde de cyclocross à Hoogerheide, lorsqu’il n’a pas sauté par-dessus les barres et qu’il a tout misé sur le sprint face à un Van Aert surpris. Ou comme samedi dernier sur le Poggio, avec son attaque au timing parfait.
Alors que son grand-père Raymond Poulidor, malgré son succès à Milan-Sanremo, avait tant de mal à s’imposer dans les plus grandes courses, son petit-fils semble y parvenir avec aisance. Ce n’est pas pour rien que son papy l’appelait déjà « Mon petit phénomène » en 2014, alors que Mathieu n’avait que 19 ans. Le petit phénomène est devenu depuis « un grande campionissimo ». Qui, au nom de son grand-père, a signé un chef-d’œuvre lors de la Primavera 2023.
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