Toute sa carrière et au-delà, Billie Jean King s’est battue pour la parité financière dans le tennis. © getty images

L’interminable match de Billie Jean King pour l’égalité sur les courts de tennis

Sur les courts de tennis, la bataille des sexes devait se régler en trois sets gagnants. La première balle de match de Billie Jean King sera finalement arrivée au bout de cinquante ans.

Le show est si mégalomane qu’il semble ne pouvoir sortir que de l’esprit d’un organisateur américain. Le 20 septembre 1973, ils sont un peu plus de trente mille à se masser dans les tribunes d’un Houston Astrodome plein à craquer. Cinquante millions de téléspectateurs américains et quarante millions d’autres à travers le monde se joignent également à la fête. Sous leurs yeux, Billie Jean King est au faîte de sa gloire.

A 29 ans, la femme aux dix titres en Grand Chelem est d’ailleurs emmenée sur le terrain comme une antique reine égyptienne, portée par des esclaves. Son adversaire, de 26 ans son aîné, a «seulement» un Wimbledon au palmarès, mais Bobby Riggs n’est pourtant pas en reste pour son entrée en scène. Assis sur un pousse-pousse et entouré de mannequins, Riggs fait honneur à sa réputation de mâle, un vrai, en offrant à King une gigantesque sucette confectionnée par son sponsor Sugar Daddy. En retour, la championne propose un porcelet, allégorie du male chauvinist pig qu’elle va affronter.

Bobby Riggs n’a jamais pu prendre le dessus sur Billie Jean King.

Ce show donne le coup d’envoi officiel de la «bataille des sexes». Une idée lancée par l’exubérant Riggs, répétant depuis des années que même quand il serait un cinquantenaire empâté, il n’aurait aucun mal à battre les meilleures joueuses du monde. Sûr de son fait, il avait envoyé l’invitation aux deux premières du classement mondial: Margaret Court et Billie Jean King. Arrivée en pleine confiance, la première avait été balayée: 6-2, 6-1. Joué le 13 mai, jour de la fête des mères, le match avait incité la presse américaine à faire ses gros titres de ce «Mother’s day Massacre». King, qui avait dans un premier temps refusé les propositions de Bobby Riggs, n’a pas résisté aux provocations machistes de l’ancien vainqueur de Wimbledon à la suite de la défaite de Court. En ce 20 septembre 1973, ce ne sont donc pas seulement cent mille dollars qui sont en jeu pour Billie Jean King, mais surtout une volonté de prouver la légitimité du tennis féminin.

Bobby Riggs était si sûr de lui qu’il avait disputé les trois premiers jeux de la rencontre en conservant sa veste «Sugar Daddy». Très vite, il a compris que le match n’aurait rien d’un échauffement. King l’a vaincu en trois sets (6-4, 6-3, 6-3). Au filet, il lui a glissé qu’il l’avait sous-estimée. Très vite, certains ont trouvé étrange que Riggs ait perdu de façon si sèche face à King, seulement quatre mois après avoir terrassé Margaret Court.

Quarante ans plus tard, la chaîne ESPN racontait l’histoire d’un homme qui, selon ses propres dires, aurait été le témoin d’une conversation entre Riggs et quelques parrains de la mafia des paris. Parieur notoire, l’ancien champion aurait été criblé de dettes et aurait vu dans une défaite contre King l’opportunité de les effacer, en plus d’y gagner une somme d’argent supplémentaire et la possibilité d’une revanche face à King qui lui rapporterait encore plus de dollars. Une version démentie par de nombreuses autres parties impliquées. Billie Jean King elle-même a affirmé qu’il n’avait jamais été question d’une clause de revanche dans le contrat. Bobby Riggs aura emporté la vérité dans sa tombe, en 1995, à la suite d’un cancer.

Régulière ou non, la victoire de King est un moment symbolique dans la lutte pour l’émancipation des femmes. Pas seulement dans le sport, également dans une société qui, à la fin des années 1960, piétinait encore dans ce domaine. Aux Etats-Unis, les femmes non mariées, par exemple, ne pouvaient pas obtenir de carte de crédit, les femmes enceintes pouvaient être licenciées par leur employeur et l’avortement était pénalement répréhensible. Ce n’est qu’au début des années 1970 que de nouvelles lois ont été promulguées. Le débat sur les capacités des femmes comparées à celles des hommes était plus enflammé que jamais. Ce n’était donc pas un hasard si le match entre King et Riggs avait été vendu comme la «bataille des sexes».

