©  inge kinnet

Chanson douce

Il est une musique contre laquelle on ne peut rien. On a beau obstruer ses oreilles de tous ses doigts, elle trouve la faille et parvient à nous atteindre pour nous bercer. Cette musique universelle s’appelle football.

Mon oncle est venu du Liban pour nous rendre visite quelques jours. Mon père et mes frères sont allés le chercher à l’aéroport, ma mère a préparé son repas préféré, je lui ramène du pain libanais de Bruxelles, on veut qu’il se sente bien. Ça doit faire dix ans qu’on ne s’est plus vus, on a beaucoup de choses à se dire, il a des nouvelles de la famille à nous donner mais quand il nous voit, son frère et ses trois neveux, dans le canapé du salon, avec des sourires à décrocher des étoiles, la première chose dont nous parle mon oncle, c’est de football. Il balaie le paysage mondial d’une culture impressionnante, il nous parle de football comme si c’était son pays. Quand il aborde la Coupe du monde, je lui dis que je ne la regarde pas, qu’elle ne m’intéresse pas, qu’elle m’embarrasse même. Il me dit: «Je sais, tont’, je lis tes articles, c’est bien.» C’est une particularité langagière du Liban que de se désigner soi-même dans une phrase qui ne nous est pas adressée, une particularité qui me touche, elle semble signifier l’amour même dans une ligne de dialogue tout à fait creuse. Mon père, que j’appelle bayé, papa en libanais, utilise le même procédé. Il me dit: «Tu as raison, bayé.» Allez comprendre. Toujours est-il que c’est une des choses les plus tendres qu’il me soit donné d’entendre.

La folie du foot s’incruste dans les interstices, s’immisce entre les barricades qu’on essaye de placer.

La soirée avançant, tous les matches du tournoi sont décortiqués et je me surprends à intervenir beaucoup plus que je ne le devrais, moi qui n’ai regardé aucun des matches. Mon oncle prend le soin de ne pas me le faire remarquer, mais c’est vrai, je parle de cette Coupe du monde comme si j’en avais vu chaque minute. Ou plutôt, comme si je l’avais entendue.

Dans le train pour rentrer du boulot, j’ai entendu un gosse s’extasier devant son téléphone quand la Croatie a éliminé le Brésil, il a serré le poing en criant: «Yessss.» J’ai compris que mon voisin paraguayen souhaitait voir l’Argentine éliminée quand un «golazooo» trop enthousiaste a traversé le mur sur l’égalisation hollandaise, alors que j’essayais d’avoir une discussion sérieuse avec ma copine. Mon collègue Tom, entre deux clients, me souffle l’exploit du Japon. Et que dire des klaxons marocains dans ma rue, qui sont encore plus explicites que n’importe quelle image de but. La folie du foot s’incruste dans les interstices, s’immisce entre les barricades qu’on essaye de placer.

Alors ce soir, quand mon oncle nous rend visite, je fais une exception, je baisse les armes un instant face à cette fureur que de toute façon rien n’arrête. Je le fais pour mon oncle parce que dans la famille, le foot est plus qu’un sport ou un sujet de discussion. Le foot est un langage qui permet de contourner la pudeur. Ça fait dix ans que je n’ai pas vu mon oncle et ce Croatie-Argentine ne m’intéresse pas autrement que parce qu’il va déclencher un moment impénétrable par ailleurs, une proximité unique et impossible à déclencher autrement. Je sais qu’à un moment ou un autre, assis côte à côte en face de la télé, mon oncle va poser sa main juste au-dessus de mon genou, qu’il va appliquer deux légères pressions d’une tendresse sans égal et que moi, en retour, je vais lui attraper la nuque du creux de la main et, en essayant d’être à la hauteur de cette tendresse, je vais lui répondre par une caresse du pouce dans le creux de ses cheveux. Dans un silence engourdi par de vagues commentaires, là-bas, quelque part. Ce quelque part nommé football et qui possède le don de se glisser dans les minuscules ouvertures de nos cœurs. Le football qui formulera sans rien dire: «Tu m’as manqué et tu me manqueras.»

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