La fin du requin de Messine: Quelle trace Vincenzo Nibali laissera-t-il dans le grand livre du cyclisme ?
Vincenzo Nibali va participer à sa dernière Vuelta. Nouvelle étape de sa tournée d’adieu, avant un retrait définitif au Tour de Lombardie. Quelle trace laissera-t-il dans le grand livre de l’histoire du cyclisme?
9 juillet 2014. Cinquième étape du Tour de France. L’étape des pavés, crainte par tout le peloton depuis que le parcours a été dévoilé. On se croirait plus en automne qu’en été. Qu’importe, Vincenzo Nibali fait le job et le fait même très bien. Il est en jaune, bien aidé par Jakob Fuglsang, son coéquipier chez Astana. Il est le troisième à franchir la ligne, à une vingtaine de secondes du vainqueur, Lars Boom.
« Même s’il n’a pas gagné, cette étape a été très importante pour sa carrière, carrément pour toute sa vie », détaille Marco Pastonesi. L’homme, 67 balais, a longtemps été un journaliste phare de La Gazzetta dello Sport. Après son départ à la retraite, il a rédigé avec lui l’autobiographie de Nibali. Titre de ce bouquin sorti en 2018: La quinta tappa. La cinquième étape. Une allusion à cette fameuse étape des pavés au Tour 2014.
Vincenzo Nibali n’est jamais parvenu à emballer les foules, il n’a pas réussi à susciter des vocations. » MARCO PASTONESI, SON BIOGRAPHE
« Sur le papier, c’était un terrain qui ne lui convenait absolument pas », continue l’auteur. « C’était la première fois qu’il roulait sur des pavés. Mais ce jour-là, il a réussi l’exploit de distancer Alberto Contador et de mettre Chris Froome dans un tel état qu’il a fini par abandonner. Là-bas, Nibali a posé les premières pierres de sa victoire finale à Paris. »
Ce Tour de France 2014 reste le plus beau fait d’armes de la carrière de Vincenzo Nibali. Un succès qu’on n’avait pourtant pas vu venir, même pas en Italie. Quand le peloton s’est élancé d’Angleterre, dans le Yorkshire, Froome était le grand favori. Et Contador passait pour son principal rival. Habituée à envoyer deux journalistes sur le Tour, La Gazzetta dello Sport avait décidé, cette année-là, de n’en accréditer qu’un seul. « Mais quand Nibali a pris le maillot jaune dans la deuxième étape à Sheffield, on m’a demandé de filer dare-dare sur la course. »
Vincenzo Nibali a fait très fort sur ce Tour. Il a remporté quatre étapes, et le deuxième du classement final, le Français Jean-Christophe Péraud, lui a concédé plus de sept minutes. Pourtant, aujourd’hui encore, il doit justifier son triomphe. On a toujours dit que si Froome et Contador ne s’étaient pas plantés, il ne se serait jamais imposé. Nibali a toujours estimé que ce raisonnement n’était pas correct. Dans une interview à Sport/Foot Magazine, il a expliqué ceci: « Ce n’est pas juste d’analyser les choses comme ça. Alors, je pourrais aussi dire que quand Froome a gagné le Tour en 2013, Contador n’était pas à son meilleur niveau et je n’étais pas là. Il a dû battre qui pour gagner? Personne! Oui, je pourrais dire ça, mais je m’abstiens. Chaque course a sa propre histoire. Basta! »
Son biographe pense exactement la même chose. « Froome et Contador qui n’ont pas assumé dans ce Tour, franchement ça ne m’intéresse pas. Les chutes, les maladies, les méformes, tout ça fait partie de la course. Nibali a conquis una grandissima vittoria. »
Une carrière au pain sec et à l’eau
Le Sicilien Vincenzo Nibali est devenu le septième – et toujours dernier – Italien à inscrire son nom au palmarès du Tour. Où se situe-t-il par rapport à ses devanciers? « C’est toujours compliqué de comparer parce qu’on parle d’époques différentes », analyse Pastonesi. « Je suis fasciné par les débuts du cyclisme et j’ai tendance à croire que, plus loin on remonte dans le temps, plus les conditions étaient difficiles. Donc, je dirais que les victoires les plus marquantes sont celles d’OttavioBottecchia (1924 et 1925), puis celles de GinoBartali (1938 et 1948), Fausto Coppi (1949 et 1952), Gastone Nencini (1960), FeliceGimondi (1965), Marco Pantani (1998), et enfin Nibali. »