En 1982, Martina Navratilova (à dr.) devient la première femme à accumuler plus d’un million de dollars de gains au cours de sa carrière.
En 1982, Martina Navratilova (à dr.) devient la première femme à accumuler plus d’un million de dollars de gains au cours de sa carrière. © getty images

La révolte des Original Nine

Battre Bobby Riggs ne fut qu’une étape de plus dans le combat de Billie Jean King, entamé dès 1968 lorsque le tennis est entré dans «l’ère Open». A partir de là, amateurs et professionnels n’étaient plus séparés, ce qui a offert au tennis une importante manne financière. Problème: la plupart de ces nouveaux dollars étaient essentiellement dévolus aux hommes. Quand le promoteur de tennis américain Jack Kramer a fait savoir que le tournoi de Los Angeles, organisé en août 1970, rapporterait huit fois moins aux joueuses qu’à leurs homologues masculins, Billie Jean King a pris les choses en main.

Avec les joueuses Nancy Richey et Rosie Casals, elles ont consulté Gladys Heldman, fondatrice du magazine World Tennis. Et se sont plaintes auprès de Jack Kramer, en vain. Gladys Heldman a alors décidé d’organiser un tournoi à Houston avec, comme sponsor principal, Virginia Slims, une nouvelle marque de cigarettes de Philip Morris dont la campagne publicitaire «You’ve come a long way, baby» était construite autour de femmes luttant pour leur indépendance. Neuf joueuses ont pris part au tournoi. Elles furent surnommées, plus tard, les «Original Nine», parce qu’elles avaient signé un contrat professionnel d’un dollar symbolique avec Gladys Heldman. Un an plus tard, il n’était plus question de symboles, les joueuses pouvaient participer au Virginia Slims Circuit, un championnat de 19 tournois doté de plus de 300 000 dollars.

La formule s’est rapidement imposée malgré les menaces de suspension adressées par les fédérations nationales de tennis. Le nombre de joueuses décolle, et deux ans suffisent pour que le «prize money» atteigne les 780 000 dollars. Il n’en fallait pas plus pour faire réagir la fédération américaine, qui lance alors son USLTA Tour et convainc deux jeunes talents de l’époque, Evonne Goolagong et Chris Evert, d’opter pour sa compétition.

Pour Billie Jean King, le tennis féminin devait devenir encore plus grand. Le 21 juin 1973, quatre jours avant le début du tournoi de Wimbledon, elle organise un meeting au Gloucester Hotel de Londres. Elle y expose sa volonté de créer un syndicat voué à améliorer la condition des joueuses de tennis et à régler les conflits entre les structures décisionnelles. Seize joueuses sont de la partie et apposent leur signature à l’acte fondateur de la Women’s Tennis Association. La joueuse néerlandaise Betty Stöve, et son imposant mètre quatre-vingts, s’était même placée devant la porte pour éviter toute intrusion de la part des journalistes ou des curieux durant les quatre heures qu’a duré la rencontre. En juin dernier, à l’occasion du cinquantième anniversaire de l’événement, une photo de Stöve a même été apposée sur la porte de la pièce avec l’inscription «You won’t get past me» (tu ne me passeras pas).

King avait réussi son coup et devenait ainsi la première présidente de la nouvelle WTA, un «sacre» qu’elle considère encore aujourd’hui comme sa plus grande victoire, plus belle que ses douze titres en Grand Chelem. «Ce furent les jours les plus passionnants de ma carrière, confia-t-elle. J’avais à peine dormi à cause de l’adrénaline, mais j’étais si heureuse. Je le savais: on allait enfin pouvoir faire bouger les choses.»

L’enthousiasme de Billie Jean King ne l’a pas quittée au moment de fouler le gazon londonien cette année-là. Elle a remporté le tournoi en double, en double mixte et en simple. L’édition féminine de Wimbledon n’avait jamais bénéficié d’une telle attention, aussi en raison du boycott de l’ATP, également tout juste fondée, qui avait écarté les plus grands noms du tableau masculin. La lauréate a toutefois dû se contenter d’une récompense de seulement trois mille livres sterling, bien moins que les cinq mille reçus par Jan Kodes, vainqueur de l’édition masculine. L’année précédente, sa victoire à l’US Open ne lui avait rapporté «que» dix mille dollars, soit quinze mille de moins que son homologue masculin Ilie Nastase. Dans la foulée de son succès, King avait alors menacé de ne pas se présenter au tableau final de l’édition suivante du tournoi new-yorkais si les primes n’étaient pas équilibrées. Face aux hésitations de l’organisateur, la championne s’est mise elle-même en quête de sponsors capables de réduire l’écart. Les connexions de Gladys Heldman lui ont finalement permis d’attirer la firme biopharmaceutique Bristol Myers, dont les 55 000 dollars de sponsoring ont fait grimper la récompense finale de l’US Open féminin de 1973 jusqu’à 95 200 dollars, la même somme que chez les hommes. Une première dans l’histoire des tournois du Grand Chelem.

