Jan Ullrich, la tragedie d’un tricheur
Le natif de Rostock a remporté le Tour de France il y a 25 ans, avant de tomber de son piédestal. Une biographie récente dépeint la vie extraordinaire de l’ancien champion allemand.
Par Jacques Sys et Udo Ludwig
Aujourd’hui encore, des proches de Jan Ullrich se plaisent à raconter une histoire datant de l’époque où l’Allemagne se passionnait pour le cyclisme. Par un beau jour d’été, la télévision allait retransmettre en direct une rude étape de montagne du Tour d’Allemagne, mais les coéquipiers d’Ullrich étaient terriblement inquiets: le matin, ils avaient trouvé Jan dans un état douteux dans sa chambre d’hôtel. Il avait le regard fixe et avait manifestement bu. N’importe quel homme normal serait resté au lit mais Ullrich a trébuché jusqu’à son vélo, a péniblement gravi les différents cols avant de se laisser dévaler la pente et d’achever l’étape à la troisième place, dans un massif autrichien, sous les acclamations de la foule.
Ullrich est le seul à pouvoir dire à quel point il a été difficile de vivre dans le mensonge.
Ce sont des anecdotes de ce genre qui ont conféré son statut à Jan Ullrich: ses performances surnaturelles, sa capacité à endurer la souffrance et à se sacrifier pour son équipe. Il y a 25 ans, Jan Ullrich est devenu le premier – et le seul – Allemand à gagner le Tour. Mais il s’est passé beaucoup de choses depuis juillet 1997. Ullrich est devenu un héros, il a été adulé, il est devenu un produit marketing et a été pressé comme un citron. Puis, il a été convaincu de dopage et divers scandales l’ont amené au bord du gouffre. Le héros s’est mué en personnage de tragédie, mais il a conservé son éclat. Une nouvelle biographie vient de sortir et l’ARD, la première chaîne publique allemande, a récemment produit une série documentaire en cinq épisodes le concernant.
Toujours populaire
Pareille fascination peut étonner. Jan Ullrich s’est retiré de la vie publique depuis un certain temps. Il poste encore de temps en temps du contenu sur Instagram, mais c’est tout. En général, l’Allemagne classe ses vedettes au moindre faux-pas, à la moindre contre-performance. Ullrich en a fait l’expérience: il n’était pas le bienvenu au départ du Tour 2017 à Francfort. ASO, la fédération allemande de cyclisme et les organisateurs locaux étaient tous d’accord sur ce point. Ullrich était un paria aux yeux de la presse comme de ceux qu’il avait plongé dans l’hystérie en remportant le Tour 1997. Il n’en a pas moins annoncé sa présence, le long du parcours de la deuxième étape, et il a tenu parole. Il a suivi le Tour chez des copains, dans la bourgade de Korschenbroich et s’est montré le long du tracé. Les gens l’ont acclamé et l’ont même inondé de cadeaux: beaucoup de chocolat. Personne n’a parlé de dopage, ce jour-là.
Jan Ullrich n’a jamais eu le charisme d’un champion. Il est timide, avare de paroles. Très vite, sa vie n’a tourné qu’autour du cyclisme. Chez lui, son père était alcoolique et le mariage de ses parents a donc capoté. À treize ans, Ullrich quitte le domicile familial pour une école de sport à Berlin. Il intègre le système sportif de la RDA, qui lui permet de fuir sa dure réalité. Le célèbre entraîneur allemand Peter Becker l’a découvert et l’a conduit au sommet de la hiérarchie mondiale. La classe exceptionnelle, le caractère en acier et l’ambition d’Ullrich l’ont frappé. Le coureur a toujours eu l’art de se motiver pour les grands rendez-vous.
