Colombie, le grand reflux
La vidéo a été filmée quelque part dans les Andes, dans l’ouest de l’Argentine. Au sommet d’un col, sur une large route déserte, les coureurs de l’équipe Soudal – Quick Step marquent une pause. Fortuitement, ils rencontrent leurs collègues du Team Medellin, eux aussi en sortie d’entraînement collective à l’avant-veille de la première étape du Tour de San Juan. Les images montrent les Colombiens tout sourire, un peu intimidés, ravis que Remco Evenepoel leur adresse quelques mots. «Joli maillot!» apprécie le champion du monde. Et c’est vrai qu’elle a de l’allure, la tunique chamarrée du Team Medellin, dégradé de turquoise, rose fluo et bleu saphir. Poignée de main entre Remco et les Colombiens, et chacun repart de son côté.
Le cyclisme colombien semble à présent s’être disloqué.
Sympathique, presque attendrissante, la scène dégage un je-ne-sais-quoi de gênant. Elle est comme le symbole d’une relégation. Ce ne sont pas les retrouvailles d’égal à égal entre cadors du peloton, mais bien le choc de deux mondes: le gratin du cyclisme mondialisé, friqué, starifié, et son tout petit cousin sud-américain, précaire faire-valoir. Malaise perceptible quand Remco, magnétique dans son arc-en-ciel, demande à l’un des Colombiens, Miguel Ángel López: «Ça va?» Banale politesse, si ce n’est qu’un mois plus tôt, López a été licencié par l’équipe Astana en raison de ses liens avec un médecin espagnol soupçonné de trafic de produits dopants. In extremis, le coureur a trouvé refuge au Team Medellin pour la saison 2023.
Piteux retour au pays pour celui qui remporta une étape de prestige, au col de la Loze, lors du Tour de France 2020… Quatre jours après sa rencontre impromptue avec Remco dans la cordillère argentine, un Nairo Quintana grave et dépité s’adressait à la presse. Déclassé de sa sixième place au Tour 2022 après deux contrôles positifs au Tramadol, le coureur de Tunja a dénoncé «l’incompréhensible muraille» qui en a fait un paria dans toutes les équipes WorldTour, et même parmi les ProTeams. Les dirigeants du Team Medellin, l’une des trois équipes colombiennes de niveau continental, lui ont tendu la main, comme ils l’avaient fait avec López. Nairo l’orgueilleux a refusé l’humiliation de poursuivre sa route en troisième division. Il veut continuer à disputer «les courses les plus importantes du monde», dit-il, mais aucune issue concrète ne s’offre à lui.
Quintana, c’est un Giro, une Vuelta, trois podiums sur le Tour, le Tour de Catalogne, le Tour de Romandie, deux Tirreno-Adriatico, le Tour du Pays basque. Âgé aujourd’hui de 32 ans, il a été le fer de lance d’une génération dorée, née entre 1988 et 1990. Celle-ci s’est révélée à la charnière des années 2000 et 2010 en enchaînant les succès dans les épreuves majeures du calendrier U23: Tour de l’Avenir, Girobio, Tour de la vallée d’Aoste… Elle promettait de faire mieux encore que les anciens héros, Luis Herrera et Fabio Parra. Elle y est parvenu, jusqu’à un certain point.
Tout semble à présent s’être disloqué. Carlos Betancur, auteur de débuts tonitruants chez les pros (troisième de la Flèche wallonne, cinquième du Giro), a raccroché en 2020 après plusieurs saisons fantomatiques. Darwin Atapuma, qui fut l’un des espoirs de son pays (neuvième du Giro 2016), continue de courir dans l’anonymat d’une équipe continentale turque. Jarlinson Pantano, troisième du Tour de l’Avenir 2010, vainqueur d’étape sur le Tour 2016, est en arrêt forcé depuis un contrôle positif à l’EPO en 2019.
Ambiance de débâcle, accrue par l’incertitude sur l’avenir d’Egan Bernal et l’impression que la relève peine à percer. En 2019 encore, les Colombiens raflaient les trois premières places du Giro U23, nouveau nom du Girobio. Lors des éditions 2020, 2021 et 2022, enlevées par Pidcock, Ayuso et Hayter, pas un seul d’entre eux ne s’est hissé dans le top 20. Un déclin à la vitesse de l’éclair.
Il reste l’inoxydable Rigoberto Urán, et d’autres talents (Higuita, Martínez, Gaviria, Molano…). La Colombie demeure un pays de vélo, c’est entendu, mais après cinquante ans de présence dans le circuit international, on croyait que Quintana et consorts avaient enfin fait d’elle, pour toujours, l’une des superpuissances du cyclisme. La voilà repoussée vers les marges, en passe de redevenir une curiosité, presque un exotisme.
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