Cyclisme: pourquoi Peter Sagan a toujours la rage de vaincre
Touché par le coronavirus, Peter Sagan n’entame pas sa saison en Belgique, mais aux Strade Bianche, samedi prochain. À 31 ans, le Slovaque ne fait plus le show, mais est toujours animé de la même rage de vaincre.
13 octobre 2020, dixième étape du Giro. Après une première partie de journée très rapide, Peter Sagan prend part à l’échappée du jour, sur les routes qui mènent à Tortoreto. Le parcours, qui comporte des tronçons très raides, ne lui convient pas, mais il est dans un grand jour. Malgré un temps exécrable, le Slovaque se défait de son dernier compagnon d’échappée, Ben Swift, dans l’ultime côte, pour boucler seul les douze derniers kilomètres. Ce n’est que le neuvième solo de ses 114 victoires. Et c’est sans conteste le plus héroïque.
Peter Sagan ne veut pas que son fils Marlon suive ses traces. « Oh non, je veux qu’il soit heureux.
À l’arrivée, en présence de spectateurs, Sagan est accueilli avec ferveur. Il brandit le poing et fait un geste des deux mains. Il ne peut contenir sa joie: c’est son premier succès depuis le Tour de France 2019. Par-dessus le marché, un arc-en-ciel se dégage des nuages et rend la scène encore plus féerique. Même les dieux du ciel sont conscients de la portée de ce triomphe. Le triple champion du monde en souligne l’importance: « Je suis surtout heureux de la manière. J’ai été fidèle à mon style: j’ai attaqué, j’ai souffert, je me suis battu. Les gens auront pris plaisir à voir cette course et c’est important pour moi. Ce succès n’est pas comparable à un titre mondial, mais il aura toujours une place particulière dans mon coeur. »
Flash-back, deux ans plus tôt, le 2 novembre 2018. La Villa Chanticleer, un établissement chic situé sur les collines de Sonoma County, une région vinicole de Californie, accueille un fundraising dinner du King Ridge et de la Specialized Foundation. Objectif: récolter de l’argent pour les enfants pauvres. Figure centrale: Peter Sagan. Avant, pendant et après le dinner program, de riches amateurs de cyclisme l’accaparent. Nous assistons au dîner, pour un reportage destiné à notre Guide Cyclisme. Nous voyons Sagan s’isoler un bref instant et aller s’asseoir tranquillement sur un banc, dehors, pour admirer la magnifique nature californienne. On aurait donné cher pour connaître ses pensées.
Malheureusement, le répit de Sagan est bref: trois dames d’un certain âge l’abordent. Il reste amical, mais elles s’accrochent et Gabriele Uboldi, son bras droit, responsable de ses relations publiques, doit le délivrer. Il passe ensuite en revue l’agenda du lendemain. Il y a notamment une balade en ballon à 6h30. Sagan va donc encore devoir se lever tôt, alors qu’il reste sur trois longues journées de séances photos pour ses sponsors américains, dont une dans San Francisco downtown. « Peter aime-t-il ça? », demandons-nous. « Ce n’est pas le problème », rétorque Uboldi. « Il doit le faire. Ça fait partie de son boulot, au même titre que l’entraînement. Non, il n’est pas simple d’être Peter Sagan. Il est parfois très stressé, car ces obligations de sponsoring et de presse requièrent énormément d’énergie. Demain, la balade en ballon l’amusera. Peter aime bien les interactions avec ses supporters et le cyclisme en lui-même. »
C’est manifeste quand Sagan semble se prêter de bon gré aux nombreuses demandes de selfies, remerciant chaque fois poliment ses fans, avant, pendant et après la route le long de vignobles de Sanoma County. Il nous parle même avec décontraction des crazy amateurs de cyclisme en Belgique, de ses entraînements en Flandre occidentale et du mauvais état des pistes cyclables.