Beaucoup de coureurs d’Allemagne de l’Est voulaient réussir, pour obtenir des privilèges et pour avoir le droit de voyager. C’étaient leur principale motivation. Pas Ullrich. Lui voulait juste être performant. Le reste importait peu. Pendant sa jeunesse, il s’est astreint à des entraînements très durs, sous la houlette de Becker, qui l’a amené à pratiquer différentes disciplines sportives, a amélioré son explosivité, l’a rendu polyvalent et a puisé dans tous les trésors de la science sportive dont disposait la RDA. Ullrich a dévoilé son talent pour la première fois en 1993, en étant sacré champion du monde amateurs. Un an et demi plus tard, il passait professionnel, au sein du prestigieux Team Telekom.
Le héros d’une nation
Après la réunification de l’Allemagne, Ullrich a rejoint Hambourg, où Wolfgang Strohbandt, un marchand de voitures d’occasion, s’est occupé de tous les détails de sa vie: logement, voiture… Strohbandt était véritablement la nounou de la future star. Ullrich a rapidement atteint les sommets. Il a emménagé chez son amie Gaby, à Merdingen, un village de 2.500 âmes au cœur de la Forêt Noire et il aurait déjà pu enlever son premier Tour de France en 1996, mais il s’est plié aux consignes de l’équipe et a terminé deuxième, derrière son leader, le Danois Bjarne Riis.
Un an plus tard, il a triomphé dans l’Hexagone, un succès largement répercuté par la presse allemande. 80 journalistes ont envahi la caravane durant la dernière semaine du Tour. Ullrich semblait destiné à un grand avenir. Même dans les cols les plus pentus, il restait bien en selle. Ça aussi, il l’avait appris en RDA. Toutefois, c’est contre le chrono qu’Ullrich déployait toute sa puissance. Il était invincible et distançait tous ses rivaux. En 1997, il a relégué le deuxième du classement, Richard Virenque, à neuf minutes à l’issue du contre-la-montre.
Pourtant, durant cette troisième semaine, il a souffert de diarrhée et d’un rhume. La manière dont il déjouait toutes les attaques, tous les contretemps, était d’une beauté inégalée. On découvrait un champion qui paraissait sur le point de mourir sur son vélo, mais qui résistait, envers et contre tout.
Sept ans après la réunification, l’Allemagne s’était trouvé un héros commun. C’était un conte de fées. Le pays tout entier était à ses pieds. On prédisait au coureur de 23 ans une série de triomphes. «Durant les dix prochaines années, personne ne pourra le battre», déclara même son concurrent, Lance Armstrong.
Tout le monde voulait être associé à Ullrich: la presse, le monde politique et économique. Il est devenu une attraction publicitaire. On aurait dit que toute la nation avait attendu l’émergence d’une idole. Jan Ullrich était aussi un cadeau du ciel pour le sponsor, Telekom. L’entreprise étatique venait d’être restructurée et était entrée en bourse. Son champion devait faire grimper le taux des actions.
Jan Ullrich, qui avait interrompu ses études de mécanique, est alors devenu multimillionnaire. En octobre 1997, il a été élu plus grand sportif allemand de tous les temps, devant Franz Beckenbauer, Michael Schumacher, le légendaire boxeur Max Schmeling et Boris Becker. Ullrich a émergé au moment où le pays avait besoin d’un nouvel étendard: Boris Becker avait remporté son dernier grand tournoi en 1996, Michael Schumacher était moins performant depuis qu’il avait intégré l’écurie Ferrari et l’équipe nationale de football était médiocre, sous la direction de Berti Vogts. Ce gamin insouciant au visage couvert de taches de rousseur tombait donc à pic.
Déclarations hypocrites
Jan Ullrich a été baladé d’un rendez-vous à l’autre. La plupart des gens perdraient tout sens des réalités dans pareille tourmente médiatique. En plus, Ullrich est issu d’une famille simple, il est influençable et écoute trop de gens. Il mange et boit trop pour compenser. Plus tard, Ernst Weis, le père de son amie, racontera qu’il n’avait pas seulement une relation avec sa fille, en Forêt Noire, mais aussi avec le vin rouge. Il rompt avec Peter Becker et sombre souvent dans la mélancolie. Il ne reste plus grand-chose du coureur qui réfléchissait à ses entraînements.