Un élément plaide en faveur de Nibali pour l’auteur. Jamais, il n’a été suspecté de dopage. « Jusqu’à preuve du contraire, comme on dit en Italie, il a toujours roulé au pain sec et à l’eau. Ça donne un relief supplémentaire à sa victoire au Tour de France. » Il ajoute: « De tous les coureurs modernes, il est celui qui se rapproche le plus de la vieille école, dans le sens positif du terme. Il était actif d’un bout à l’autre de la saison, on le voyait dans les courses du printemps et il était toujours là au Tour de Lombardie. Il aurait pu rouler du temps de Coppi et Bartali. Il suffit d’observer attentivement son visage qui traduit la souffrance, l’effort. On ne lui a donné aucune victoire, il a mérité tout ce qu’il a gagné, il ne doit rien à personne. »
Malgré son palmarès impressionnant, Vincenzo Nibali n’a jamais atteint le statut mythique, immortel des campionissimi du passé. De même, il ne rivalise pas avec ces champions sur le plan de la popularité. « Il n’est jamais parvenu à emballer les foules, il n’a pas réussi à susciter des vocations. Il n’a pas le caractère explosif de Mario Cipollini, il n’a pas le côté mystérieux d’un grimpeur comme Pantani. Il n’a pas déclenché le même effet dans le public que Valentino Rossi dans le sports mécaniques ou Alberto Tomba en ski. Nibali a été et est toujours une référence dans sa discipline, mais ça s’arrête là. »
Nibali est dans le cercle très fermé des sept coureurs qui ont gagné les trois grands tours.
Pastonesi pense que si Le requin de Messine n’a pas dépassé les frontières de son sport, sa personnalité renfermée y est pour quelque chose. « Il est incroyablement timide, très sérieux et concentré sur sa vie privée. Quand vous lui posez une question, il vous répond sans vous regarder dans les yeux, comme si c’était un réflexe pour se protéger. Souvent, le premier mot de sa réponse est niente (rien), comme s’il n’avait en fait rien à raconter. Mais ce n’est absolument pas le cas. Si vous arrivez à lancer une conversation profonde, il devient très ouvert et très direct. Alors, il arrête de peser chaque mot. Mais il est concis, il va droit au but. Il n’a toutefois pas l’aura, en public, d’une Federica Pellegrini, notre championne de natation. Elle pourrait présenter le Festival de Sanremo. Nibali ne serait qu’un invité. C’est ça, la différence. »
Grand départ pour son Amérique à lui
Après avoir remporté la Vuelta en 2010 et le Giro en 2013, Vincenzo Nibali a donné une nouvelle dimension à sa carrière en triomphant au Tour de France en 2014. Il a rejoint le cercle fermé des coureurs qui se sont imposés dans les trois grands tours. À l’époque, cinq hommes seulement avaient réussi l’exploit: Jacques Anquetil, Felice Gimondi, Eddy Merckx, Bernard Hinault et Alberto Contador. Chris Froome les a entre-temps rejoints.
« Nibali, Froome et Contador ont des parcours complètement différents. Je me souviens que Froome, du temps où il roulait pour l’équipe Barloworld, avait fini hors-délais au Giro et avait été exclu de la course pour s’être accroché à une moto. Après ça, il s’est métamorphosé de façon spectaculaire. Nibali, lui, a progressé petit à petit, en continu. Quand il était en début de carrière, Giancarlo Ferretti, le team manager de Fassa Bortolo, l’avait invité au départ du Giro, en 2005. Il n’était pas dans la sélection, mais Ferretti voulait lui faire découvrir l’ambiance d’un grand tour. Contador, c’est encore différent. Il y a eu la fameuse histoire de dopage au Clenbutérol, même s’il a toujours clamé son innocence. D’un autre côté, c’était impossible de ne pas l’admirer, tellement il avait de la classe et du talent. Nibali était moins doué que lui au départ, mais plus volontaire et déterminé. Il est la preuve vivante qu’on ne réussit pas seulement avec ses jambes, mais aussi avec la tête et le coeur. J’ai toujours été sous le charme de sa grande tenacia, sa façon de ne jamais rien lâcher. Il avait l’art de mettre le focus sur une course, de se programmer, d’accepter de souffrir plus que n’importe quel autre coureur pour arriver à ses fins. »
La ténacité de Vincenzo Nibali s’expliquerait par son parcours chez les jeunes, selon le biographe. Vu qu’il n’y avait pas de courses en Sicile, il a quitté le nid familial de Messine à l’âge de seize ans pour s’installer un millier de kilomètres plus au nord. Il s’est affilié dans un club en Toscane. Il a trouvé un nouveau refuge à Mastromarco, chez le président du club, Carlo Franceschi, et son épouse Bruna.