Interviewes déprimantes
Nous gardons pourtant en mémoire l’image de Sagan, abattu sur son banc, comme les propos d’Uboldi: « Être Peter Sagan n’est pas facile ». Ça confirme les interviewes accordées en automne par la plus grande vedette du cyclisme. Avant le Mondial d’Innsbruck, qui se déroulait sur un parcours beaucoup trop dur pour lui, il avait déclaré qu’il serait soulagé d’être libéré de la pression inhérente au maillot arc-en-ciel, au bout de trois ans de cohabitation avec celui-ci. Il a confié à El Pais qu’il trouvait le cyclisme ennuyeux, car il ne se passe rien entre les kilomètres vingt et 200. Enfin, il a déclaré à Fiets Magazine qu’il commençait à s’irriter du manque de respect du peloton. « Chacun ne pense plus qu’à sa pomme. »
Les propos qu’il tient dans les colonnes de L’Équipe fin 2018 sont encore plus inquiétants. « Quand je loge à l’hôtel, il m’arrive de ne plus savoir si je suis en Belgique, aux États-Unis ou en France. Parfois, j’en ai vraiment marre. Ça devient trop. Je suis content que ça ne dure plus que quelques années. Je ne peux pas imaginer passer encore quinze ans dans le milieu », déclare-t-il, alors qu’il vient de prolonger son plantureux contrat chez BORA-hansgrohe, qui lui rapporte cinq millions d’euros par an.
Ces propos déprimants paraissent étranges pour un coureur qui vient de s’adjuger Gand-Wevelgem, Paris-Roubaix, trois étapes du Tour de France et un nouveau maillot vert. Toutefois, Sagan a encaissé deux uppercuts au Tour. Il y a eu sa chute dans la descente du Col du Val Louron-Azet, qui ne l’a pas laissé indemne. Des mois plus tard, en Californie, il nous montre ses cicatrices. Et il parle de « la douleur indescriptible » qu’il a dû supporter durant les derniers jours conduisant le peloton à Paris. Son entraîneur de l’époque, Patxi Vila, raconte que Sagan a franchi ses propres limites. « Cette journée aura un impact sur la carrière de Peter. Il y a un avant et un après. »
Il prend une claque mentale encore pire, toujours en 2018. Durant la deuxième semaine, une fuite de la presse slovaque le contraint à annoncer qu’il divorce de sa femme Katarina. « Nous avons décidé de suivre chacun notre voie, en nous respectant mutuellement. Nous pensons tous deux à Marlon. Nous voulons lui offrir la meilleure éducation possible et être les parents dont il a besoin. » Marlon est leur fils, né huit mois plus tôt. Un jour très important, le 25 octobre 2017. Sagan s’est fait tatouer un poing de son bébé sur la poitrine. Il considère cet enfant comme la plus grande réussite de sa vie, comme il le dit en juin 2019 à CyclingTips. « La plus grande chose dans ma vie », affirme-t-il, alors que la question portait pourtant sur le plus beau souvenir de sa carrière cycliste…
Huit mois plus tôt, Sagan avait parlé au NRC Handelsblad de son grand rêve. Ce n’était pas de gagner enfin Milan-Sanremo, mais « que mon fils grandisse en sécurité. » Et, surtout, il ne désire pas que Marlon suive ses traces. « Oh non, je veux qu’il soit heureux. C’est déjà assez difficile avec toutes les tentations comme internet, les drogues et toutes ces merdes. Je veux lui consacrer du temps. »
Absence pénible
C’est justement là que le bât blesse pour un cycliste professionnel, surtout quand il a autant d’obligations commerciales que Sagan. Avant même le Tour 2018, durant lequel il annonce son divorce, Sagan confie au Nieuwsblad qu’il lui est de plus en plus pénible de devoir embrasser son fils via FaceTime. Et après un printemps chargé, un stage aux États-Unis et le Tour de Californie, le voilà de nouveau loin de son foyer, cette fois au Tour de Suisse. Cette séparation lui est vraiment pénible, comme le montre une nouvelle déclaration, plus tard, dans les colonnes de Vélo Magazine. « Tout ce que j’ai voulu et planifié dans ma vie a mal tourné. »
Katarina a eu une énorme influence sur sa prise de maturité, racontait son ami d’enfance, Martin Kolar, dans notre Guide Cyclisme 2017. « Elle a aidé Peter à découvrir un nouvel aspect de sa personnalité, un côté plus émotif. Avant, il jurait qu’il ne tomberait jamais amoureux. Jusqu’à ce qu’il rencontre Katarina, la première à avoir atteint son coeur. Il est heureux, serein, détendu avec elle… » La naissance de son fils lui a donné une vision plus sérieuse de la vie. « Marlon m’a calmé », confiait le Slovaque au NRC Handelsblad l’année dernière.
