Anna van der Breggen analyse la saison de Lotte Kopecky: « Elle doit conserver sa mentalité de battante »
Après s’être hissée au sommet au printemps, Lotte Kopecky n’avait pas les jambes qu’elle espérait sur le Tour de France. « Elle ne doit pas trop s’inquiéter de ce que pense son entourage et doit respecter son programme », explique Anna van der Breggen, la directrice de l’équipe SD Worx. Cette dernière évoque la progression du porte-drapeau du cyclisme féminin belge.
Elle a cruellement manqué sur son vélo lors du dernier Tour de France. Elle était celle qui aurait pu donner à la toute puissante Annemiek van Vleuten la résistance nécessaire pour maintenir le suspense dans la montagne. Mais Anna van der Breggen a définitivement troqué la selle de la course pour le volant de la voiture de l’équipe. « Non, je ne peux pas donner le scoop d’un éventuel retour à Sport/Foot Magazine« , dit-elle en riant. « Car il n’y aura pas de retour. »
« Un grand changement », affirme Van der Breggen en évoquant son passage au poste de directrice d’équipe, « mais une belle découverte. Il n’y a pas eu beaucoup de moments où j’ai pensé: si seulement j’étais encore coureuse. Il n’y a que dans les rares occasions où les filles auraient eu besoin de quelqu’un pour les aider que ça m’a démangé et que j’aurais voulu remonter à vélo. Mais, le plus souvent, c’était l’inverse. Je les voyais rouler en direction de la ligne de départ et je me disais: comme c’est bien que je n’aie plus à faire ça. »
Vous connaissiez bien Lotte Kopecky lorsqu’elle est arrivée dans l’équipe SD Worx l’hiver dernier?
ANNA VAN DER BREGGEN: Pas très bien, non. Mais je me souviens encore du moment où elle a attiré mon attention pour la première fois. C’était au Giro il y a deux ans, dans une étape avec une arrivée plate, précédée dans le final par une ascension difficile. Un certain nombre de coureuses ont essayé de fausser compagnie aux sprinteuses dans cette ascension. Ça a été terriblement dur. Je pensais que je grimpais bien, quand soudain quelqu’un m’a dépassée à une vitesse incroyable. Je me suis dit: « Wah, Lotte est capable d’autre chose que de sprinter, elle peut même très bien grimper, elle est bien meilleure que je ne le pensais ».
« Si Kopecky a franchi un cap, c’est parce qu’elle est mieux entourée »
Quel est le moment avec elle qui vous a le plus marquée depuis que vous êtes directrice d’équipe?
VAN DER BREGGEN: Je me souviens qu’elle a déclaré, avant le départ des Strade Bianche, qu’elle voulait faire la course en tête sur cette longue route de gravier. « Dans ces côtes abruptes, on puise profondément dans son lactate, ce qui coûte beaucoup d’énergie. Si je peux faire l’ascension le plus régulièrement possible sur cette ligne droite, je garderai plus de fraîcheur pour le final. » J’ai un peu rigolé quand elle a dit ça, parce que bon, qui ne voudrait pas garder de la fraîcheur? Mais quand on est arrivés à cet endroit précis de la course, on a entendu à la radio: « Lotte Kopecky est seule devant ». Je me suit dit: « Bon sang, voilà qu’elle le fait maintenant ». Elle a commencé l’ascension avec une certaine avance et au sommet, elle était de retour dans le peloton, exactement ce qu’elle avait en tête. C’est typique de Lotte ça: elle a un plan en tête, le respecte et le réalise. Une merveilleuse mentalité de sportive de haut niveau.
Kopecky a remporté les Strade Bianche, puis elle a ajouté le Tour des Flandres à son palmarès. Vous attendiez-vous à cela avant le début de la saison?
VAN DER BREGGEN: Pour être honnête, ça ne m’a pas surprise, car j’ai couru contre elle et je savais à quel point elle était forte. Dans le cas de Lotte, son évolution a été très progressive: petit à petit, elle s’est découverte et a déplacé ses objectifs et ses limites. Quand elle était encore chez Liv, elle avait déjà montré de très belles choses dans les grandes courses et elle faisait déjà la course aux avant-postes. Elle était déjà une cycliste de classe mondiale, mais elle avait encore besoin d’une grande victoire. Si elle a aujourd’hui franchi un cap, c’est aussi parce qu’elle est mieux entourée, par de meilleures coéquipières. Du coup, elle engrange des victoires. Et lorsqu’on gagne, on prend confiance. On se surprend soi-même, même si on a toujours cru qu’on en était capable. Cette victoire dans les Strade Bianche l’a beaucoup aidée pour les courses suivantes. Sa confiance en a été renforcée.
La force collective de SD Worx peut être une arme à double tranchant. Au Circuit Het Nieuwsblad, Kopecky était coincée derrière Demi Vollering. À Paris-Roubaix, elle n’a pas pu jouer sa carte et a finalement remporté le sprint derrière l’échappée Elisa Longo Borghini.