Dans sa biographie parue en 2004, Ullrich écrit que les attentes démesurées dont il faisait l’objet ont été trop lourdes. Jusqu’à présent, il n’a jamais dit à quel point il lui avait été difficile de vivre dans le mensonge. Il n’a pas gagné le Tour proprement. Il était dopé. Son sang était bourré d’EPO, comme celui de tous ses coéquipiers Telekom et de la plupart de ses concurrents.
Quand on lui parlait de dopage, il jouait les grands sportifs. Pour lui, un grand sportif s’entraîne beaucoup, mais est aussi attentif au fair-play et à la morale. Le dopage, disait-il, était méprisable, synonyme de tricherie. Il ajoutait que les risques encourus étaient tels que le dopage était impensable à ses yeux. Des déclarations hypocrites.
La chute
Aucun sportif ne se dope par plaisir. Il y est contraint, sous la pression de ses concurrents, de son staff, des fédérations, des sponsors et de ses propres ambitions. Comment Ullrich peut-il s’extirper de ce piège s’il reçoit la bénédiction des plus hautes instances? La clinique universitaire de Fribourg, dirigée par l’éminent professeur Joseph Keul, lui administre ses injections. Ses assistants mettent au point tout un programme de dopage, couvert par Keul. Plus tard, il dira que son institut a traité Ullrich intensément, mais proprement. Les médecins de Fribourg font partie d’une machine efficace qui maintient les sportifs sous son joug. S’ils sont convaincus de dopage, les sportifs sont conspués.
Un moment donné, Jan Ullrich a eu peur de subir le même sort que Pantani.
En juillet 1997, nul ne pouvait imaginer qu’Ullrich avait déjà atteint le sommet de sa carrière. Il a encore achevé le Tour en deuxième position à quatre reprises, il a livré des duels épiques contre Lance Armstrong et a remporté le Tour d’Espagne en 1999. Mais ensuite, il n’a cessé de décliner et a définitivement chuté après un bref come-back. Ullrich souffrait du genou. Ivre, il a provoqué plusieurs accidents et s’est blessé à l’articulation lors d’une collision. En 2002, on a trouvé des traces d’amphétamines dans son urine et on l’a suspendu. Tout le monde l’a laissé tomber. Il s’est présenté à la reprise des entraînements en surpoids, a promis à son amie de ne plus boire, en vain.
En outre, les temps devenaient durs. L’EPO étant désormais détectable, le sport s’est tourné vers le dopage sanguin. Ullrich s’est acoquiné avec le médecin espagnol Eufemiano Fuentes, sans savoir que celui-ci était déjà dans le viseur de la justice. Quelques jours avant le début du Tour 2006, la nouvelle tombe: l’ancien roi-soleil est un client de Fuentes. Il est suspendu. C’est d’autant plus tragique que la route de la victoire est enfin ouverte, Lance Armstrong, son éternel rival, s’étant retiré. Ullrich fait ce qu’on lui a appris: il nie, il ment. Il n’a rien à voir avec tout ça. Pourtant, sa carrière est bel et bien terminée.
Déni et frasques en tout genre
Il annonce son retrait définitif en 2007 et affirme arrêter l’âme en paix: il n’a jamais trompé personne ni fait de mal à qui que ce soit. En 2013, dans le talk-show d’Oprah Winfrey, Lance Armstrong reconnaît avoir eu recours à l’EPO lors de ses sept victoires au Tour. Il perd tous ses titres. Ullrich se tait. Il ne changera jamais son fusil d’épaule: il impute aux autres la responsabilité de tout ce qui a mal tourné dans sa vie. Il est le seul à savoir pourquoi il se mure dans le silence et le mensonge. Par la suite, son ancien directeur sportif et homme de confiance, Rudy Pevenage, dira qu’il a suivi le conseil de ses avocats et que les enjeux financiers étaient colossaux.
