Tennis: 2024, date de péremption du «Big Three» Nadal-Djokovic-Federer?
Le tenant du titre et le recordman de victoires ne font pas figure de favoris à l’approche de Roland Garros. Une situation inédite qui ravive l’éternelle question: la fin du «Big Three» est-elle arrivée?
Presque tout le monde, y compris la femme, la sœur et les parents de Rafael Nadal, a pleuré à la fin du mois d’avril dernier dans le Caja Mágica, le stade de tennis madrilène, plein à craquer. Pas parce que «Rafa» venait de perdre en huitième de finale contre Jiri Lehecka, mais parce qu’il s’agissait de son tout dernier match devant son public. Un pas de plus vers la fin de sa carrière, prévue au cours (ou au mieux à la fin) de cette saison. D’ici là, Nadal, lui, ne versera pas une larme. A Madrid, même si on sentait sa voix chevrotante, il était à peu près le seul à ne pas pleurer. «Ce n’est pas le moment d’évacuer toutes les émotions. J’ai encore du chemin à parcourir», a déclaré l’Espagnol.
«J’ai encore du chemin à parcourir.»
Rafael Nadal.
Personne ne sait où ce chemin le mènera, pas même lui. Après Madrid, Nadal a participé au Masters de Rome, où il avait déjà gagné dix fois. Il y a d’abord battu très laborieusement le Belge Zizou Bergs, puis s’’est fait écraser par Hubert Hurkacz, le numéro neuf mondial: 6-1, 6-3. La plus lourde défaite de Nadal sur terre battue, sa surface de prédilection, depuis 2003, alors qu’il n’avait que 16 ans. Néanmoins, des milliers de fans l’ont acclamé avec passion lorsqu’il a traversé la passerelle menant à la sortie du stade.
La semaine romaine n’a levé les doutes du Majorquin ni à l’égard de Roland-Garros, ni du tournoi olympique de tennis de Paris, qui se disputera au même endroit, principaux objectifs de son retour après un an et demi de blessure. A en juger par ses dernières défaites, il y a fort à parier qu’il ne sera plus dans la Ville Lumière pour fêter son 38e anniversaire, le lundi de la deuxième semaine du tournoi. Mais à Roland-Garros, qu’il a inscrit quatorze fois à son palmarès, Nadal peut toujours se donner un peu plus. C’est pourquoi après sa défaite contre Hurkacz, il semblait encore décidé à aller de l’avant. Prêt à se débarrasser de la peur qui, selon lui, pour l’instant, l’empêche de pousser son corps dans ses derniers retranchements.
Si Nadal est effectivement de la partie à Paris, ce qui reste incertain à l’heure d’écrire ces lignes, le miracle d’une quinzième victoire semble hors de propos. Même ses plus grands fans n’y croient plus. Qu’il puisse participer à «Roland» est déjà en soi un demi-miracle. Parce qu’on parle d’un joueur de tennis qui, dès l’adolescence, s’est vu dire qu’il ne pourrait faire carrière à cause d’un syndrome de Müller-Weiss, une malformation rare du pied. Deux décennies et de nombreuses blessures plus tard, Nadal peut encore donner des coups de massue avec des bras dont les muscles sont tendus comme des câbles, mais il n’est plus un matador très mobile et explosif. Tôt ou tard, cela lui coûtera l’élimination à Roland-Garros. Après quoi, sans doute, les larmes couleront, même pour lui.
Le spleen de Djokovic
On ne réalisera seulement plus tard à quel point c’était symbolique mais… le lendemain de la défaite de Nadal, Novak Djokovic, jusqu’à l’année dernière le dernier homme debout du «Big Three» (composé du Serbe, de Nadal et de Roger Federer), s’est également incliné à Rome: 6-2, 6-3, en seizième de finale contre l’inconnu Alejandro Tabilo. Sa défaite la plus rapide sur terre battue (en 67 minutes), sa plus lourde dans un tournoi Masters 1000 depuis 2014 et son élimination la plus précoce à Rome, où le Serbe a gagné six fois et s’est toujours senti à la maison. Contre Tabilo, Djokovic a semblé très loin du guerrier détenteur de tous les records. «J’ai complètement perdu mon chemin», a-t-il soupiré d’un air apathique après le match. Le résultat de la gourde en métal qui lui est tombée dessus au terme de son match précédent? Qui sait… Djokovic a qualifié sa performance de «préoccupante».