VAN DER BREGGEN: Cette deuxième place à Roubaix m’a-t-elle laissé un goût amer? Bien sûr, ça a été une déception et l’analyse qu’elle a dû lire dans les médias n’était pas agréable. On peut dire que d’autres choix auraient dû être faits, mais c’est facile de parler après coup. Pour gagner une course, un plan doit toujours se dérouler comme vous l’aviez imaginé. Ça reste très particulier, les gens l’oublient parfois. Lotte sait très bien qu’elle fait partie d’une équipe avec des coureuses qui ont toutes leurs propres objectifs. Un jour, tout le monde est prêt à vous aider, le lendemain c’est l’inverse.
Au Tour de France, elle n’a pas pu confirmer le statut qu’elle a acquis ce printemps.
VAN DER BREGGEN: Lotte n’avait pas les jambes qu’elle aurait espéré. Actuellement (début août, ndlr), il est difficile de dire pourquoi. On essaie de le découvrir. Avait-elle encore le Giro dans les jambes? Elle n’a pas ce sentiment. Le Tour d’Italie a été une bonne préparation. Elle a eu quelques problèmes de dos au Giro, mais après, ça allait mieux. Est-ce la pression? Je ne pense pas: Lotte sait garder la tête froide. Elle a également affiché une mentalité de battante. Par exemple lors de cette étape dans les graviers: combien de fois n’a-t-elle pas été lâchée, avant de revenir? Elle doit également s’en souvenir lors des prochaines courses.
« Lotte montre par ses performances que ça vaut la peine de rouler pour elle »
Kopecky se décrit comme une personnalité introvertie. Ça n’a pas dû être facile pour elle de s’intégrer dans une équipe remplie de Néerlandaises au franc parler.
VAN DER BREGGEN: En effet, Lotte n’est pas du genre à rester à table jusque tard dans la nuit, et à se mêler de tout et de rien. Elle aime avoir du temps pour elle, car elle veut rester concentrée sur ses objectifs. Mais je n’ai pas l’impression qu’elle ait eu du mal à s’intégrer. Je me souviens que lors du premier stage, alors qu’on jouait à des jeux le soir, elle prenait déjà le rôle de meneuse de jeu sans hésiter. Dans ces moments-là, on ne s’aperçoit pas beaucoup qu’elle est introvertie. Et puis, Lotte a une bonne dose d’humour, ce qui est également apprécié dans le groupe.
Par nature, elle préfère rester à l’arrière-plan, mais en tant que vedette, elle doit inévitablement se faire entendre de temps en temps. Comment s’en accommode-t-elle?
VAN DER BREGGEN: Cette humilité toute belge se reflète dans sa façon de communiquer. Parfois, elle pourrait revendiquer plus ostensiblement un rôle de leader, ou indiquer ses souhaits. Pour les Néerlandais, c’est peut-être plus facile d’apprendre ça. Mais j’ai confiance: je sais que, plus Lotte prendra d’initiatives et plus elle acquerra d’expérience, plus elle s’imposera en leader. Elle est très à l’aise dans le groupe et, surtout, elle montre par ses performances que ça vaut la peine de rouler pour elle. Ça reste bien sûr le plus important.
Est-il exact qu’à la veille des Strade Bianche, elle a déclaré lors de la réunion interne que cette course devait être pour elle?
VAN DER BREGGEN: Oui, et j’ai trouvé ça très bien. Avant le début de l’année, on a l’habitude de se réunir et chacune peut dire quelle est la course dont elle rêve, celle où elle aimerait s’illustrer. La veille de la course, on se réunit à nouveau, car beaucoup de choses peuvent s’être passées entre-temps. Elles disent, en toute honnêteté, comment elles se sentent, si l’objectif est encore réaliste. Lotte a dit qu’elle voulait gagner et qu’elle pensait pouvoir le faire. Elle s’est montrée audacieuse et s’est vraiment comportée en leader. »
« Avoir du plaisir, c’est le plus important »
Alors qu’au début de la saison, elle était encore à la recherche d’une grande victoire, au printemps la question s’est posée de savoir où se trouvaient ses limites.
VAN DER BREGGEN: Maintenant, il ne faut pas vouloir brûler les étapes, c’est très important. Car une fois qu’on a gagné une première course, on attend directement beaucoup plus de vous. Lotte est désormais une superstar et elle a montré qu’elle était digne de ce statut, mais à chaque course, il y aura des attentes. Y répondre pendant les quelques années qui vont suivre sera assez difficile.
Vous êtes bien placée pour en parler.
VAN DER BREGGEN: En Belgique, le niveau d’attentes est encore bien plus haut qu’il ne l’était pour moi aux Pays-Bas. On avait toujours plusieurs coureuses qui pouvaient partager cette pression. La Belgique attendait une nouvelle Jolien D’hoore et maintenant que Lotte montre qu’elle pourrait être celle-là, la pression s’est encore accrue sur elle. Vous l’avez vu au championnat de Belgique. Les attentes étaient très élevées. C’est beaucoup demander à une jeune, qui veut juste rouler à vélo et être bonne. On lui en demande plus, désormais.