La fusion de l’ATP et la WTA est l’ultime combat de Billie Jean King.

La chasse à l’égalité par Billie Jean King

Le circuit féminin a surfé sur cette nouvelle vague. A partir de 1974, la fédération américaine et le Virginia Slims Circuit se sont unis pour organiser une nouvelle série de tournois. Le premier classement WTA fut établi et plusieurs multinationales marquèrent leur intérêt pour en devenir les sponsors. La fin de carrière de Billie Jean King, conclue par un dernier titre en Grand Chelem en 1975, n’a pas cassé l’euphorie. Chris Evert et Martina Navratilova étaient déjà devenues les nouveaux visages du tennis féminin, dans un contraste de personnalités qui renforçait encore leur antagonisme et donc leur duel aux yeux du public et des médias. A la fin des années 1970, les professionnelles du tennis étaient alors plus de 250.

Seule la jeune retraitée Serena Williams se hisse dans le Top 50 des athlètes les mieux rémunérés.
Seule la jeune retraitée Serena Williams se hisse dans le Top 50 des athlètes les mieux rémunérés. © belgaimage

Dans le sillage des joueuses, le WTA Tour a aussi pris de l’ampleur, tant en nombre de tournois que d’argent à gagner. En 1982, Martina Navratilova devint ainsi la première femme à accumuler plus d’un million de dollars de gains au cours de sa carrière. Le retour de la discipline aux Jeux olympiques, à la fin des années 1980, puis l’émergence d’une nouvelle star mondiale – l’Allemande Steffi Graf – n’a fait que confirmer la mise sur les rails du tennis féminin. Il a tout de même fallu encore attendre 2001 pour voir l’Australian Open, première levée de la saison, offrir des récompenses financières identiques aux concurrents des deux sexes. Roland- Garros et Wimbledon ne l’ont fait que six ans plus tard, soit 34 ans après le jalon historique de l’US Open 1973. Grâce à cette parité nouvelle, les joueuses les plus talentueuses de la planète ont pu s’installer très haut dans la hiérarchie des sportives les mieux payées du monde. Dans le classement annuel établi par le magazine américain Forbes, on compte désormais douze tenniswomen parmi les 25 sportives les mieux payées, et sept au sein du Top 10. Une réalité qui ne permet pas pour autant de rompre l’inégalité des sexes dans le sport mondial: dans le Top 50 des athlètes les mieux rémunérés, seule la jeune retraitée Serena Williams a pu prendre une place.

Précurseur depuis les années 1970, le tennis n’a donc pas encore totalement remporté le combat pour l’égalité. Dans de nombreux tournois WTA, situés juste en dessous de ceux du Grand Chelem en importance, les récompenses pour les femmes restent 50% moins élevées que celles des hommes. La faute aux droits télévisés, toujours bien moindres du côté féminin. La WTA a également subi un énorme coup financier en 2021 lorsque tous les grands tournois chinois, y compris les WTA Finals organisées à Shenzhen, ont été bannis du calendrier à la suite de l’affaire autour de la joueuse Peng Shuai, laquelle avait accusé le vice-Premier ministre Zhang Gaoli d’agression sexuelle. La WTA n’a fait son retour sur le sol chinois que deux ans plus tard pour une série de tournois ponctuée par un Masters 1000.

Les 150 millions de dollars injectés par le fonds d’investissements CVC Capital Partners ont néanmoins redonné le sourire aux comptes de la WTA. Cette dernière a d’ailleurs annoncé cette année qu’en deux étapes, fixées à 2027 puis 2033, la différence de prize money entre les circuits féminin et masculin serait totalement comblée. La nouvelle a réjoui Billie Jean King, qui s’apprête désormais à se lancer dans son ultime rêve: la fusion entre l’ATP et la WTA, une organisation unique qui régirait l’ensemble du tennis, masculin et féminin. Déjà plaidée ces dernières années par des voix qui comptent, comme celles de Roger Federer ou de Kim Clijsters, la cause semble en passe d’être entendue. A la fin du mois de septembre, les responsables des deux organes se mettront à table pour évoquer cette fusion. King a déjà annoncé la couleur: «Ce n’est que si ça aboutit que les hommes et les femmes seront vraiment égaux.»

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Contenu partenaire