« Il a émigré comme beaucoup d’Italiens l’ont fait avant lui en allant chercher du boulot en Amérique. Il a grandi à Messine dans une famille simple et honnête. Son Amérique à lui, c’était Mastromarco. Il a trouvé là-bas un deuxième père, une deuxième mère, une deuxième patrie où il a poursuivi son éducation avec les bonnes valeurs. »
Victoires romantiques
Alors que Chris Froome a bâti son palmarès (46 victoires professionnelles) uniquement en remportant des classements et des victoires d’étapes, tandis qu’Alberto Contador (68 victoires) n’a gagné qu’une seule course d’un jour (Milan – Turin), Vincenzo Nibali s’est illustré un peu partout. Il totalise actuellement 53 succès dont treize courses d’un jour. Il a été sacré deux fois champion d’Italie dans la course en ligne, il s’est adjugé la Bretagne Classic à Plouay, et il a surtout triomphé à trois reprises dans des monuments: Milan – Sanremo et deux fois le Tour de Lombardie.
« Il a souvent gagné en y ajoutant la manière, en marquant les esprits. Comme il n’a pas les qualités d’un vrai sprinteur, il était obligé de faire le ménage plus tôt dans la course. Une victoire au terme d’un raid solitaire, ça reste ce qu’il y a de plus beau et de plus romantique dans ce sport. C’est ça, la vraie pureté du cyclisme. »
Il a conquis de nombreux supporters par son approche agressive. Dans notre numéro Spécial Tour de France en 2018, il expliquait: « J’ai toujours été un coureur offensif, mais il y a eu une évolution. Avant, j’attaquais encore plus. Mais je le faisais parfois aux mauvais moments et ça m’a fait rater des victoires. Au fil des années, je suis devenu un peu plus attentiste, plus réfléchi. En même temps, j’ai évolué parce j’ai découvert mes facultés physiques, et j’ai commencé à me concentrer de plus en plus sur les grands tours. »
Durant ses grandes années, Vincenzo Nibali maîtrisait parfaitement l’art de l’improvisation. Comme lors de son attaque surprise et décisive très tôt dans le Poggio, à Milan – Sanremo en 2018, alors qu’il était censé rouler pour son coéquipier Sonny Colbrelli. Ou comme au Tour d’Italie 2016: Steven Kruisjwijk semblait bien parti pour s’adjuger le général, jusqu’à une attaque du Sicilien qui a finalement remporté cette course pour la deuxième fois.
Pourquoi il n’est pas (tout à fait) un dieu
Le palmarès de Vincenzo Nibali pourrait être encore plus beau. « Il lui manque au moins une victoire supplémentaire au Tour d’Italie. En 2010, il était là pour aider Ivan Basso. Il était plus fort que lui, mais il a obéi aux consignes et respecté la hiérarchie dans l’équipe. Il devrait aussi compter un titre olympique. À Rio, il fonçait vers la médaille d’or au moment où il a chuté dans une descente. Et sans doute un titre mondial. À Florence, sur un parcours qui ressemblait à celui de Rio, il aurait pu faire quelque chose, mais c’est Rui Costa qui a gagné. Avec ces trois victoires en plus, il serait considéré comme un dieu. Mais bon, les chutes font partie de la course, il faut l’accepter. »
Le 11 mai dernier, Nibali a annoncé ses adieux prochains en direct à la télé, à l’arrivée de la cinquième étape du Giro, chez lui à Messine. De façon tout aussi symbolique, il a décidé que sa dernière course serait le Tour de Lombardie, le 8 octobre. Deux fois, en 2015 et 2017, il a remporté la classique des feuilles mortes en réalisant de grands numéros de descendeur.
Pastonesi est convaincu qu’après son retrait, il continuera à jouer un rôle dans le cyclisme. « J’ai entendu que les organisateurs du Giro l’avaient contacté pour lui proposer un poste d’ambassadeur. Mais il n’a pas encore abordé son avenir en public. Je l’imagine bien dans un rôle de team manager, d’agent, d’ambassadeur. Il pourrait être bon dans plein de fonctions. »
Et puis, le cyclisme italien aura toujours bien besoin de lui. « Plus les années passent, plus on se rend compte de ce qu’il a représenté, parce qu’aucun autre coureur n’est parvenu à reprendre le flambeau. Les Italiens doivent surtout le remercier pour tout ce qu’il a fait, pour les émotions, pour l’exemple qu’il nous a donné. »
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