Comment l’aidez-vous à supporter cette pression?
VAN DER BREGGEN: En termes très simples, Lotte ne devrait pas trop se préoccuper de ce que pense son entourage et simplement s’en tenir à son programme. Et si ce n’est pas le moment d’accorder une interview, elle ne doit pas en accorder. Pour une personne comme Lotte, qui est très gentille et veut faire plaisir à tout le monde, c’est compliqué. C’est pourquoi on travaille davantage avec des conférences de presse aujourd’hui. On peut alors contrôler son emploi du temps, et elle peut se concentrer sur ce qui lui permet réellement de s’améliorer. Sur le Tour de France et dans les grandes courses, elle peut compter sur notre attaché de presse. C’est bien d’avoir quelqu’un qui dit à votre place: « Un quart d’heure d’interview et puis c’est terminé ». Il est important de ne pas tout grossir. Si le cyclisme se résume aux conférences de presse, aux interviews et au fait de répondre ou non aux attentes, on risque de perdre tout le plaisir inhérent au sport. En fin de compte, si on fait du vélo, c’est parce qu’on aime ça. Avoir du plaisir, c’est le plus important.
Est-elle très éloignée du point où ça devient too much?
VAN DER BREGGEN: On ne peut pas dire ça. Elle prend certainement du plaisir dans ce qu’elle fait, mais après le championnat de Belgique, par exemple, elle a dit qu’elle était heureuse que ce soit terminé. Cette déclaration en dit long sur la pression qui reposait sur ses épaules. Un championnat de Belgique est toujours spécial, et pour elle, ce n’est pas agréable. Elle devra s’en accommoder, car ça fait partie du boulot. À certains moments, elle ne pourra pas y échapper. Après le championnat de Belgique, elle a pu partir au Giro, où la pression et les attentes étaient moindres et où elle a pu recharger ses batteries. Elle doit trouver cet équilibre. J’ai l’impression qu’elle apprend beaucoup en ce moment.
Son prochain objectif sera le championnat d’Europe à Munich, où elle a des ambitions tant sur la piste que sur la route. Que pensez-vous du fait qu’elle continue à combiner les deux?
VAN DER BREGGEN: Si on opte uniquement pour la route, on a plus de temps pour soi. Les journées sur la piste sont souvent chargées: déplacements, transport de matériel… Des efforts exigeants. Si ça ne se passe pas trop bien sur la route, ou si la fatigue est trop importante, on doit examiner à quelles adaptations on peut procéder pour y remédier. Pourtant, j’ai l’impression que le fait de combiner les deux a bien fonctionné pour Lotte jusqu’à présent. Ses journées sur piste sont planifiées de manière à ce qu’elles s’intègrent dans l’entraînement sur route et ne lui demandent pas trop. L’entraînement sur piste est toujours bon pour sa vitesse au sprint et les entraînements de VO2 max se prêtent également à la piste. Sans parler de l’avantage de la piste en hiver lorsque le temps est mauvais.
Je peux aussi imaginer que ça fait du bien, par exemple, après un mois passé sur le Giro et le Tour de France, de se mettre autre chose en tête et de recommencer à s’entraîner et à courir sur piste. Si elle peut obtenir des résultats dans ce domaine également, elle sera d’autant plus heureuse et motivée. C’est avant tout une question de feeling: lorsqu’une coureuse aspire vraiment à quelque chose, elle l’obtient. Tant qu’elle éprouve du plaisir, qu’elle continue.
« L’Amstel et Liège peuvent aussi lui convenir »
Lorsqu’on lui demande jusqu’où peut aller Lotte Kopecky, Anna van der Breggen ne fixe pas de limite: « Le plus important est qu’elle apprécie son niveau actuel et qu’elle essaie de le conserver. Pour l’instant, elle apprend beaucoup au sujet de l’alimentation, du travail d’équipe, on construit un train pour le sprint et elle peut encore franchir un cap. De cette manière, chaque année, les choses évolueront dans le bon sens et les victoires se multiplieront. Je suis curieuse de voir jusqu’où elle peut aller, si un jour elle se fixe comme objectif les courses d’un jour plus éprouvantes, du genre des classiques ardennaises. Personnellement, je pense que l’Amstel Gold Race et Liège-Bastogne-Liège sont également dans ses cordes. Contre les grimpeuses, son sprint est bien sûr sa meilleure arme. Même la Flèche Wallonne n’est pas à exclure: peut-être pas si l’on roule en groupe jusqu’au mur de Huy, mais si elle parvient à s’échapper au préalable, ce qui pourrait correspondre à la tactique de l’équipe. Mais encore une fois: ça dépendra principalement de ce qu’elle-même veut. »
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