«J’ai complètement perdu mon chemin…»
Novak Djokovic.
En effet, il ne s’agit pas là d’un simple accident de parcours: au cours des quatre premiers mois de la saison, il n’a pas gagné de tournoi, ni même joué de finale pour la deuxième fois seulement (après 2018) depuis sa première saison professionnelle complète en 2007. Avec d’étonnantes défaites qui font réfléchir: au deuxième tour d’Indian Wells contre le qualifié italien Luca Nardi et à Rome contre Alejandro Tabilo.
En avril, Djokovic a donc décidé de se défaire de son entraîneur Goran Ivanisević, avec lequel il travaillait depuis cinq ans et avait remporté dix titres du Grand Chelem. Ils se sont séparés sans dispute, bien qu’Ivanisević ait déclaré qu’il n’était pas facile de travailler avec Djoko, très exigeant, surtout lorsqu’il perd plus qu’il ne le voudrait. Le numéro un mondial a également fait ses adieux à Marco Panichi, son préparateur physique, qui jouait un rôle très important sur le plan mental. Il a été remplacé par Gebhard Gritsch, avec qui Djokovic a déjà travaillé entre 2009 et 2019. Le Serbe est clairement à la recherche d’une nouvelle approche, actuellement sans coach, ainsi que d’une nouvelle motivation maintenant que son palmarès fait de lui le meilleur joueur de tennis de tous les temps, avec 24 tournois du Grand Chelem remportés.
Physiquement, le temps n’a pas la même prise sur son corps de 37 ans que sur celui de Federer et Nadal au même âge. Mais l’aspect mental, le point fort de Djokovic par le passé, entre lui aussi en ligne de compte. Selon des sources proches du joueur, il a de plus en plus de mal à laisser derrière lui sa femme Jelena, sa fille Tara et son fils Stefan. Après avoir passé cinq semaines en Australie au début de l’année pour disputer l’Open d’Australie, il a expliqué à quel point ils lui manquaient. «Stefan a 9 ans, Tara en a 6, ils changent toutes les semaines. Tara a perdu sa première dent et je n’étais pas là. Il s’agit de trouver le bon équilibre.» Sa situation familiale aurait également joué un rôle au moment de renoncer au Masters 1000 de Miami en mars dernier, pour rentrer plus tôt à Monaco.
Nadal, Djokovic, Federer: le crépuscule du «Big Three»?
Il est toutefois trop tôt pour dire que la carrière de Djokovic est sur la pente descendante. Cette conclusion ne pourra éventuellement être tirée qu’après Roland-Garros, Wimbledon et les Jeux de Paris, où il tentera de remporter le seul titre qui manque à son palmarès, une médaille d’or olympique. Pourtant, le jour de la passation de pouvoir déjà tant annoncée dans le tennis masculin ne semble plus très loin. Une abdication de trois rois qui, ensemble, ont écrit une page unique dans l’histoire de leur sport: depuis que Roger Federer a remporté son premier titre à Wimbledon en 2003, lui, Nadal et Djokovic ont gagné pas moins de 66 des 82 titres en Grand Chelem, et 23 des 28 derniers. Le seul à avoir réussi brièvement, en 2016, à prendre d’assaut leur forteresse est Andy Murray, grâce à un titre à Wimbledon, aux Jeux de Rio et au Masters, suivi de 41 semaines à la première place du classement ATP. Puis l’Ecossais est retombé, tourmenté par une hanche récalcitrante.
Le jour de la passation de pouvoir déjà tant annoncée ne semble plus très loin.