La presse a démoli Jan Ullrich. En Allemagne, elle est encline au pardon envers ceux qui confessent leurs fautes, mais Ullrich ne l’a jamais fait. Il a été victime de sa soif de succès, d’attention et de gloire. Il voulait être adulé. Il lui est difficile de vivre sans cette reconnaissance, mais il a lui-même ruiné son image en persistant à réfuter toutes les accusations, malgré l’accumulation de preuves. Le 19 avril 2013, l’ancien soigneur Jef d’Hont a déclaré que certains coureurs s’injectaient eux-mêmes leurs produits, mais qu’Ullrich ne l’avait jamais fait, faisant systématiquement appel aux médecins. «Je l’ai vu de mes propres yeux, car je devais compiler les unités», a-t-il ajouté.
Jan Ullrich s’est réfugié en Suisse pour échapper à ces turbulences. Il a épousé sa compagne, avec laquelle il a trois enfants. Ça ne l’a pas calmé. À Majorque, il s’est bagarré avec son voisin, l’acteur et réalisateur allemand, Til Schweiger. Ullrich l’a agressé, lui et ses invités, et a passé une journée en prison. De retour en Allemagne, il a malmené une escort-girl dans un hôtel de luxe à Francfort. Il a de nouveau été arrêté et a même été interné dans un hôpital psychiatrique. La presse s’est régalée de la chute de son idole. Elle a abondamment commenté ses arrestations, photos à l’appui. Ullrich menotté, Ullrich torse nu, un essuie-main sur la tête. Impossible de tomber plus bas. L’homme a des problèmes psychologiques. Sa femme déclare qu’il a besoin d’aide. En 2014, il a échappé de justesse à une peine de prison: ivre, il a provoqué un accident de la circulation, blessant deux personnes.
LE NAUFRAGE
Jan Ullrich se complaît dans sa propre existence. Il a une explication, une excuse à tout. Il impute ses problèmes à sa femme, qui a longtemps essayé de maintenir le navire à flot avant de le quitter, avec les enfants. Il ne comprend pas qu’elle est partie parce que sa vie et celle des enfants était devenue insupportable.
Plus tard, Jan Ullrich a toutefois reconnu qu’à un moment donné, il était sur le point de devenir un deuxième MarcoPantani. L’Italien, lauréat du Tour 1998, est mort d’une overdose de cocaïne dans une chambre d’hôtel.
L’année dernière, malgré tous ces problèmes, on a voulu refaire l’histoire du héros, 25 ans après sa victoire au Tour de France. L’œuvre devait s’appeler «Retour de France». Ça devait être un énorme documentaire, pour lequel Ullrich allait effectuer certains tronçons du parcours. Mais on a rapidement compris qu’il n’en était plus capable.
Peu avant Noël 2021, le pilote d’un avion effectuant un trajet entre Cuba et l’Allemagne a débarqué Ullrich au Mexique. Des amis ont demandé de l’aide à Lance Armstrong. Celui-ci a trouvé son ancien concurrent inconscient, attaché à un lit à l’hôpital de Cancun.
Depuis, l’ancienne star s’est calmée. Ullrich, qui a maintenant 48 ans, a réemménagé à Merdingen, où une rue porte son nom. Là où sa saga a débuté, il y a plus de 25 ans.
Principaux résultats
– Championnat national contre-la-montre 1995
– 7 victoires d’étape au Tour de France en 1996, 1997 (2), 1998 (3) et 2003
– Tour de France 1997
– 2 x champion d’Allemagne 1997 et 2001
– HEW Cyclassics 1997
– 2 victoires d’étape à la Vuelta 1999
– Vuelta 1999
– 2x champion du monde contre-la-montre 1999 et 2001
– Tour de Suisse 2004
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