Katarina et Marlon lui manquent tellement que son père, Lubomir Sagan, recommence à suivre Peter à la Vuelta 2018 ainsi que durant la saison suivante, comme il le faisait à ses débuts. Ce soutien est bienvenu après son divorce, d’autant que Sagan ne connaît plus le succès. Au printemps 2019, une diarrhée tenace le handicape. Il prend ensuite une mauvaise décision: il participe à Tirreno-Adriatico, alors que sa condition n’est pas optimale.
Sagan remporte une étape du Tour de France et un nouveau maillot vert grâce à une volée de places d’honneur. Mais le showman a disparu. Il n’imite plus Forrest Gump, tout au plus fait-il encore un wheeling de temps en temps. Il semble rouler et parler en pilotage automatique. Sagan ne peut même pas contenir un soupir quand un journaliste TV australien le qualifie de « seule rock star du Tour ». Il rétorque: « Je ne suis qu’un cycliste comme les autres. » Il sait que ce n’est qu’un souhait. Son palmarès, son charisme et ses 4,2 millions de followers sur les réseaux sociaux l’ont transformé en marque qui doit montrer qu’il vaut son méga contrat, selon les normes en vigueur en cyclisme, de cinq millions d’euros. À l’issue de son printemps raté en 2019, les sponsors de son équipe envoient même un mail au manager, Ralph Denk: « Comment Sagan peut-il encore justifier son salaire? »
Sagan est devenu une marque grâce à son palmarès, son charisme et ses 4,2 millions de followers sur les réseaux sociaux. Il doit maintenant montrer qu’il vaut son méga contrat de cinq millions d’euros.
Bien plus que les hordes de supporters, c’est cette pression, assortie de nombreuses obligations sociales, qui ont ôté à Sagan tout plaisir de rouler. Pendant des heures, il doit tourner des spots publicitaires, notamment pour BORA et Hansgrohe, les sponsors de son équipe. « Sagan ne peut plus voir en peinture des douches ni des cuisinières. C’est tout juste s’il parvient encore à se plaquer un sourire artificiel sur la figure », confie un proche. Même en hiver, le Slovaque parcourt le monde pour ses Sagan Fondo’s en Californie, en Colombie et en Argentine. A Never Ending Tour d’une star à deux roues, qui ne pense qu’à être un bon père de famille, à trente ans passés. Il a donc apprécié le confinement du dernier printemps. Ainsi, il a pu passer du temps avec Marlon, tous les jours à Monaco. Katarina habite quelques centaines de mètres plus loin. Fièrement, il poste la phrase suivante sur Instagram: « Les meilleurs moments après une longue journée d’entraînement… J’apprends à mon fils à rouler à vélo. »
Qualité plutôt que quantité
Sagan se préoccupe beaucoup moins de sa baisse de forme et des critiques qui accompagnent la raréfaction de ses victoires que de l’avenir de son fils. « Quand on gagne, on est sensationnel. Mais dès qu’on traverse une période moins faste, on est classé. J’ai appris à ne plus m’en préoccuper. Je dois faire avec ce que la vie m’offre », répond-il. Deux jours avant sa mémorable victoire d’étape à Tortoreto, alors qu’il reste sur trois deuxièmes places, il est invité à une émission de la RAI, Processo alla Tappa. Il n’affiche pas la moindre déception. Il est éloquent, charmant, joyeux, il proclame son amour de l’Italie, le pays où a débuté sa carrière sportive, dans un italien impeccable. Il s’y exprime avec beaucoup moins de clichés qu’en anglais. La veille, Renaat Schotte, le journaliste de la VRT, lui demande s’il n’est pas frustré, après quinze mois sans la moindre victoire. Sagan fronce les sourcils: « Moi, frustré? Pourquoi donc? »
Au début de l’année 2020, pendant la présentation de l’équipe de BORA-hansgrohe, il précise son état d’esprit: « L’essentiel est que je retrouve ma condition physique. Ainsi, je conserverai ma motivation. Je ne pense pas en termes de résultats. Si je peux signer de grandes victoires, c’est fantastique. Sinon, tant pis. » Il a changé d’objectif depuis le début de sa carrière. « À l’époque, je voulais gagner chaque étape. Dorénavant, je mise plutôt sur la qualité. »
Dixit le coureur qui avait déclaré, après son centième triomphe, au GP de Québec 2017, qu’il préférerait vivre cent ans que fêter pareil cap. Un coureur qui, quand il ne s’entraîne ni ne court, ne s’intéresse absolument pas au cyclisme. En mai 2018, interrogé sur les ambitions olympiques de Mathieu van der Poel, contre lequel il n’avait pas encore roulé, il avait répondu très sérieusement: « Qui est-ce? » Et en 2019, une semaine après la retraite de Marcel Kittel, il est tombé des nues quand un journaliste lui a demandé son opinion.
