Il y a 50 ans disparaissait Jean-Pierre Monseré: la fin d’un rêve pour le cyclisme belge
Le 15 mars, il y aura cinquante ans que Jean-Pierre Monseré est décédé. Il était aux portes d’une grande carrière lorsqu’il a été victime d’une collision frontale avec une voiture à Retie. Monseré est mort sur le coup avec sur les épaules le maillot arc-en-ciel qu’il avait conquis six mois plus tôt.
Il est de ces ironies particulièrement morbides. Car en réalité, le coureur aurait préféré rester à la maison ce jour-là. C’est à contrecoeur que, le matin, Jean-Pierre Monseré téléphone à Eric et Roger De Vlaeminck pour se rendre ensemble à Retie, afin de participer à une course. Monseré, contrairement à son habitude, ne semble pas très enthousiaste. Mais peut-être s’est-il donné du courage sur la route de Retie. Cinq jours avant Milan-Sanremo, cela ne peut pas faire de tort d’avoir un peu plus de kilomètres de compétition dans les jambes. Car il voulait toujours briller sur la Primavera.
Jean-Pierre Monseré aimait cultiver l’image d’un bon vivant, qui ne s’entraînait pas beaucoup.
La course de Retie constitue une préparation idéale. Mais apparemment, il n’a pas l’intention d’aller au bout de l’épreuve. C’est ce qui est convenu avec Eric et Roger: ils s’arrêteront à mi-parcours, après avoir parcouru le grand tour. Ils l’annoncent aussi en riant au pasteur chez qui ils se sont changés: « Nous serons vite de retour. »
UN CHOC TERRIBLE
Nous sommes le lundi 15 mars 1971. Un jour noir dans l’histoire du cyclisme belge. Monseré roule dans un groupe de tête de 17 coureurs, sur une longue ligne droite, à Lille. Après avoir déjà parcouru une centaine de kilomètres, les coureurs se dirigent vers Retie où quelques petits tours dans la localité sont encore prévus. Jean-Pierre sait que, pour lui, la course est quasiment terminée. Le vent souffle de face, le peloton s’est éparpillé en éventails. Jempi, comme on le surnomme, a quitté la tête du petit groupe et s’est laissé rétrograder. À un moment, il se retourne, probablement pour voir s’il reste des poursuivants. C’est probablement la raison pour laquelle il ne remarque pas que, sur le parcours ouvert à la circulation, une voiture arrive en sens inverse.
Le choc est terrible. Monseré heurte le flanc gauche de la voiture de plein fouet, se retrouve catapulté sur le pare-brise et s’écrase sur la route en béton. Dans le groupe de tête, tout le monde met pied à terre et se retourne, sans dire un mot. Les coureurs assistent à une scène effroyable: Monseré est allongé au sol, sans réaction. Il saigne du nez et du sourcil gauche. Le médecin qui se porte à son secours se penche sur sa poitrine et comprend qu’il n’y a plus rien à faire. Des débris de verre jonchent la route. Derrière le volant, la conductrice reste hagarde. Autour d’elle, on hurle et on jure, mais elle n’entend rien. L’image fait le tour du monde: Jean-Pierre Monseré couché sur le bitume, dans son maillot arc-en-ciel. On dépose rapidement une couverture sur son corps. La Belgique est en deuil.
Deux jours plus tard, le corps de Jean-Pierre Monseré est exposé à Roulers. Son soigneur mal voyant tâte la dépouille des pieds à la tête. Il énumère toutes les blessures: du genou meurtri aux vertèbres cervicales brisées. Les équipiers de Monseré, dont une partie sont revenus de Paris-Nice, sont effondrés, et ne peuvent pas retenir leurs larmes. Plus de 40.000 personnes assistent à l’enterrement.
TOUJOURS UNE RODENBACH
Jean-Pierre Monseré était un bon vivant. Lorsqu’il allait s’entraîner avec quelques équipiers, on rigolait beaucoup. Parfois, la joyeuse bande s’arrêtait dans une boulangerie ou un café. Car, disait-il, il fallait profiter de la vie. Il aimait cultiver cette image. Même s’il ne buvait jamais d’alcool, il commandait toujours une Rodenbach au bar, et versait le contenu du verre dans un pot de fleurs.
Le lendemain, on retrouvait Monseré seul, qui se donnait à fond comme si sa vie en dépendait. Il était très discipliné et avait faim de victoires. Chaque matin, il se levait tôt pour aller s’entraîner. Au ce niveau-là, il était en avance sur son temps et était l’un des premiers coureurs à avoir abandonné l’endurance pour se concentrer surtout sur l’entraînement par intervalles. Avec son kiné Jacques Delva, il soulevait aussi des poids afin de muscler son corps et d’améliorer sa souplesse. Cette implication, combinée à des capacités physiques au-dessus de la moyenne, le prédisposait à dominer le cyclisme pendant une longue période. Même si l’on ne saura jamais jusqu’où il aurait pu aller.