Le fait que Djokovic, Nadal et Federer, malgré leurs problèmes physiques, aient continué à dominer au-delà de la trentaine s’explique en partie parce qu’ils se sont concentrés sur les tournois du Grand Chelem, où leur expérience, leur ingéniosité tactique et leur maîtrise technique les ont rendus plus difficiles à battre dans des matchs en cinq sets qu’en trois lors de tournois plus modestes. Certes, des successeurs possibles de la «Next Gen» ont souvent fait surface: Grigor Dimitrov, Alexander Zverev, Stefanos Tsitsipas, Daniil Medvedev, Dominic Thiem… Mais lors des 4 majeurs, ils ont presque toujours échoué. Trop irréguliers dans un tournoi de deux semaines qui se gagne en sept matchs de trois sets gagnants. Résultat: il n’est arrivé qu’à deux reprises qu’un joueur né dans les années 1990 remporte un titre du Grand Chelem à l’ère du «Big Three» (tous trois nés dans les années 1980): Dominic Thiem a été le meilleur lors de l’US Open 2020 (l’édition de la période du Covid sans Federer et Nadal, où Djokovic a été disqualifié) et Daniil Medvedev a battu le Serbe en finale de l’US Open 2021, où Federer et Nadal étaient également absents…
Entre-temps, le nombre de joueurs de la génération Z, née après 2000, a dépassé de deux celui de la génération intermédiaire. L’Italien Jannik Sinner a été le meilleur lors du dernier Open d’Australie. L’Espagnol Carlos Alcaraz a remporté Wimbledon en 2023 et l’US Open en 2022, devenant ainsi, à l’âge de 19 ans et 4 mois, le plus jeune numéro un mondial de tous les temps. A Wimbledon, Djokovic a été battu par Alcaraz en finale, à la surprise générale, et lors du dernier Open d’Australie, il s’est incliné en demi-finale face à Sinner. Ces défaites symboliques sont importantes dans la transmission du pouvoir. C’est ainsi que l’immense popularité de Federer a germé lorsqu’il a battu le septuple champion Pete Sampras, à Wimbledon en 2001, alors qu’il n’avait que 19 ans. Tout comme l’Américain, à 19 ans et onze saisons plus tôt, a incité Ivan Lendl et John McEnroe à envisager de tourner la page du tennis lors de l’US Open de 1990.
Sinner et Alcaraz, un duo après le «Big Three»
Aujourd’hui, la relève semble donc incarnée par Jannik Sinner et Carlos Alcaraz, deux joueurs qui ont tout pour plaire au public. L’Italien aux cheveux roux a la grâce fluide de Federer, et l’énergique Alcaraz est aussi un plaisir à regarder. «Il possède un mix des meilleures qualités de Federer, Nadal et Djokovic», a-t-on même entendu lors de son éclosion. La seule question qui se pose est de savoir si lui et Sinner parviendront à se défaire de l’immense pression qui pèse sur eux en tant que successeurs annoncés. Et si eux aussi, physiquement et mentalement, peuvent rester au sommet pendant deux décennies.
«Alcaraz possède un mix des meilleures qualités de Federer, Nadal et Djokovic.»
A cet égard, le bilan des blessures d’Alcaraz n’est pas rassurant: il a manqué l’Open d’Australie (2023) et trois tournois Masters 1000 au cours de l’année et demie écoulée en raison d’une série de déchirures musculaires, de claquages, d’inflammations et d’entorses, soit un total de dix blessures. Après sa victoire à Indian Wells en mars, il a même dû renoncer aux tournois de Monte-Carlo, Barcelone et Rome sur terre battue en raison d’une blessure au bras droit. Entre-temps, Alcaraz a été éliminé en quart de finale à Madrid.
Ses blessures ne sont pas seulement dues à la répétition des matchs. Juan Carlos Ferrero, son entraîneur, lui a déclaré à la fin de la saison dernière: «Tu dois être un professionnel sur le terrain et à l’extérieur. Entraîne-toi quand il le faut, repose-toi quand il le faut et amuse-toi quand tu le peux.» C’est sur ce point que Carlos doit s’améliorer. L’Espagnol a promis de progresser, en emmenant désormais son préparateur physique, Alberto Lledó, partout avec lui, mais le fardeau des blessures n’a pas diminué, au contraire. A l’heure actuelle, on ne sait toujours pas si Alcaraz sera en mesure de participer à Roland-Garros.
Il en va de même pour Jannik Sinner, qui a dû abandonner le tournoi Masters 1000 de Rome, devant son public, en raison d’une blessure à la hanche. Le bilan d’un printemps particulièrement chargé au cours duquel l’ancien skieur du Tyrol du Sud, âgé de 22 ans, s’était imposé comme le meilleur joueur de tennis du monde en Australie: 28 victoires pour seulement deux défaites, dont celle contre Alcaraz à Indian Wells. Il sera le numéro 1 mondial après Roland-Garros si Novak Djokovic n’y atteint pas les demi-finales, car le Serbe perdra une grande partie des points de sa victoire de 2023. Si Sinner peut participer et atteindre la finale, il sera de toute façon assuré de prendre la tête du classement ATP. Même s’il devait perdre cette finale contre… Alcaraz. A Djokovic de l’éviter, pour repousser une fois de plus le jour tant annoncé de la fin du «Big Three».
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