Toujours aussi pro
Ce détachement, comme sa devise » Why so serious? » est en contradiction avec la rage de vaincre qui l’anime toujours, du moins dans les grandes courses qu’il convoite. Quand il les perd, sa déception est perceptible, affirment ses coéquipiers. Comme quand il doit une fois de plus se contenter d’un accessit à Milan-Sanremo, que le Slovaque a déjà terminé à sept reprises parmi les six premiers. Ou à l’issue du Mondial du Yorkshire en 2019, quand il décide de ne pas suivre Matteo Trentin et Mathieu van der Poel quand ceux-ci démarrent à trente kilomètres de l’arrivée. Malgré de bonnes jambes, il termine finalement cinquième alors qu’il était sans doute le coureur le plus fort de la journée.
Sagan a rapidement digéré sa grande déception, alors qu’il avait minutieusement préparé ce championnat. Il ne reviendra pas sur le sujet, à part pendant une séquence ludique au fitness. « Je ne connais pas la différence entre s’entraîner dur et s’entraîner comme je le fais », dit-il, laconique, en juin 2019, à CyclingTips. On a ainsi l’impression, fausse, que le septuple maillot vert s’appuie avant tout sur son talent, alors que pendant ses nombreux stages en altitude, il se torture, surtout quand son coach et ses coéquipiers lui lancent des défis, sans l’accabler sous les chiffres tels que le wattage.
Le témoignage de sa kinésithérapeute belge, Sabine De Leeuw, au printemps 2019, est éloquent. « Peter veut devenir la meilleure version de lui-même. Il se sent obligé d’exploiter à fond son immense talent. Il est suffisamment motivé pour travailler une heure et demie avec moi, après une séance de vélo de six heures, alors que ses coéquipiers sont déjà couchés. Ou pour se lever tôt, un jour de congé, afin d’effectuer consciencieusement ses exercices. Combien de coureurs passeraient des heures à la salle de musculation pendant les classiques printanières? De même, Peter ne bâcle jamais ses exercices. Il fait exactement ce que je lui demande et il est toujours très concentré. Il est même de plus en plus motivé, car il est conscient que c’est indispensable s’il veut conserver son niveau. »
Donc, malgré l’irritation que suscitent ses nombreuses corvées commerciales et ses problèmes privés, Sagan n’a jamais perdu la flamme. Il n’a connu que quatre succès en 2019 et en 2020, mais il a glané 22 deuxièmes ou troisièmes places. Et sous la pluie battante du Yorkshire, il s’en est fallu de peu qu’il ne remporte un quatrième titre mondial, ce qui l’aurait débarrassé de l’étiquette de champion sur le déclin. Le Slovaque l’a d’ailleurs confirmé en début de saison: « Si je gagne vingt fois en 2021, les gens diront: Il est de retour. C’est faux! Je n’ai jamais disparu de la circulation. Et je n’en ai pas encore fini avec le cyclisme. »
D’après Cyclingnews.com, le coureur, dont on murmurait qu’il raccrocherait sans doute à l’issue de son contrat chez BORA-hansgrohe à la fin de cette année, voudrait rouler au moins jusqu’en 2024, jusqu’à 34 ans, donc. Sagan l’a partiellement confirmé, à sa façon, à l’issue du dernier Giro, dans La Gazzetta dello Sport: « Je resterai coureur jusqu’à ce que les gens me les cassent complètement en me demandant trop souvent quels sont mes projets. Toute ma vie s’articule autour du cyclisme. J’en raffole toujours et je n’ai donc pas encore pensé à ma retraite. Je ne vais pas continuer jusqu’à quarante ans, mais je veux profiter des années qu’il me reste. Apercevoir la fin de ma carrière est même plus motivant qu’angoissant. Quand je suis à vélo, c’est pour une raison bien précise: je veux encore remporter de grandes courses. »
Plus en showman, mais en fier papa.
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