Le Flandrien est devenu professionnel en septembre 1969. Quelques semaines plus tard, il remportait le Tour de Lombardie, mais sans pouvoir célébrer cette victoire. Monseré avait en effet terminé deuxième, derrière le Néerlandais Gerben Karstens, avant que celui-ci ne soit testé positif au contrôle anti-dopage. Néanmoins, Jean-Pierre était bien décidé à s’attaquer à l’hégémonie d’ Eddy Merckx avec son ami Roger De Vlaeminck. Ensemble, ils ne faisaient qu’un.
Tous deux aimaient également blaguer pendant la course. Comme lors du Tour de Lombardie de 1970, lorsque Monseré avait convenu avec De Vlaeminck d’attaquer à un moment où le peloton décrétait un cessez-le-feu pour permettre à chacun de se soulager. Ce qu’ils ont fait! De Vlaeminck s’était caché un peu plus loin, à la sortie d’un des nombreux tunnels. Monseré avait ensuite raconté à Eddy Merckx que De Vlaeminck s’était échappé. Merckx avait alors roulé comme un forcené et s’était lancé à sa poursuite. De Vlaeminck avait dû puiser au plus profond de ses réserves pour effectuer la jonction, s’était ensuite positionné à hauteur de Merckx et lui avait demandé pourquoi il avait subitement accéléré. Pour être rentré à l’heure à la maison? Un peu plus loin, Monseré était plié de rire.
RUPTURE ET CUISINE GRATUITE
Le Roularien a connu un premier grand fait d’armes en 1970, en devenant champion du monde à Leicester, en Angleterre. Avec Eddy Merckx, Roger De Vlaeminck et Walter Godefroot, l’équipe belge comptait plusieurs chefs de file et tout le monde n’était pas d’accord avec la sélection de Monseré. Pourtant, Jempi avait clairement mérité sa place. Six mois plus tôt, lors du championnat de Belgique à Yvoir, il avait impressionné en rattrapant Merckx à trois reprises. C’était du jamais vu à cette époque. Après que les deux se soient apparemment mis d’accord, Merckx a remporté son premier maillot tricolore.
Jean-Pierre Monseré n’avait aucun complexe, et était décidé à jouer crânement sa chance à Leicester. Il s’était mêlé à toutes les offensives dès le départ, et était donc aussi partie prenante de l’échappée décisive, amorcée à soixante kilomètres de l’arrivée. Felice Gimondi avait faussé compagnie au peloton, Monseré s’était quant à lui lancé à sa poursuite avec quelques autres coureurs. Il avait ensuite attaqué à plusieurs reprises, mais sans parvenir à se débarrasser du petit groupe. Jusque dans le dernier tour. Monseré avait discuté avec deux Français, Charly Rouxel et Alain Vasseur, et ceux-ci avaient fermé la porte lorsque Jempi avait lancé sa dernière attaque. C’est ainsi qu’il était devenu champion du monde. Plus tard, Monseré racontera que Gimondi lui avait promis un demi-million de francs belges, soit l’équivalent de 12.500 euros, s’il le laissait devenir champion du monde. Monseré n’avait pas accepté. L’histoire avait suscité de nombreux commentaires en Italie. Jean-Pierre, qui ne réfléchissait pas toujours aux conséquences de ses paroles, ne s’y attendait pas.
Remous ou pas, les supporters s’étaient rassemblés devant sa maison de Roulers. Souple comme un chat, il était monté sur le toit de son habitation pour saluer la foule. Monseré s’était vu proposer un plantureux contrat de l’équipe italienne Salvarani et l’avait signé. Mais le soir-même, il avouera au patron de Flandria, Paul Claeys, qu’il le regrettait. Sa femme Annie, qu’il venait d’épouser, aurait préféré qu’il reste chez Flandria. Il s’était donc envolé pour l’Italie avec Paul Claeys pour résilier son bail. C’est ce qu’on peut lire dans le livre de Mark Van Hamme consacré à Monseré, publié il y a dix ans. Le coureur flandrien avait usé de son charme auprès du patron de Salvarini et celui-ci avait accepté de rompre l’accord à condition qu’il retire ses accusations formulées à l’encontre de Gimondi. Malgré tout, il appréciait tellement Monseré qu’en dépit de cette rupture, il lui avait promis une cuisine gratuite. Et il tiendra parole: après l’accident mortel de Jean-Pierre, il appellera sa veuve pour lui demander quand il pouvait livrer la nouvelle cuisine.
ROBIN DES BOIS
Jean-Pierre Monseré était issu d’une famille d’ouvriers très modeste. Il a grandi dans un quartier pauvre de Roulers. Le public flamand s’est toujours reconnu dans des coureurs originaires d’un milieu peu aisé qui sont devenus des vedettes. La riche histoire du cyclisme flamand regorge d’exemples de ce genre. Comme celui de Cyrille Van Hauwaert, qui a redoré l’image du Flamand à la préhistoire du sport cycliste. Ses victoires rayonnaient dans le monde entier. Ou celui d’ Odiel Defraeye, le premier vainqueur belge du Tour de France, devenu un modèle au début du XXe siècle, et qui a fait comprendre qu’un peuple ne pouvait se faire respecter que s’il était physiquement fort. Defraeye a aussi donné confiance aux gens.
D’une certaine manière, Monseré l’a également fait, à une autre époque. Sa persévérance a fait de lui une star, même s’il ne s’est jamais comporté de la sorte. Il était très sociable et très disponible. Il ne refusait jamais une invitation, car il voulait faire plaisir à tout le monde. Lorsqu’il était en société, il voulait toujours faire bonne impression et avoir le dernier mot, mais il en allait tout autrement lorsqu’il était seul. Malgré ses prestations, il ne se mettait jamais en avant. À ce niveau-là, il ressemblait au vrai Flandrien, qui préfère s’illustrer par les actes que par les mots.
Jean-Pierre était pourtant bien plus sensible qu’il ne le laissait paraître. À l’école, déjà, il prenait toujours le parti des plus faibles. Il ne pouvait pas supporter que quelqu’un soit le souffre-douleur des autres et n’hésitait jamais à intervenir. Et il était très sensible à l’égard des gens qui souffraient d’un handicap. Au départ, Monseré rêvait plutôt d’une carrière de footballeur. Mais il n’est pas parvenu à atteindre le niveau espéré. Il s’est donc tourné vers le cyclisme. Lorsqu’il a disputé sa première course en 1961 à Lendelede, il a pris le départ avec un vieux maillot de football sur les épaules. On s’est moqué de lui. Mais Jean-Pierre a terminé troisième sur 52 participants. Le début d’une belle carrière cycliste. Il a remporté sa première course officielle, à Ruddervoorde, avec sept minutes d’avance.
Jean-Pierre a parfois été surnommé le Robin des Bois du peloton. C’était dû à son comportement, son amabilité, son ouverture d’esprit et son sourire spontané. Comme amateur, il avait terminé deuxième du championnat de Belgique en 1964. Ensuite, Monseré est passé chez Flandria. Un Flandrien au service d’une équipe flandrienne: il était prêt à conquérir le monde. En 1971, avec le maillot arc-en-ciel sur les épaules, il a directement remporté le Tour d’Andalousie. Le grand objectif de sa saison était alors Milan-Sanremo. Jusqu’à ce jour noir à Retie.
Mais comme aujourd’hui, la course n’attendait pas. Quelques jours plus tard, l’équipe Flandria était au départ de la Primavera, comme si de rien n’était. Mais le coeur n’y était pas. Un jour plus tard, toute l’équipe était à l’enterrement. Eddy Merckx lui-même était rentré dare-dare d’Italie, avec le bouquet de fleurs qu’on lui avait offert pour sa victoire à Sanremo.
Ce bouquet que Jean-Pierre aurait tellement voulu brandir fut déposé sur son cercueil. Aujourd’hui encore, Monseré continue à vivre dans le coeur de sa famille, de ses amis et de ses supporters. Et jouit d’un statut d’icône.
Jean-Pierre Monseré
NÉ LE 08/09/1948 à Roulers
DÉCÉDÉ LE 15/03/1971 à Lille
PROFESSIONNEL De 1969 à 1971
EXPLOITS Tour de Lombardie 1969 ? 2 victoires d’étape au Tour d’Andalousie 1970 ? Champion du monde1970 ? Six Jours de Gand 1970 (avec Patrick Sercu) ? Victoire finale au Tour d’ Andalousie + 2 victoires d’étape 1971
Giovanni, cinq ans plus tard
Cinq ans après la mort de Jean-Pierre, le sort s’est de nouveau acharné sur la famille Monseré. Son fils de sept ans, Giovanni, est renversé par une voiture à Rumbeke, alors qu’il faisait la course avec quatre petits camarades et était en tête. Une voiture déboule d’une rue latérale. Comble de l’ironie, lui aussi portait un maillot arc-en-ciel.
Giovanni, qui venait de faire sa première communion, est emmené vers un hôpital de Roulers, puis transféré en hélicoptère à Bruges. Mais il n’y a plus rien à faire. Giovanni était doté du même caractère que son père: lui aussi était enjoué et jovial. Et rêvait d’une carrière dans le cyclisme. Il avait reçu son petit vélo de Freddy Maertens, un ami de la famille.
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